Algérie

Conversation avec un banquier, quelque part sur une rive du Golfe



Il est bientôt treize heures. A l?extérieur, il fait quarante cinq degrés et à peine moins à l?ombre. Dire que le soleil cogne est un euphémisme. Il règne en maître, s?arrogeant le droit d?emplir le ciel de sa lumière blanche et d?en chasser la moindre trace d?azur. Même la mer est obligée de plier. Dans le lagon artificiel où elle serpente, son eau n?est qu?une tache verte qui n?a ni nuances ni éclats. Pour trouver un monceau de bleu-ce bleu qui, ailleurs, rend le cagnard un peu moins insupportable-, il faut sonder l?horizon vers les rivages perses mais les yeux, très vite éblouis, sont forcés d?abandonner la partie.A l?intérieur, les climatiseurs poussés à fond semblent avoir réussi l?exploit de diviser la température extérieure par trois. L?endroit, tout en acajou et breloques afro-océanes, est select. On n?y entre qu?avec une carte de membre ou si l?on est l?invité de l?un des détenteurs du précieux sésame. Le personnel, essentiellement des Philippins, fait la mine, croyant peut-être qu?il arbore l?attitude qui sied à ce genre de lieu gonflé de prétention. Le restaurant est pratiquement vide, mais le maître d?hôtel tente d?interdire l?une des tables accolées à la grande baie vitrée. Un regard noir de mon invitant, un « guest member », comme l?on dit dans ce langage insupportable qu?emploient l?hôtellerie et la restauration globalisées, ramène l?impudent à sa condition. Ce sera la table d?où l?on peut voir le lagon mais aussi la petite palmeraie et une minuscule plage de sable blanc. Au loin, se détachent les masses métalliques et vitrées des trois grandes tours de la ville. Tout autour d?elles, une forêt de grues jaunes témoigne des bouleversements en cours.« Dans quatre ans, de la place où vous êtes, vous compterez une bonne vingtaine de gratte-ciel », me promet mon hôte, un banquier né ici, un « local », comme disent certains expatriés occidentaux avec un air entendu. « C?est toute la cartographie urbaine de la région qui va changer », ajoute-t-il, son index gauche ordonnant au serveur de venir prendre la commande.Je feins l?étonnement admiratif. Ces tours futures sont un motif de fierté. Une revanche aussi sur des années de moqueries, pour ne pas dire de mépris. Je pourrais dire ma réticence, parler des fonds marins saccagés, des interrogations à propos de la viabilité à long terme de toutes ces constructions aux formes les plus folles, joujoux délirants d?architectes à l?imagination débridée. Des tours qui s?élèvent vers d?invisibles nuages, quoi de plus normal pour afficher sa puissance ? Mais des tours pour qui, pour quoi faire, pour combien de temps et avec quel argent ? Mauvaises questions. Ces gratte-ciel sont le « landmark » de la région, sa marque de fabrique.De l?autre côté de la baie vitrée, quelques corps virent au rouge malgré l?ombre des parasols. Américains, Anglais, Australiens, quelques Français aussi. Expatriés, hommes d?affaires de passage mais aussi vacanciers. Debout, sous un abri de roseaux, des Bangladais veillent à leur confort. Une nouvelle serviette ? Une bouteille d?eau avec des glaçons ? Bien sûr, vite, très vite. Précipitation. Non, empressement. Tennis blanches, short et tricot noirs, casquette ocre, tel est l?uniforme de cette petite troupe aux corps maigrichons et aux fronts inondés de sueur.«Tout n?est pas encore parfait mais nous avançons à pas de géant. Et savez-vous pourquoi ? », m?interroge le banquier qui suit, lui aussi, le ballet des garçons de plage. « Ce n?est pas uniquement grâce à l?argent du pétrole ni grâce à ces Occidentaux qui viennent travailler chez nous. Ce qui est fondamental, je dirai même miraculeux, c?est que nous bénéficions d?une génération exceptionnelle de dirigeants ». L?homme s?arrête un peu, goûte son thé de tomate, car tel est le nom de son entrée, et poursuit. « Je me garderai bien de vous dire qu?il s?agit de démocrates. Ils font leurs affaires, ne partagent pas le pouvoir ou si peu mais ils ont compris une chose fondamentale: pour survivre, ils doivent penser au bien-être collectif. Cela paraît évident mais pour les Arabes que nous sommes, c?est une révolution ». J?ai esquissé un sourire et c?est peut-être ce qui l?a poussé à se départir de son attitude neutre, un peu mesurée. « Croyez-moi, la clé du changement est là: ils savent qu?ils n?ont pas besoin d?étouffer leurs peuples pour être riches et puissants. Là où les vannes peuvent être ouvertes, elles le sont. Vous êtes Algérien, je suis sûr que vous me comprenez ».L?Algérie... J?ai préféré esquiver, gardant le regard rivé sur la plage où un Bangladais, seau à la main, versait de l?eau sur le sable pour permettre à une baigneuse de rejoindre son parasol sans se brûler la plante des pieds. Un autre employé l?a rejoint avec un arrosoir plus grand et les deux hommes ont soudain commencé à s?invectiver en faisant de grands moulinets avec leurs bras. Ils criaient tellement fort que leurs éclats de voix nous parvenaient à travers la vitre. Un serveur est alors sorti et leur a commandé de disparaître. « Je ne comprends pas l?Algérie, a poursuivi le banquier en s?attaquant à son «hammour» grillé.« Vous menez une guerre d?indépendance terrible et aujourd?hui vous voulez vendre vos banques. Vous pourriez au moins vous appuyer sur des pays arabes qui savent y faire. On n?a pas besoin de privatiser pour imposer les bonnes pratiques. A moins que... Non. C?est un pays vraiment trop opaque. Dommage». J?ai changé de sujet. Nous avons parlé du boom de la finance islamique, des projets de centrales nucléaires dans la région et des caisses débordantes des fonds souverains, soit autant de thèmes destinés à noircir les pages de mon carnet et celles des journaux qui comprennent petit à petit qu?il se passe vraiment quelque chose dans le Golfe. Le repas ne s?est pas prolongé et au moment de partir, j?ai risqué un dernier coup d?oeil vers la plage. Le lagon était toujours aussi immobile, les baigneurs avaient déserté la place tandis que trois Bangladais ratissaient soigneusement le sable de la petite plage.


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