«On a toujours
plus de religion qu'on ne croit». Marcel Jouhanadeau,
écrivain français (1888-1979)
L'Europe sombre
encore dans le délire de l'anticléricalisme. C'est du moins ce que donne à voir
et analyser l'actualité mondiale de ces derniers jours. En fait, après le
branle-bas de combat qu'a suscité la visite du Pape Benoit
XVI en Espagne dans le cadre des journées internationales de la jeunesse le
mois dernier, c'est au tour des allemands de contester à leur façon la venue
probable de ce représentant de l'Église le 22 septembre prochain sur la terre
germaine. Ainsi des manifestations grandioses sont-elles prévues afin de désacraliser à jamais le pouvoir de l'église et son
ascendant sur les masses. Les arguments avancés sont multiples : inanité du
discours papal, absence d'alternative sur le plan social et inadéquation de la
démarche religieuse avec les défis contemporains. Karl Wowereit,
le maire de Berlin s'est mis de la partie et soutient pour sa part que l'église
catholique défend des thèses qui appartiennent aux millénaires précédents.
D'autres représentants associatifs accusent l'église de falsification et de
détournement du sens des vérités. Mais ce qui suscite vraiment l'attention est
que ce grand brouhaha a principalement été fomenté par les mouvements pro-féministes et acquis aux thèses de libertinage sexuel,
pour lesquels la visite du pape est une véritable mise en scène sans fondement
social. La classe politique, quant à elle, est fortement divisée entre
défenseurs et détracteurs. Christine Lieberknecht, la
ministre-présidente chrétienne -démocrate de
«Thuringe», un parti censé être conservateur, est resté dans une position
d'expectative, jugeant que la liberté d'opinion devait, en toute circonstance,
être acceptée et respectée. De même, un autre ministre des verts a pris une
attitude presque similaire. Pour rappel, le taux de croyants au pays germanique
est vraiment en baisse par rapport aux années précédentes car, à en juger les
statistiques, il en existe seulement 24 millions contre près de 30 millions il
y a presque deux ans. C'est dire que l'Allemagne, pays traditionnellement peu
laïque vire lui aussi, à l'instar de la France, au laïcisme et «l'aconfessionalisme».
Mais indépendamment de ces réalités choquantes à plus d'un égard, le plus
important à mettre en évidence est l'évaporation à une allure inquiétante du
concept du multiculturalisme dans son sens le plus large dans les sociétés
occidentales, qu'il soit à l'intérieur de la communauté chrétienne ou entre
celle-ci et les autres communautés religieuses ou dans la perception générale
que l'on se fait à l'égard des autres cultures.
De par son
importance et sa gravité, le problème de l'interculturalité
est sans doute l'un des thèmes qui préoccupent le plus les sociétés modernes.
L'interculturel rime le plus souvent avec l'interreligieux dans la mesure où
culture et religion sont deux notions plus ou moins imbriquées l'une à l'autre.
Si culture est grosso modo «tout ce qui est reste après que tout disparaît» et
signifie de ce fait, l'infrastructure sociologique, l'armature idéelle et le
«background» conceptuel d'une société humaine quelconque. La religion est,
quant à elle, un champ plus vaste englobant l'ensemble des paramètres culturel,
cultuel et sociologique de celle-là. Cela dit, la religion est plus riche que
la culture quant aux domaines auxquels elle s'intéresse. En ce sens, même si
les cultures se ressemblent, une simple distinction ou schisme en matière de
religion pourrait facilement conduire à l'irréparable. Cela fut déjà vécu en
Europe durant la période de la Réforme et Contre-Réforme
au XV siècle quand catholiques, protestants et hérétiques s'en étaient donnés à
cÅ“ur joie de livrer bataille les uns aux autres. Posséder l'unique vecteur
culturel pour prétendre intégrer ou cohabiter avec un groupe social
religieusement ou culturellement différent n'est forcément pas chose aisée. De
même que l'apparition des tribunaux d'Inquisition en île ibérique au lendemain
de la reconquête de Grenade, dernier bastion musulman de l'époque nasséride par la Reine Élisabeth du Castillan et le Roi Ferdinand
d'Argon n'aurait pu être facilitée que par la stigmatisation culturelle de
l'autre. Autrement dit, le monothéisme des trois religions révélées (judaïsme,
christianisme et Islam) est plus un facteur de cohésion et de symbiose qu'un
catalyseur de discorde et de sédition. Mais en quoi la religion diffère-t-elle
de la culture? Si les occidentaux défendent le fondement judéo-chrétien de leur
civilisation, à quoi servent donc les références répétitives à l'âge des
Lumières? A priori, il semble que l'idée qui affirme que la culture est
antérieure à la religion est complètement erronée car le subconscient humain a
plus tendance à s'attacher aux dogmes qu'à les renier. Le grand sociologue
maghrébin Ibn Khaldoun (1336-1406) parle de «al-açabiya» et de «al-cabaliya»,
deux termes ayant été forgés par lui suite à des constats récurrents sur la
société arabo-berbère du XIII et XIV siècle où le
tribalisme et les liens du sang l'emportent largement sur la dimension
religieuse bien que celle-ci s'y soit depuis fort longtemps enracinée. Le
premier concept met le point sur le rôle de la foi dans le ralliement de la
communauté des croyants tandis que le deuxième met en relief l'importance des
liens du sang et d'allégeance à une tribu dans la fomentation de ce qu'il
surnomme «el- mulk ».
Dans cet esprit
et suivant cette perspective, les castes religieuses ou tribales «nihal» se fondent en une seule entité suprême et
indépendante que l'on pourrait appeler dans le langage moderne «souveraineté»
ou «État souverain» étant donné que le politologue Carl de Malberg définit la
souveraineté en tant que suprême pouvoir de l'État et notamment en tant
qu'entité abstraite indépendante des pouvoirs des gouvernants. C'est dire que
dans la pensée khaldounienne, la culture est un
élément principal, à l'origine de la naissance du besoin religieux, l'inverse
serait irréversiblement une donnée invérifiable. Ce que dément presque
catégoriquement le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883), pour qui la
découverte de l'Amérique par le navigateur génois Christophe Colomb est
essentiellement mue par la recherche de l'or plus que par la volonté
d'évangélisation des indiens. Ces derniers sont d'ailleurs à l'époque inconnus
pas l'ensemble de l'humanité. Marx classe ce phénomène sous le label du
«matérialisme historique». Théorie selon laquelle, la plupart des civilisations
sont la résultante d'un conflit entre les classes pour figurer aux premières
loges de la domination sociale. Il convient ici de faire un distinguo entre
domination et hégémonie car, si la première notion est de l'ordre de l'idée de
la force, la deuxième est immanquablement de l'ordre de la force de l'idée. Par
ailleurs, la philosophie marxiste insiste fortement dans ses principes sur
l'idée de la «culture prolétaire». Laquelle culture est à même de faire sortir
les classes déshéritées de leur soumission aux classes dominantes, ce qui se
traduit en nos éres modernes par «le phénomène de
déculturation» car, la force subversive et «hégémonique» des sphères dominantes
est fortement éradicatrice du substrat culturel basique des classes dominées.
En conséquence, il n'y a plus d'interculturel mais seulement de superstructurel et d'infraculturel,
c'est-à-dire, dominants et dominés, capitalisme arrogant et prolétarisme
décadent et misérabiliste. C'est dans ce contexte que l'on parle de la «
philosophie de la misère». En effet, chez les marxistes, l'idéologie est
presque la parfaite incarnation d'une religion, sinon sa véritable «doxis» mobilisatrice sachant que ce mot-là est
étymologiquement dérivé du verbe latin «relegare» qui
signifie «relier». Donc, s'il l'on veut, à l'instar de la religion, l'idéologie
est une forme de rassemblement et de reliance sous le
sigle unificateur de la croyance à une idée et d'une allégeance à une
philosophie de la vie et de l'existence.
Certes, cette
philosophie trouve aussi son parfait parallélisme dans la pensée musulmane. A
ce titre, le philosophe et penseur pakistanais Al-Mawdudi
(1903-1973) fait lui aussi une brève corrélation entre la foi, la religion et
l'acte de politiser les masses dans la mesure où, selon lui, la politique est un
plaidoyer en faveur de l'intérêt public. De même qu'Al-Kawakibi
(1855-1902), en mettant en relief les traits forts distinctifs du despotisme a essayé dans son célèbre ouvrage «caractéristiques du
despotisme» de replacer la religion dans le contexte de la réforme «Al-Nahda» qui a pris naissance dans le monde arabo-musulman à la fin du XVIII siècle. Cependant, en
Europe, la maturité politique laicisante a été le pur
résultat d'un conflit entre l'église et le politique et non la conséquence
d'une fécondation in-vivo de la pensée des Lumières.
L'interculturel y fut un sujet additif et le fanatisme une pratique addictive parmi tout autant les élites que les masses. Pour
s'en convaincre, il ne suffit qu'à feuilleter les pages d'histoire pour
constater de visu l'atrocité des persécutions et exécutions contre «l'autre»
musulmans ou juifs, jugés, «infidèles», «mécréants» et n'ayant guère de foi. En
réalité, plus personne ne pourrait oublier les épisodes tragiques du périple
des juifs «séfarades» de l'Espagne de peur d'être lynchés par les chrétiens
conquérants. La convivialité civilisationnelle vécue
et ressentie en île ibérique durant les sept siècles de présence musulmane a
rapidement laissé place à une horreur déferlante. On est loin de cette ère où
le rabbin juif Maîmonide (1138-1205) côtoie la cour
des grands califes et séduit les foules avec son art oratoire et ses
connaissances encyclopédiques en théologie et jurisprudence. L'interculturalité d'antan est devenue en un laps de temps
relativement très court «antinomie» et adversité. Plus rien ne marche dans le
sens de l'entente communautaire, les maures, moresques, mudéjars et juifs en
ont souffert mille morts. Tout cela nous renseigne sur l'absence terrifiante du
concept de l'altérité dans les consciences. L'autre, ce tout ambigu et exotique
est ridiculisé, mis au rebut et fragilisé par de nouvelles situations
contradictoires auxquelles il n'y a pas pris précaution. Le roman de l'écrivain
marocain Anouar abdel-Benmalek
«ô Maria» nous replonge dans le destin de cette Espagne tourmentée du XVII
siècle, quelque temps après la fin du nettoyage ethnique dont les croyants non-chrétiens furent la cible, les doutes de «Maria», le
principale protagoniste du roman sont indéfiniment décourageants. Maria fut
multiple, elle se cacha derrière un nom d'emprunt, travestit perfidement son
identité et trompa tout le monde par sa «conversion» afin qu'elle pût survivre
dans une ambiance d'intolérance et de prosélytisme.
Le prénom «Aicha»
qu'elle avait eu depuis sa jeune enfance, l'avait rendu fort paranoïaque, une
fois devenue adulte. Il est certain que lorsque l'on parle de «l'interculturalité», cela sous-entend nécessairement «intercultualité» car culture et culte sont l'avers et le
revers de la même médaille; c'est pourquoi tout ce qui est différence devrait
être déférence, pluralité et positivité. Dans cette perspective, on entre de
plain-pied dans le vif de «la philosophie de la différence» décortiquée et
érigée en théorie par le penseur français Gilles Delleuze
(1925-1995). Si les religions ne s'attèlent pas à magnifier les différences des
autres cultures, elles deviendraient inéluctablement pures dogmatismes,
idéologies crasseuses et fanatismes exacerbés. Les expériences historiques
montrent à satiété jusqu'où mèneraient les excès de toute nature. Néanmoins, il
est quelques exceptions à ces cas vraiment extrêmes où des «individualités»
hors pair ont tracé une autre dimension à la différence, Hassan al-Wazzan (1488-1548) dit Léon l'africain, l'auteur de la
fameuse «Cosmografia de Africa»,
ce musulman de Grenade qui s'était converti au christianisme après être fait
prisonnier par des marins siciliens sur le chemin du retour de la Mecque en fut une. Pedro de
Boabdil, un chevalier de l'Ordre de Saint Jean, voulant faire son mea-culpa
auprès des Rois de Médicis, l'avait livré au pape Léon X comme une offrande du
bon cÅ“ur. Voyage raté et destin remanié mais Hassan Al-Wazzan
reste à jamais dans l'imaginaire collectif européen l'icône mythique de ce
mélange historique entre les cultes et les croyances. En réactualisant son
récit de vie, l'écrivain libanais Amin Maalouf a su
transcender ces barrières historico-religieuses pour
mettre à nu les réalités enfouies dans les profondeurs des êtres humains.
Ainsi pourrait-on
constater que l'interculturel s'est conjugué à merveille avec l'interreligieux
dans le parcours de Léon l'Africain. De même que le destin de l'écrivain et
poète algérien de confession chrétienne Jean Mouhoub Amrouche (1906-1962) est plus qu'extraordinaire. Né au sein
d'une famille chrétienne en Petite Kabylie, Jean Amrouch,
contrairement à l'autre fils du pays le philosophe Albert Camus, avait défendu
bec et ongles la révolution algérienne, à ce titre, il a servi d'intermédiaire
entre le F.L.N et les autorités françaises en vue des négociations pour
l'indépendance, ainsi il affirme en 1957 au nom de ces «antagonisme» qui l'ont
bercé durant toute sa vie: «les musulmans d'Algérie ne veulent plus qu'on parle
d'eux à la troisième personne, dire je, nous en tant que personnes libres et
constituant un peuple libre. Ainsi l'insurrection algérienne n'est rien de
plus, rien de moins qu'une affirmation d'existence». Bien plus, en dépit de sa
culture fortement européanisée, Jean Amrouch reste
une pure âme algérienne, pétrie de tradition musulmane et vivant en symbiose
avec elle. Sa sÅ“ur Taos fut elle aussi de cette trempe de femmes résistantes à
l'oubli dans la mesure où elle a déterré du fond des terroirs les chants oraux
et mythiques de la kabylie. En vérité, toute la familleAmrouch
a dépassé le stade de «l'interculturel» pour aller à la rencontre de celui de
«l'intraculturel». Ce dernier terme, bien que
nettement différent du premier, le rejoint cependant dans ses ramifications
philosophiques puisque l'intraculturalité est en sa
base théorique, consubstantialité, reconfiguration et absorption de la culture
d'origine par rapport à celle d'acquisition et compatibilité de l'être
intérieur et profond avec le magma extérieur et superficiel. La religion y joue
certes un rôle mais pas vraiment important car en ce processus se met en marche
un train de jumelage plutôt que d'intérmédiation
entre les valeurs exogènes et la conscience endogène de tout être humain. Par
ailleurs, c'est ce genre d'intraculturalité qu'a vécu
également l'écrivain péruvien José Maria Arguedas (1911-1969). Ayant materné en
son for intérieur un amour sans commune mesure pour la langue «Quechua»,
Arguedas en anthropologue convaincu, avait exploré tous les recoins cachés de
la civilisation indienne, terre de ses ancêtres. Cette quête identitaire l'a
mené tout droit vers la construction d'«une vision perspectivante
du monde» pour reprendre les termes du philosophe espagnol Ortega y Gasset. Ce qui est intéressant à retenir est que la
religion, nonobstant son influence considérable sur tous les domaines de la vie
et de l'existence, elle pourrait s'avérer incapable de contourner et de juguler
le pouvoir de la culture si l'on s'accorde à dire que celle-ci est un cadre
général, de loin, beaucoup plus important et un peu plus vaste que l'étendue de
celle-là. Certes, la religion peut facilement fasciner mais sans le secours de
la culture et de l'environnement, elle reste isolée et inopérante. Le peintre
Etienne Dinet, devenu après sa conversion Nasr-Eddine Dinet et l'écrivain
Isabelle Iberhardt ne s'étaient ralliés à l'Islam
qu'après avoir été subjugués par les paysages paradisiaques du Sahara algérien.
Le désert est un espace disert et peu expressif. Néanmoins, son silence
pourrait conquérir les âmes humaines les plus impénétrables car il est un lieu
de ressourcement, de rajeunissement et surtout d'ascétisme.
Il va de soi
qu'en temps actuels, la différence culturelle est souvent source de richesse.
Néanmoins elle pourrait également incarner la tête du mal. Le jugement est
relatif bien que les réalités sont presque identiques.
Que l'on regarde «le système communautaire» qu'ont érigé en mode de gouvernance
les anglais. Certes la coexistence y est possible, mais un probable différend
de voisinage est même de déclencher une bataille alors que toutes les races et
les diversités pourraient s'exprimer en toute liberté et dans leur total
syncrétisme. Le philosophe français Etienne Balibar,
en faisant une petite comparaison entre les modèles d' «intégration», français
et anglais, distingue deux types de racismes qui pourraient naître à force de
friction de différentes communautés. Le premier, propre à l'Angleterre, est du
type «différentaliste», s'appuyant généralement sur
la différence culturelle, en ce sens elle concerne les petits détails liés à
l'art gastronomique, les compétences managériales et les divergences
culturelles tandis que l'autre est du type « éthnique»,
ayant trait particulièrement aux origines de l'immigré, à sa race et en dernier
ressort à sa culture. En ce point, il convient de signaler qu'à la différence
de la mentalité allemande qui privilégie les liens du sang, les deux cultures
françaises et anglaise s'inscrivent dans l'interculturel à des degrés divers.
En guise de conclusion, on pourrait dire que sans religion, la culture est vide
et sans culture, la religion devient dogmatisme. C'est pourquoi, culture et
religion doivent toujours épouser les débats et les discussions des élites afin
que s'éclaircissent les voies.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 29/09/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Kamal Guerroua
Source : www.lequotidien-oran.com