Algérie - Fadhma Aït Mansour Amrouche

Contribution Fadhma Ath Mansour, “Une source vive”



Contribution Fadhma Ath Mansour, “Une source vive”
Pour clore la collection “Empreintes” (éditions Casbah) que j’ai initiée, je consacre mon onzième livret, La Dame d’Ighil Ali, lecture d’Histoire de ma vie de Fadhma Ath Mansour Amrouche, à la grande dame que fut Fadhma Ath Mansour Amrouche. Elle est la fille d’Aïni qui appartient à une grande famille : les Ath Larbi u Saïd. Elle est née présumée en 1882 – l’état civil n’existait pas à ce moment-là – dans le village de Taourirt Moussa u Amar, pas loin de Tizi Hibel. Aïni devient veuve à 23 ans avec deux enfants : Mohand, 6 ans, et Lamara, 3 ans. Aïni refuse, selon la loi du clan, d’aller vivre dans sa belle-famille affirmant ainsi son désir d’indépendance. Un jeune homme de la famille de son mari la séduite.

Elle est enceinte. Mais le père, Kaci “le maudit”, ne veut pas reconnaître l’enfant. Le statut de Fadhma, enfant naturelle, scelle définitivement son destin de paria, d’exclue. Aïni en appelle à l’administrateur qui la prend sous sa protection.

En mère responsable, elle tente, en vain, un procès pour faire reconnaître l’enfant. Cette mère courage ne baisse pas les bras. Elle fera tout pour protéger sa fille et la soustraire à la méchanceté publique. Elle place sa fille dans le premier orphelinat des Sœurs Blanches aux Ouadhias, mais cette expérience se révèle négative. Une école s’ouvre à Taddart u Fella. Fadhma y sera heureuse au milieu des livres et de la nature. Sa scolarisation sera marquée par “sa mère spirituelle”, Mme Maraval. Le parcours scolaire de Fadhma sera chaotique : à 15 ans, elle se marie avec Belkacem, chrétien, qui n’avait que 18 ans. Pour l’épouser, elle se convertit à la religion de son mari. C’était le 24 août 1897. À partir de ce moment-là sa vie change totalement. Malgré la misère, les maladies, les souffrances, elle a enfin un statut social. Ce qui est remarquable pour cette époque, Fadhma avait obtenu le certificat d’études primaires en 1892. Elle a donc accès au savoir : “Elle a recueilli les chants du pays zouaoua, son pays natal et aussi les chants d’Ath Abbas, pays de mon père, auxquels se sont ajoutés quelques chants des Ath Aydel, où mon arrière-grand-père avait des biens. Elle est le dernier chaînon d’une tradition très pure.” Jean Amrouche : Introduction à Chants berbères de Kabylie.

Une grande dame
Dans une correspondance avec sa mère, Jean Mouhouv Amrouche encourage sa mère à l’écriture : “Mais songe, ma petite maman, que tu ne dois pas laisser perdre ton enfance et l’expérience que tu as vécue en Kabylie.” C’est l’élément déclencheur. La mère transmet un héritage séculaire. Le 1er août 1946 et le 31 août dans une lettre de Maxula, Radès, Fadhma écrit : “À mon fils Jean, je te lègue cette histoire qui est celle de ma vie pour en faire ce que tu voudras après ma mort. Cette histoire est vraie, pas un épisode n’en a été inventé. Tout ce qui est arrivé avant ma naissance m’a été raconté par ma mère quand j’étais d’âge à le comprendre (…) Si j’ai écrit cette histoire, c’est que j’estime qu’elle mérite d’être connue de vous.”

Cette histoire est dédiée à sa mère “tendrement aimée” et à Mme Malaval qui lui a donné sa vie spirituelle. Une mémoire extraordinaire a fixé dans les moindres détails un vécu extrêmement douloureux mais, plus que cela, c’est un document sur le fonctionnement d’une société patriarcale à la fin du XIXe siècle. La lecture de cette œuvre est bouleversante : témoignage inépuisable ancré dans une histoire, celle de la colonisation. Fadhma a eu la chance d’avoir accès à l’instruction – ce qui est rare pour cette époque. Ce qui la caractérise, c’est sa capacité de résistance et une volonté extraordinaire face à l’adversité. Cette enfant naturelle rejetée par une société hypocrite va forger son destin. L’amour et le dévouement de sa mère vont lui permettre de transcender son statut de paria.

Devenue chrétienne par nécessité, elle sera constamment en situation de rupture avec la société traditionnelle musulmane.Cependant, Fadhma est fidèle à ses valeurs, à ses traditions ; elle n’a jamais rompu avec son village Ighil Ali. Se ressourcer est vital. Elle a pris conscience de la valeur du patrimoine et assure sa transmission grâce à ses deux enfants Taos et Mouhouv “qui avaient le plus le culte du passé”. Malgré une santé chancelante, les conditions matérielles difficiles, les multiples grossesses, la mortalité infantile, elle assume. Dès son jeune âge, elle a pris conscience de sa condition, “bien que très jeune l’adversité m’avait mûrie et je savais que j’aurai à souffrir mais je n’y pouvais rien”. Une question lancinante : “Que vais-je devenir ?” Question angoissante qu’elle se pose à plusieurs reprises. Seule sa mère la protège. “Que vais-je faire ? Que vais-je devenir ? Jusqu’à quand pourrai-je rester dans cette maison ? Seule la maison familiale est un lieu sécurisant.”Lorsque l’école sera fermée et qu’elle reviendra définitivement au village, sa déception est immense. “De ce jour, je voulus chasser de ma mémoire tout vernis de civilisation. Puisque les roumis nous avaient rejetés, je me résolus à devenir Kabyle.” Elle s’adapte à la vie traditionnelle. “Il fallait que j’oublie que j’étais instruite.” Au sein de sa famille, elle n’est pas malheureuse et surtout, dit-elle, “je mangeais à ma faim”.

Une vieille femme lui disait toujours : “Veuille Dieu faire sortir ton soleil des nuages.”

Fadhma, avec tous les malheurs, misère, épidémie, souffrance, la perte de ses enfants, se demande comment elle a pu survivre. Dans les multiples changements de lieu, le plus dur pour elle est le regard des autres, l’intolérance : se sentir toujours étrangère. La deuxième partie d’Histoire de ma vie a pour titre Les Transplantés. Elle a déménagé une dizaine de fois : quête d’un foyer stable, n’ayant pas connu une maison paternelle. “Il faut partir, partir encore ! Partir toujours, tel est mon lot depuis ma naissance. Nulle part je n’ai été chez moi.” Malgré l’exil territorial, l’exil linguistique, l’exil confessionnel, Fadhma est restée elle-même. Son œuvre a permis la conservation et la transmission grâce “au capital symbolique” dont parle Bourdieu. C’est grâce au chant et à la poésie qu’elle a pu transcender tant de douleurs et de souffrances et exorciser son mal-être une première fois, lorsque Paul, son préféré, s’engage dans les chasseurs d’Afrique. “Ce fut le premier départ. C’est de ce jour que j’ai retrouvé tous les poèmes et les chants d’exil de mon pays. Tout en berçant mon dernier-né, je berçais ma douleur et mes larmes coulaient lourdes sur moi. Combien j’ai chanté depuis !”Depuis août 1939, “le malheur a frappé encore à ma porte” : elle perd cinq de ses fils et leur père. “Six deuils qui me frappent et je survis à tous ces malheurs.” “Puis je me dis que je puis encore être utile à ma fille et j’essaye de la consoler un peu. Je voudrais lui laisser le plus de poèmes, de proverbes, de dictons. Ah ! Elle est si jolie, la langue kabyle, combien poétique, harmonieuse quand on la connaît.”
Sa douleur s’exprime dans la poésie :
“Je suis comme l’aigle blessé
L’aigle blessé entre les ailes
Tous ses enfants se sont envolés
Et lui ne cesse de pleurer
Pitié, ô maître des vents
Venez en aide à ceux qui souffrent.”
Voici les paroles de cette grande dame dans la troisème partie d’Histoire de ma vie :
“Jamais, malgré les quarante ans que j’ai passés en Tunisie, malgré mon instruction foncièrement française, jamais je n’ai pu me lier intimement ni avec des Français, ni avec des Arabes ; je suis restée toujours l’éternelle exilée, celle qui jamais ne s’est sentie chez elle nulle part. Aujourd’hui, plus que jamais, j’aspire enfin à être chez moi, dans mon village, au milieu de ceux de ma race, de ceux qui ont le même langage, la même mentalité, la même âme superstitieuse et candide affamée de liberté, d’indépendance, l’âme de Jugurtha.”



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