Algérie

Conférence de Kateb Yacine prononcée le 24 Mai 1947 à la Salle des Sociétés Savantes à Paris et publiée pour la première fois par les éditions Ennahda. "Abdelkader et l'indépendance Algérienne"



Conférence de Kateb Yacine prononcée le 24 Mai 1947 à la Salle des Sociétés Savantes à Paris et publiée pour la première fois par les éditions Ennahda.
Je veux, pour commencer, vous citer une parole de l’Émir lui-même, tirée de son livre : «Rappel à l’Intelligence» :
«C’est par la vérité qu’on apprend à connaître les hommes, et non par les hommes qu’on connait la vérité…»
Cette parole suffit à éclairer le fond même de la vie et de l’action d’Abdelkader.
El Hadj Mahieddine, homme de piété, de goût et de bon conseil, habitait Mascara, dans la province d’Oran. C’était le chef bien estimé de la tribu des Hachems. Il avait 47 ans environ quand son épouse, Zohra, mit au monde son 4e enfant, Abdelkader.
El Hadj Mahieddine décela vite chez son jeune descendant les germes de belles qualités. Il se chargea lui-même de sa première éducation, lui apprit à lire et à écrire, s’attacha à aiguiser son intelligence et à tremper son caractère. Très tôt l’enfant lit le Coran. Adolescent il le commentera avec aisance et autorité.
Notons que cette éducation religieuse va jouer son rôle et qu’il lui devra en grande partie sa pureté, sa loyauté, son austérité qui vont devenir légendaires…Mais son éducation ne s’arrête pas là, c’est le Cadi ami de son père, Ahmed Ben Tahar, qui est chargé de compléter sa formation, en lui enseignant les mathématiques, la géographie et même un peu d’astronomie. Mais le nouveau maître entend aussi ne pas négliger les exercices du corps et, rapidement Abdelkader force l’admiration de ses condisciples aussi bien à l’étude que dans l’art de monter à cheval ou de manier le sabre…
Il a 15 ans
Si je n’écoutais que ma sympathie pour le jeune Abdelkader, je vous parlerais plus longtemps de son enfance, de ses premières affections, du jardin où il joue ou déchiffre ses tablettes, de sa mère. Hélas l’histoire d’Abdelkader a tellement retenu d’érudits qu’il n’est pas possible de savoir en aucune façon, s’il avait une fronde comme tous les gamins de l’époque, ou s’il préférait la toupie… Aussi ai-je renoncé à en savoir plus long, du moins jusqu’à ce que ces messieurs, les historiens du Gouvernement général, cessent d’amonceler leurs théories…
Donc Abdelkader a quinze ans. Son père l’envoie chez Sidi Ben Khodja, à Oran, chez lequel il continue à étudier, avec les fils des plus puissantes familles arabes et turques de la contrée. Le séjour à Oran est important. Abdelkader prend brutalement contact avec la réalité politique. Il ne supporte pas la morgue des Turcs, ni la faiblesse des Arabes.
L’injustice ne peut pas laisser insensible ce jeune fils de l’Islam, tout enflammé encore des principes coraniques. Il ne tarde pas à s’attirer des inimitiés, des jalousies. L’enfance n’a pas le temps de s’épanouir en lui. Déjà, il est plein d’amertume…
Après une année, où, tout en apprenant, il porte ses premiers jugements, Abdelkader retourne chez lui, ses études pratiquement terminées. Il est presque entièrement formé. À une intelligence incomparable, il joint la précocité en tout, le courage, le mépris de la faiblesse, la piété et une belle élévation de pensée. Ses compatriotes parlent de lui avec admiration, le désignent à un avenir d’exception…
Peu de temps après son retour à Mascara, son père l’envoie auprès de Sidi Ali Boutaleb, Cheikh de la tribu des Magharbas, pour y traiter une question pendante entre les deux tribus. Une idylle s’ébauche entre la belle Kheïra, fille de Sidi Boutaleb et Abdelkader. Idylle fort mouvementée avec ses entrevues clandestines et ses désespoirs émouvants. Il faudrait un volume pour la relater… Je laisse cette besogne engageante aux chroniqueurs, et me borne à la conclusion : mariage de Kheïra et d’Abdelkader, célébré avec le vieux cérémonial des familles de noble tente.
À l’intention de certains radoteurs, je préciserai pourtant que, malgré l’ignoble légende qui veut que tous les mariages arabes, aient pour mobile l’intérêt, Abdelkader a aimé sa fiancée, en a été aimé.
C’est le lien sentimental qui a scellé pour les fiancés l’acte du mariage.
On croît encore hélas au vingtième siècle, qu’il y a des races incapables d’amour. Heureusement 20 siècles d’une délicieuse poésie placent les Arabes à la tête des peuples amoureux…
Quel indice a permis à nos détracteurs d’insinuer leurs grossières appréciations ? Le voile que portent nos sœurs, l’absence ou la rareté des relations entre notre jeunesse des deux sexes ?
Mais le voile et l’austérité des coutumes sont loin d’être spécifiquement musulmans. Ils sont encore moins des rites barbares, et je n’en veux qu’une preuve : dans Athènes même, une des villes les plus civilisées du monde, pendant que le fameux siècle de Périclès rayonnait sur le monde méditerranée, les mêmes pratiques se retrouvaient, et les femmes grecques sortaient voilées, ne se mêlaient pas à la foule des hommes et des jeunes gens…
Mais l’amour ne suffit pas à absorber l’âme du jeune Abdelkader. Il a un autre amour, autrement grand, autrement violent : celui de son pays…
À ce moment, en effet, l’administration turque étouffe les Algériens qu’elle tient sous sa domination, les accable d’impôts et de mesures militaires. Son contrôle s’étend sur l’Algérie entière, sauf la Kabylie qu’elle n’a jamais pu soumettre, malgré nombre d’expéditions, et le Sahara où un seul Turc pénétra : Salah Raïs.
L’armée turque, pour la plupart du temps oisive se déchaîne à la moindre occasion contre la population. Ses répressions sont terribles. Elle enrôle par la force les jeunes gens dans ses milices, et leur fait incendier leurs propres douars.
Indépendante, en quelque sorte, du pouvoir central, forte de sa position dans le pays, elle renverse à son gré les deys, pousse, les uns après les autres, ses meneurs au pouvoir. Et il est pénible de noter que la presque totalité des deys qui ont administré l’Algérie sont morts assassinés…
La France, elle, n’avait pas à se plaindre des Turcs. Elle «tait de toutes les puissances européennes celle qui entretenait avec eux les relations les plus courtoises. Elle avait en Algérie des comptoirs commerciaux, depuis le 17e siècle, dont le principal fut celui de la Calle. Elle était représentée par un consul ou gouverneur qui avait la «franchise» d’avoir jusqu’à deux cents soldats. Vers 1775 son chiffre d’affaires atteint 4 millions et demi. Il y avait des années où ces comptoirs expédiaient en France jusqu’ à 200.000 hectolitres d’olives…
Contentons-nous, pour l’instant de ces simples remarques.
El Hadj Mahieddine est au sommet de la puissance et du renom. Il a trois fils dont l’un est déjà un objet de prédilection. Sa bonté, sa prodigalité, son respect de la religion, sa fermeté le font estimer jusqu’au Maroc et en Tunisie.
Le Dey d’Oran, son chef administratif direct, le jalouse et le désigne à la suspicion des ottomans. Mahieddine le sait. Il est excédé par cette surveillance. Quelquefois, il laisse déborder son amertume. Il parle, longuement, à son fils Abdelkader. Tous deux méditent pour un meilleur avenir.
Mais la situation devient chaque jour plus intenable.
Pour calmer les craintes des Turcs, Mahieddine décide de faire, en compagnie d’Abdelkader, le pèlerinage traditionnel à La Mecque. Or, quand la tribu des Hachems apprend le projet de son chef, les cheikhs accourent de toutes parts pour l’escorter. Et c’est une petite armée qui s’ébranle, Abdelkader en tête.
Le Dey d’Oran, averti, craignant que le cortège ne nourrisse quelque dessein de révolte, fait arrêter Mahieddine et son fils, à leur départ, et les fait conduire devant lui. Le sort de ces captifs est précaire…Que le Dey fasse un geste, et ils seront jetés dans une prison ou assassinés.
Mais le jeune Abdelkader n’est nullement intimidé. Il dit au Dey : «Nous ne voulons pas nous révolter. Notre escorte est à la mesure de la distance qui nous sépare de La Mecque ainsi que des dangers qui nous guettent. Donnez-nous des bâteaux et nous embarquons sous vos yeux. Si vous nous gardez prisonniers, nous ne répondrons pas des évènements !»
Le Dey, réfléchit, délibère et finit par relâcher ses deux prisonniers.
Comme on le voit, Abdelkader sait répondre aux despotes.
Ce pèlerinage dure deux ans. Il a une grande importance dans la vie d’Abdelkader, qui tire le plus grand profit de son voyage. En Egypte, il fréquente des hommes supérieurs, révise ses connaissances en les augmentant. L’Orient l’émerveille. Il s’enthousiasme pour ces peuples musulmans d’où est partie la formidable civilisation qui a métamorphosé son pays africain. Il s’aperçoit combien les Turcs ont déformé le génie musulman, en militarisant tout. Il converse avec de vrais ulémas, de vrais cadis. Combien cela le change de l’ignorance et du fanatisme entretenus par les Turcs ! Il rêve d’un autre avenir pour son pays. Il voudrait pouvoir contribuer à établir une puissante nation nord-africaine musulmane, qui ressusciterait la gloire du vieil état arabe. De nos jours encore son projet est d’une étonnante actualité.
À son retour à Mascara, la situation n’a guère changé. Il passe trois autres années à réfléchir et à étudier. Sa nature se révèle, ses rêves se précisent. Bientôt, il va entrer en scène pour défendre ses projets.
Mais des évènements se préparent
Les Français ont un gouvernement ombrageux qui se fâche pour un prétendu coup d’éventail. Entendez plutôt que la France avait un besoin vital d’un débouché et que l’Algérie où elle comptait déjà quelques comptoirs et des agents était la plus belle des proies. La France savait fort bien que les Turcs capituleraient vite devant elle et ne faisait aucun cas des autochtones, ce en quoi elle avait tort…
L’expédition d’Alger révèle aisément que la France ne partait pas en guerre pour venger un consul bousculé, mais bien pour s’établir dans le pays, avec tous les bénéfices militaires, politiques et commerciaux qu’une telle conquête comportait. En outre la monarchie n’était guère populaire dans la métropole et son prestige en agrandissant l’empire et en se ménageant dans des pays neufs, un foyer, et peut-être un asile.
Pour dissiper les derniers doutes, voici les effectifs de l’expédition, tels qu’ils ont été relevés sur les rapports officiels, par Maurice Wahl, un historien qui ne peut être suspecté de sympathie pour les Algériens :
«La flotte comprenait 103 bâtiments, parmi lesquels 11 vaisseaux de ligne et 24 frégates. Le convoi dessiné au transport du matériel, des chevaux et des vivres était formé de 347 vaisseaux de commerce. 225 petits bâtiments constituaient la flottille de débarquement. L’armée montait à 37 000 hommes ; le génie et l’artillerie y figuraient en assez forte proportion…»
Ajoutez à ce modeste cortège 08 généraux et une centaine d’officiers et vous conclurez que les Bourbons faisaient les choses en grand…Bigre ! Quelle démonstration de force pour un coup d’éventail.
Evidemment, il y a encore des simples pour dire : «La conquête fut un grand mouvement humanitaire, pour écouler des trésors de progrès moderne»… Je veux bien, mais était-ce vraiment le seul moyen de nous faire profiter de la civilisation ? Et puis par quelle étrange sollicitude le Roi de France aurait-il songé aux Africains ? Comment lui est venu le désir de nous dévoiler les vertus locomotrices de la vapeur ? Quel génie obscur le poussa vers nos contrées ?
D’aucuns affirment sérieusement que les incorrigibles corsaires datait de Charles Quint…Et qui nous fera croire que la Marine française avait peur des corsaires ? Des corsaires qui n’étaient souvent que de pacifiques pêcheurs…
Admettons même que les Bourbons brûlassent d’envie de nous civiliser (chacun sa manie), mais Napoléon Bonaparte, au moins, quand il débarqua en Egypte, avait, avec lui, des savants, des archéologues, des géographes. On ne vit jamais les savants de De Bourmont.
Cependant, l’agression de 1830 a, pour premier résultat, la prise rapide d’Alger ; l’armée royale menace bientôt les provinces d’alentour. Très vite l’autorité des Turcs se désagrège. Leurs milices sont en nombre dérisoire. Seuls quelque milliers de fantassins et cavaliers défendent le territoire. Une artillerie inexistante et démodé tiraille par-dessus les remparts. Le Dey d’Oran a compris tous cela quand il se décide à faire appel à Mahieddine qui, sur le conseil d’Abdelkader, refuse. Celui-ci sait bien que ce ne sont pas les Turcs qui repousseront les Français. Il a confiance dans les masses opprimée qu’il veut libérer et miner au combat. L’histoire montrera en effet, que seul le peuple algérien était à même de livrer ce combat.
Le Dey d’Oran, affolé par son isolement abandonne sans soucis sa province. La situation est, pour le moins délicate. Les tribus ne sont plus soumises à aucun contrôle direct et il faut, coûte que coûte, organiser la défense de l’Oranie.
Déjà les premières escarmouches se sont engagées entre Arabes et Français. Enfin, Mahieddine et ce n’est pas le moindre de ses mérites, réussit à grouper les tribus et proclame la guerre sainte. Son renom s’en trouve considérablement grandi. Les Arabes sentent le danger, savent l’enjeu et la lutte. Ils viennent en nombre, s’enrôler sous la bannière arabe. C’est à ce moment que la Guerre d’Indépendance prend toute sa signification. Des ambassadeurs viennent à Mahieddine, des régions les plus reculées, et le conjurent d’accepter le titre de «Sultan des Arabes» Mahieddine se désiste en faveur de son fils le plus jeune mais le plus convaincu de haute mission : Abdelkader.
À 24 ans Abdelkader est à la tête d’un état à moitié envahi. La tâche qui l’attend est loin d’être encourageante mais elle ne lui fait pas peur ; il y a si longtemps qu’il rêve d’œuvres et de combats gigantesques ! Une telle foi l’anime que sa première harangue, prononcée deux jours après son avènement soulève l’enthousiasme chez les guerriers. Le fils de Mahieddine a une réputation de sage et de héros. Rarement un adolescent a été à la fois aussi réfléchi et ardent que lui. Il a une constitution robuste, une taille bien prise, un visage expressif et plein de noblesse. Son œil sombre voit loin, et voit clair. Il est mince et musclé, comme un lévrier. Il porte sous son Caftan un sabre, un chapelet d’ébène et les Hadiths du Prophète (QSSSL). Il passe ses loisirs dans la méditation ou dans la chasse, s’intéresse aux chevaux, sur lesquels il écrira pendant son exil une étude pénétrante. Il aime la discussion, se passionne pour la philosophie, excelle dans la Casuistique. Son caractère âpre, la solitude dans laquelle il se complait, lui ont fait peu d’amis et pas un seul confident. Il intimide tous ceux qui l’approchent jusqu’aux cheikhs, aux vétérans.
Mais ce penseur, ce solitaire est surtout un merveilleux homme d’action ; ses décisions sont immédiates et irrévocables. Il n’a jamais rien regretté de ses gestes. Le fatalisme qu’il puise dans l’enseignement philosophique musulman le protège contre les évènements. Il subordonne d’ailleurs, l’évènement à l’action et réalise par là le héros hegelien. Il a déjà livré bataille à l’envahisseur, ses exploits alimentent les conversations des braves. Il vole en avant de ses cavaliers, leur montre les canons ennemis en poussant son cheval au devant des boulets, qu’il voit ricocher et qu’il salue de ses plaisanteries.
Il participe lui-même aux travaux des camps, ranime le courage des blessés de son goum en leur lisant les plus beaux passages du Coran sur le sang versé pour une cause juste.
Tel est le Sultan des Arabes peu après la prise d’Alger
Son premier souci est d’établir son pouvoir. Il sent que les Français, avec la supériorité de l’équipement, détiennent celle de l’organisation, de la discipline. Aussi commence-t-il par recruter des collaborateurs compétents, qu’il disperse à travers le pays, avec mission de coordonner l’administration des terres et des populations avec la conduite de la guerre. Ce projet rencontre de sérieux obstacles. Les colonisateurs n’ont pas chômé. Leurs agents sillonnent les territoires, aidés dans leurs menées par ces éternels ambitieux, qui voient dans toute intervention étrangère, un moyen inespéré de s’emparer du pouvoir. Le général Trézel, en particulier, arrive à dresser contre l’émir, avec le concours du félon Mustapha Ben Ismaïl, deux tribus influentes : les «Douairs» et les «Smala».
Abdelkader, dont le réseau de renseignements s’avère tout de suite excellent, est mis au courant de ces manœuvres. Sa riposte ne se fait pas attendre. Il part lui-même, à la tête des Beni-Amer et terrasse Mustapha Ben Ismaïl qui échappe de justesse au châtiment, en fuyant à Tlemcen. Il ne reparaîtra d’ailleurs plus jamais.
Un autre cheikh transfuge du bas-Chéliff, se rend à l’émir après avoir essuyé plusieurs défaites. Enfin le Cheikh des Ghomaris tombé entre ses mains est traduit devant un tribunal de Ulémas et condamné à mort, pour trahison.
L’atmosphère nettoyée, Abdelkader envoie une lettre violente à Trézel, où il l’accuse d’avoir constamment violé le traité Desmichels, lequel proclamait que la France n’avait aucun désir d’étendre ses conquêtes au-delà d’Alger et reconnaissait Abdelkader comme souverain Algérien, groupant sous sa seule autorité tout le territoire non-occupé.
Trézel répond en marchant à sa rencontre. Il mène avec lui 2500 hommes et 6 canons. Le 26 Juin 1835, son avant-garde, pénétrant dans la forêt de Moulay Ismaïl, rencontre les premiers fantassins de l’émir (combat du Sig). Cette journée coûte à Trézel plus de cent cinquante soldats tués ou blessés ; cependant il reprend l’avantage, en raison du petit nombre des assaillants, et continue son avance.
Le surlendemain, il arrive aux gorges de la Macta, où Abdelkader l’attend. Trézel essuie un véritable désastre. Plus de la moitié de sa colonne est anéantie ou dispersée. Il s’est pourtant donné le bénéfice de l’offensive…Mais il a sous-estimé la valeur de son adversaire…
Après la Macta, le Maréchal Clauzel remplace Trézel. Il doit venger son prédécesseur et relever le prestige… Lui non plus ne reste pas inactif. Dès Novembre, le corps expéditionnaire colonial ne compte pas moins de 11 000 hommes. Le duc d’Orléans lui-même vient se joindre au maréchal pour prendre la tête des troupes. Consigne : marcher sur Mascara considéré comme capitale de l’émir pour y établir un Dey français ou relevant de la France, ce qui signifie la même chose…
L’armée française s’empare sans peine de Mascara d’où s’étaient repliés les Arabes. Mais, sur ces entrefaites, coup de théâtre ! Le duc d’Orléans est terrassé par une mystérieuse maladie… On s’aperçoit que 11 000 hommes ne suffisent pas pour l’escorter jusqu’à Oran. On est grand seigneur ou on ne l’est pas. Les Français évacuent Mascara au bout de deux jours, non sans y avoir mis le feu, pour marquer le caractère royal de la retraite, sans doute.
Abdelkader réoccupe alors Mascara, puis fonce vers Tlemcen, où il assiège les derniers représentants turcs, passés dans le camp adverse : les Kouroughlis. Le siège levé sans succès et tandis que l’Émir regagne Mascara le maréchal Clauzel en personne accourt, mais un peu tard, au secours des assiégés. Cavaignac demeuré à la tête de la garnison s’éternise chez les Kouroughlis.
Il aime ce bon peuple musulman, à l’hospitalité légendaire…Seulement, il a besoin d’argent. Le Maréchal Clauzel aussi. Il faut bien tenir son rang, n’est-ce pas ? Que font ces aristocrates-nés ? Ils se contentent de décréter une contribution à laquelle toutes les tribus amies ou non, relevant du contrôle français de Cavignac, sont astreintes. Les Kouroughlis sont bien punis de leur trahison : ils ont beau protester de leur loyalisme, on confisque les bijoux de leurs femmes et la crosse convînt les derniers récalcitrants. De quoi dégoûter ces malheureux Kouroughlis des alliés libérateurs…
Dois-je dire que cette dernière anecdote n’est pas de moi, Cavignac et Clauzel, ces partisans de «la manière forte» s’en sont assez vantés dans des lettres et des rapports. L’histoire fit même un peu de bruit et obligea Clauzel à écrire un justificatif, qui est un modèle de cynisme…
Mascara et Tlemcen sont néanmoins de rudes coups pour Abdelkader. Pour la première fois l’Émir connaît l’échec. En outre les renseignements qui lui parviennent sur les forces ennemies sont loin de l’inciter à l’optimisme. Mais il n’est pas homme à s’endormir sur un échec. Il regroupe ses forces et rétablit en partie Médéa, qui lui semble une citadelle plus sûre que Mascara.
Pendant que les Français lui laissent un répit involontaire, d’une part parce qu’ils n’ont pas encore assez de confiance en eux et d’autre part, parce que cet adversaire imprévu leur en impose, il perfectionne son armée, s’entoure de lieutenants sûrs. Moins d’un an après, il accomplit un véritable tour de force, en bloquant d’Arlanges, collaborateur direct du général Bugeaud, au camp de la Tafna. Victoire militaire éclatante, où 500 soldats français sur 3000 sont mis hors de combat. Les moins timorés colonialistes se déclarent alors pour l’occupation restreinte. Il faut traiter. Bugeaud se sent une petite âme de ministre avide, pris au piège ; il fait vite autant de concessions qu’il s’apprêtait à faire de massacres…Bugeaud a d’ailleurs pas mal d’indélicatesses à son actif.
Mais nous en étions à la Tafna. Il signe donc avec l’émir l’important traité de la Tafna et lui reconnaît l’entière autorité sur tout le territoire Algérien, sauf Oran. Mostaganem, Mazagan, Alger, le Sahel et la Mitidja. Ainsi Abdelkader se révèle habile diplomate autant que le général d’élite, car le traité est conclu selon toutes les conditions qu’il a lui-même dictées. Ceci se passe en mai 1837.
Après l’affaire de la Tafna, le Maroc aide Abdelkader, en lui faisant passer des armes et de la poudre. Il en profite pour se rétablir à Tlemcen, le 12 juillet 1837. Puis il rallie à sa cause les tribus sahariennes, en faisant chasser de Biskra Ahmed Bey, par son lieutenant El Berkani. Il brise en même temps la force rivale des Tidjanis, protégés de Bugeaud, après 05 mois de siège.
Il fait surtout un voyage en Kabylie et gagne la sympathie précieuse des montagnards et paysans kabyles qui seront ses plus chauds partisans. En même temps qu’il guerroie ou voyage, il organise son administration algérienne, admirable dans sa simplicité, avec une compétence politique et juridique pour le moins étonnante.
L’Émir Abdelkader, souverain d’Algérie, pose les fondations d’un Etat, où ni l’instruction, ni la justice, ni même les élections municipales n’étaient négligées. Et pourtant, que de savants européens de l’époque se le représentent comme un souverain paresseux, entouré de concubines…Il entre en rapport avec les territoires limitrophes de Tunisie et du Maroc, améliore l’art tactique de ses khalifats. Il répartit l’autorité civile en 08 provinces, administrées par des aghas et des caïds. Il restreint surtout l’influence des marabouts et des cheikhs trop enclins à jouer aux prédicateurs ou aux saints. Il lève pour seuls impôts la «Zakat» et le «Ouchour» prévus par la loi musulmane, et abolit du même coup les contributions abusives imprévisibles, propres aux turcs. Son armée monte à 10 000 soldats réguliers dont 8000 fantassins, 2000 cavaliers, plus 240 artilleurs et 25 pièces d’artillerie. Des poudreries fonctionnent à Mascara, Miliana, Médéa. Une manufacture d’armes est installée à Miliana, une fonderie de canons à Tlemcen, Sebdou, Saïda, Boghar, Biskra forment l’ouest à l’est, une ligne de citadelles précieuses…
Mais le traité de la Tafna n’est pas respecté par les Français, qui emploient des hommes de sac et de corde pour leur propagande de calomnie contre l’Emir. Les chefs adversaires ne reculent devant rien, pourvu qu’ils ruinent la popularité d’un homme dont ils sentent la supériorité. Ils s’emparent du premier prétexte pour déclencher de nouveau les hostilités, et lancer l’expédition française des Portes de Fer.
Non sans peine, le Maréchal Valée occupe Miliana, puis Médéa, où il se fait bloquer par un mouvement tournant des ailes arabes.
Cependant Bugeaud inaugure sa noire politique indigène, faite d’hypocrisie et de fausseté. Il fait tout pour semer au sein des populations des «germes de honte». Les tribus restent inflexibles.
Bugeaud se fait nommer gouverneur
Alors, il déploie contre l’Émir ses fameuses colonnes mobiles et lui fait essuyer plusieurs revers. Les citadelles d’Abdelkader s’écroulent les unes après les autres. Pourtant lui, reste insaisissable. On dirait que les échecs ne l’affligent pas. Ses forces sont toujours neuves, ses troupes toujours fraiches. Le danger s’aggrave de jour en jour. Entre les généraux de Bugeaud et les khalifats de l’émir s’engage une partie mouvementée où les Arabes déploient en vain toute leur endurance, tout leur héroïsme. Enfin c’est la tragique prise de la Smala. Le Sultan des Arabes se retire, dangereusement atteint. L’adversaire le traque. Cent fois, il manque d’être assassiné ou livré. Les traîtres encouragés par l’adversaire font croire au peuple que la résistance est insensée qu’il n’y a, aucune honte à s’avouer vaincu, qu’il y a, au contraire, tout à attendre du modernisme français.
Plusieurs tribus sont conquises. Partout où passe l’envahisseur les villes sont incendiées, d’horribles massacres sont perpétrés.
Les derniers groupes qui restent autour de l’émir acceptent des combats inégaux, se font décimer. Je ne connais pas de plus belle épopée. Pour comble d’infortune, le khalifat Ben Allel, dernier recours du Sultan abandonné, tombe dans une gigantesque mêlée où il a vu ses soldats massacrés jusqu’au dernier ; lui-même périt tragiquement.
Abdelkader ne désespère pas. Tout en opérant sa difficile retraite, il ne néglige aucune occasion de rentrer dans les combats, le sabre sanglant, le pistolet fumant. Il se bat, il ne cesse de se battre ! Il se bat jusqu’à la folie, comme ses ancêtres se sont battus à travers le monde, pour la plus belle et la plus grave des causes !... Mais les derniers coups qu’on lui porte sont mortels, et c’est toujours la retraite.
En même temps qu’il se retire, il comprend que s’il n’y a plus d’espoir à l’Est, l’Ouest est, au contraire l’asile par excellence, l’ultime tremplin d’où il pourrait foncer dans la bataille. Il amorce alors une habile manœuvre : il gagne avec ses derniers soldats le Maroc, contraignant les Français à le suivre jusqu’à la frontière, provoquant ainsi la guerre entre le Maroc et la France.
Au Maroc, il se réorganise, alimente l’insurrection algérienne qui n’a pas cessé de sévir dans plusieurs régions. Il remporte sur Cavaignac la victoire de "Sidi Brahim", en septembre 1845, qui a d’heureuses répercussions dans le cœur de ceux qui continuent la lutte.
Mais il ne peut pas, comme il le voudrait, rejoindre les insurgés du Sahara, qui, sous le commandement de Mohamed Ben El Hadj Seghir, tiennent tête à Bengana gagné à la cause française, et ceux de Kabylie qui opposent une résistance forcenée à l’infiltration ennemie, derrière le khalif Ben Salem.
Entre temps les Français concentrent leur force sur le Maroc. Les troupes du Sultan du Maroc subissent une grave défaite au camp d’Isly. Le 6 août 1844, l’escadre du prince Joinville bombarde Tanger, détruisant la moitié de la ville. Puis c’est l’île de Mogador qui est occupée. Le Maroc signe avec la France le traité de Tanger, le 10 septembre 1844.
Abdelkader s’est rejeté vers le sud pendant que Bou Maâza soulève le Chélif et l’Ouarsenis. Mais il ne tarde pas à être repoussé et rejoint le Maroc par Figuig. Moulay Abderrahmane est enchaîné par le traité de Tanger. De plus, il n’est pas en état de reprendre le combat. Il somme Abdelkader de repartir dans le Sud. Celui-ci tente de surprendre le camp marocain. Il est repoussé. Sous le feu des goums il tente, au prix de gros sacrifices en hommes et en effectif, de passer la Moulouya, pour gagner le territoire algérien, où Lamoricière le guette.
Il ne tarde pas à être irrémédiablement encerclé. Sa daïra, qui comptait 4000 hommes au départ est entièrement dispersée. Il ne reste plus autour de lui qu’une centaine de fidèles… Il peut encore échapper à l’ennemi, mais il ne veut pas sacrifier ses derniers soutiens et se rend, le 23 décembre 1847, auprès de ce même mausolée de Sidi Brahim, où deux ans auparavant, il remportait une magnifique victoire…
Le gouvernement, par la bouche du Duc d’Aumale, promet que le prisonnier sera conduit en terre musulmane, à Okka ou Alexandrie, comme il l’a demandé. Mais la prise est trop grosse pour le Duc, et sans craindre la réprobation universelle, il revient sur la parole donnée. Abdelkader et sa suite sont embarqués pour Toulon. Mais auparavant on les séquestre au fort Lamalgue, dans un véritable cachot où ils respirent mal et dépérissent. Les colonisateurs ont peur d’Abdelkader même vaincu. Ils n’ont jamais pu se mettre à sa portée. Le fielleux colonel Daumas essaie en vain de persuader le captif des bonnes dispositions du gouvernement à son égard. Le Sultan des Arabes hoche la tête. Au fond de lui, il méprise ces vainqueurs qui n’arrivent pas à être grands…
Peu après il est transféré à Toulon, où son sort n’est pas meilleur, puis au château d’Amboise où son courrier est intercepté et ses visiteurs renvoyés. La rente qui lui assure le Roi de France est dérisoire, car Abdelkader a, autour de lui, plus de cent amis qui ont tenu à partager son exil. Plus tard, sa femme le rejoint.
Enfin Louis-Philippe est renversé. Napoléon III, seul souverain français qu’Abdelkader ait tenu en grande estime, accède au désir du vaincu, au bout de deux ans d’angoisse, pendant lesquels Abdelkader désespère de la justice. Enfin, il obtient l’exil en terre d’Islam comme une faveur. L’émir passe ses derniers jours dans la méditation. Il semble qu’il soit indépendant des évènements. Aucun lien ne l’attache plus à son peuple. Il n’a gardé aucune rancune, ni à la France, ni à ceux qui ont douté de lui. Pendant les émeutes de Syrie, ce fanatique abrite des chrétiens dans sa propre maison. Avec Napoléon il entretient des relations de courtoisie, mais il reste un Sultan inflexible quant à son honneur et à sa dignité. Contrairement aux ragots officiels, il ne bénit jamais la colonisation, ne prêche pas la soumission au «génie moderne européen». En 1883, à Damas, il meurt, au milieu de ses amis, qu’il charge de saluer son peuple pour lui.
Jusqu’aux derniers moments, il ne doute pas que l’Algérie accomplira son destin. Il sait que rien ne peut étouffer un peuple, ni l’empêcher de poursuivre son évolution propre.
Beaucoup d’occidentaux restent sceptiques, quand on leur parle d’Abdelkader. Pour eux, il ne peut être qu’un quelconque marabout, qui aurait, sous la menace des plus sévères «Falakas» retenu des rudiments de textes saints, de grammaire ou de prosodie. Ils ne mettent pas la civilisation arabe en doute, ils veulent bien reconnaître le génie d’un poète comme El Moutanabbi, d’un mathématicien comme Aboul Wafa, d’un philosophe comme Ibn Rochd, d’un historien comme Ibn Khaldoun. Ils sont bien obligés de reconnaître que la conquête arabe ne se serait pas faite sans des généraux exceptionnels ; mais Abdelkader reste pour eux «un petit chef» qui a eu un peu de courage et la chance de combattre des adversaires inavertis de la topographie locale…
Il n’en est pas moins vrai cependant qu’Abdelkader a tenu tête 16 ans durant aux meilleurs généraux français de l’époque. Il ne faut pas oublier que les Algériens se battaient toujours, ou presque, en combats rangés, contre des adversaires sensiblement plus nombreux, équipés, disciplinés, bien nourris, bénéficiant du morcellement politique du pays en fractions indépendantes ou dissidentes.
Ce morcellement ne résultait pas, comme on veut nous le faire croire, de dissensions intérieurs, mais simplement du fait que les Français disposèrent vite de plusieurs colonnes qui se hâtèrent de s’établir dans des centres comme Alger, Oran, Tlemcen, et purent aussitôt harceler Abdelkader, l’empêchant de grouper ses forces et de préparer les Algériens à la Guerre de l’Indépendance.
Il faut remarquer qu’Abdelkader n’a pas essayé de servir du seul moyen qui pouvait lui donner une supériorité : la guérilla. La plupart des petits observateurs de la conquête nous disent qu’il ne pouvait pas… À ces fonctionnaires de l’histoire, il est peut-être permis de demander : et pourquoi cela Messieurs ?
L’Émir n’avait-il pas pour lui l’immense majorité de la population ? N’avait-il pas partout des collaborateurs dévoués et décidés à tout ?
En Kabylie, en particulier, cette Kabylie rebelle et si féconde en ressources stratégiques, n’aurait-il pas pu, en s’y retranchant, tendre les plus belles embûches à des soldats qui ignoraient tout du pays ?
Le plus timide des bergers brûlait d’envie de se battre et, avec une fronde, aurait pu, au moins, harceler des troupes qui n’étaient pas encore casquées d’acier… La vérité, c’est qu’Abdelkader répugnait à employer l’embuscade. Jamais l’Émir le sachant, un militaire français isolé n’a été attaqué. Des groupes entiers de soldats armés étaient faits prisonniers. On connait l’aventure de ces 300 prisonniers français relâchés parce qu’on ne pouvait pas les nourrir. Ne voilà-t-il pas, de la part d’un peuple attaqué, un bel exemple de grandeur d’âme.
Si les généraux colonialistes n’hésitaient devant aucune infamie, si Saint-Arnaud rêvait de profaner les mosquées et de prostituer les Algériennes, si les paysans se voyaient chassés de leurs terres sous des prétextes de haute opportunité coloniale si les guerriers arabes capturés étaient fusillés sur place, Abdelkader, lui considère, l’exaspération dans la guerre comme une lâcheté…
Cet homme traqué, réduit à fuir de montagne en montagne, de douar en douar pour continuer la lutte désespérée, ne s’est jamais laissé aller à aucun petit moyen. S’il a été vaincu, c’est le moindre titre de gloire pour les tout-puissants vainqueurs… que pour lui-même qui a su accepter la défaite avec la dignité qui sied à un héros malheureux.
La défaite d’Abdelkader, son exil et enfin sa mort eurent peu de répercussions. L’opinion ne s’en était pas émue outre mesure. N’était-on pas à l’âge d’or de l’impérialisme colonial ? Les états-majors avaient trop de larcins à faire oublier pour protester… Il y eut bien quelques braves gens pour pleurer timidement la liberté bafouée, mais tant de casernes se construisaient, tant de sbires chantaient victoire que les braves gens durent se taire… ou se convertir. Seuls les états musulmans dissimulaient mal leur angoisse devant ce dernier coup ; mais les états musulmans eux-mêmes subissaient pour la plupart un esclavage plus ou moins camouflé, de sorte que ce grand acte de banditisme éclairé qu’on appelle colonisation fut approuvé par la quasi-unanimité des gouvernements.
Et alors commença pour l’Algérie une ère lamentable que l’histoire aura du mal à rétablir intégralement tant elle est longue et peu avouable. Une véritable campagne d’infamie fut mise au point : avec un machiavélisme souvent teinté de fanatisme religieux, on accumula les perfidies, les bassesses. Un peuple entier fut traîné dans la boue, une civilisation outragée et flétrie, la langue arabe fut interdite presque partout et ravalée au rang de dialecte mort et sans objet, la religion musulmane fut systématiquement défigurée par d’abjects charlatans que l’administration colonialiste substituait sciemment aux Ulémas. On fit couler des flots d’argent, on combla d’honneur une poignée de traitres à peine conscients, on expropria, on traqua, on frappa, on humilia sans merci. Et tout cela fut justifié par un petit, un tout petit argument, tellement petit que ses propres inventeurs oublièrent trop souvent de s’en servir…
On prétendit que l’Algérie n’avait en fait jamais existé, ou mieux, qu’elle avait peut-être existé, mais en tant que peuple mineur, et qui serait passé indiscontinûment au cours des siècles de tutelle en tutelle. Il n’est pas difficile de réfuter de telles arguties…D’abord, si l’ont doit juger d’un pays au nombre d’invasions qu’il eut à repousser, la France elle-même qui en a connu quelques dizaines ne résisterait pas à l’examen. Ensuite, il est un fait flagrant, plein de bon sens, qu’aucune personne sincère et avertie ne peut songer à mettre en doute : c’est que l’Algérie, après avoir triomphé de toutes les formes de colonisation depuis la phénicienne, en passant par la romaine, s’est intégrée d’elle-même à la communauté arabe et musulmane. Elle tient tellement à cette communauté que malgré la chute de l’Empire et du prestige musulman, 118 ans de militarisme français ne l’ont pas écartée de l’Islam. Voilà la plus belle victoire spirituelle d’une civilisation qui n’est ni prête, ni résolue à périr !
L’Algérie a fait sa propre preuve : elle n’est pas le résultat d’une colonisation expansionniste, quelle qu’elle soit, mais bien une nation africaine qui a trouvé sa voie et sa signification dans une unité morale musulmane. Rien, sinon son infortune et sa trop grande misère ne peut la différencier de l’Egypte autre nation africaine irrévocablement musulmane et arabe.
Et ce qui montre bien que la Patrie algérienne entendait rester arabe, et selon la formule de l’ancien état, c’est qu’elle n’a pas manqué de s’élever contre l’impérialisme turc et qu'Abdelkader, a commencé à défendre l’indépendance algérienne contre les Turc avant de la défendre contre les Français. Ceci confond aisément ceux qui veulent voir une guerre sainte dans tous nos combats, ces visionnaires en chemise de soie qu’une mosquée effraie autant qu’une forteresse.
Certes il existe, et nous nous en réjouissons, une communauté musulmane dans notre pays. Mais ceci tient seulement au fait reconnu que notre religion ne relève pas seulement de la mystique divine, elle est aussi un monument philosophique, social, juridique et même plastique. Elle a eu pour nous une formidable puissance historique puisque, réduite à sa plus misérable expression, elle nous a permis de rester nous-mêmes et de résister, avec nos haillons et nos vieilleries, aux batteries de Saint-Arnaud, aux mitrailleuses et aux avions du général Duval, aux fours crématoires d’Achiary, aux croisades, aux immigrations, à la famine, à la honte, à la prostitution organisée, aux saloperies de l’administration coloniale !
Le fait qu’Abdelkader ait été élu Sultan des Arabes par la quasi-totalité des tribus prouve bien qu’il y avait une opinion publique arabe. Oui, sans l’agression du colonialisme, il y aurait eu une Algérie musulmane avec son édifice propre et son gouvernement central. Et cette Algérie aurait normalement évolué, elle serait devenue une nation moderne au même titre que l’Egypte, autre nation victorieuse d’un impérialisme plus noir encore : l’impérialisme britannique.
Revenons, avec votre permission aux Turcs. Une dernière et non moins importante remarque s’impose : c’est que leur emprise, étant effectivement bien plus maritime et commerciale que territoriale et militaire, n’aurait pas résisté à un soulèvement conjugué des cheikhs, dont la majorité reconnaissaient sans difficulté Abdelkader comme chef légitime. Il y a donc eu une Guerre de l’Indépendance algérienne, et c’est pourquoi les colons se sont acharnés contre le pays, au point de le priver de gouvernement, de langue et de lois nationales. Il faut que tout le monde sache que le slogan de l’Algérie départements métropolitains est né du cerveau de ces petits généraux de colonie qui voulaient étouffer tout germe national, pour exploiter à leur aise cette «civilisation» qu’ils nous apportaient avec tant d’empressement…
Curieux civilisateurs que ces aventuriers, ces ratés du génie européen, ces généraux venus faire leur gloire contre un peuple faible, ces spéculateurs avides de gains incontrôlés, ces impuissants qui venaient chez nous retaper leur énergie ou leur compte en banque. Ah ! Quels mirifiques contrats on faisait à n’importe quel européen, pourvu qu’il vienne grossir le rang des corbeaux… Quel miroitement de châteaux romantiques, d’esclaves qu’on mènerait au fouet, d’orientales aux yeux bistrés dont on garnirait ses appartements…
Oui, malgré la répulsion que nous éprouvons à remuer ce fumier, voilà de quels moyens on usa pour terrasser l’Algérie. De tels moyens sont, Dieu merci, tout à notre honneur. Ils donnent idée de la résistance magnifique que nous avons dû opposer à la barbarie expansionniste des civilisateurs.
Le combat de l’indépendance commencé par Abdelkader continue, a toujours continué. Depuis un siècle, un peuple lutte et crève dans l’ombre, coupé des peuples amis, réduit à son seul horizon. Et c’est pour cela que nous demandons à tous nos amis en particulier à nos amis français de rompre le mur qui nous sépare. À Paris, nous pouvons parler un peu, déchirer ce linceul d’infamie dans lequel on prétendait nous enterrer vivants. Les peuples deviennent frères dans la mesure où ils deviennent libres. Toutes les masses sont naturellement amies de notre liberté. La masse française ne peut pas nous oublier. Elle nous a trouvés près d’elle dans tous ses combats, nous sommes sûrs qu’elle est avec nous dans le nôtre. Nous sommes convaincus que, quand on parle d’indépendance à Paris on ne peut pas être méconnus. Nous avons eu parmi vous les plus chauds, les plus sincères amis. Je ne citerai que l’émouvante figure d’Anatole France, dont un livre «Sur la Pierre Blanche» est tout entier une magnifique plaidoirie en faveur des colonisés. Et Dieu sait qu’Anatole France n’était ni fanatique, ni grand tabou de peuplades sauvages.
Quant à moi, j’aurais accompli ma plus belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies françaises à la cause de l’indépendance de mon pays.
- Texte d'une conférence de l'un des plus grands auteurs algériens, Kateb Yacine, à propos de celui qui fut l'un des plus grands hommes d'état dans l'histoire de l'Algérie contemporaine, l'Émir Abdelkader.
Ag.


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