Algérie

Conférence de Frédéric Martel à l'Institut français d'Algérie à Oran (ex-CCF): «L'Internet global n'existe pas et n'existera jamais»



Telle une cerise sur le gâteau, la conférence magistrale donnée jeudi à l'Institut français d'Algérie à Oran par Frédéric Martel sur « la géopolitique du numérique en Méditerranée/Afrique » est venue clore le « Novembre numérique », un rituel qui s'est inscrit depuis 2017 sur l'agenda du réseau culturel français à l'étranger. Très à l'aise au micro, le producteur et animateur de l'émission « Soft Power» sur la radio France Culture a pourtant bien pris le soin de son contenu en ayant été lui-même. Il a surtout trouvé la manière la plus authentique, celle qui lui ressemble, pour traverser les premières minutes de son contact avec son public du jour. Après, tout s'est déroulé à un très haut débit... Mais, convenances exigent, l'orateur s'est excusé d'emblée auprès des enseignants de français, présents en nombre, pour l'usage fréquent d'anglicisme qui sera fait par lui au fil de son exposé, sujet exige. Une fine «nota bene» bien à sa place d'autant que la conférence coïncidait avec le «Jour du Prof de français», journée internationale célébrée le 24 novembre.D'entrée de jeu, le conférencier visionne une séquence de vidéo Youtube au contenu a priori sans rapport avec le thème de sa conférence : un clip du chanteur palestinien Mohamed Assaf. Il augmente le volume et laisse se dérouler presque jusqu'à la fin la chanson patriotique «Alli El-Koffia» (Brandis le keffieh, coiffe traditionnelle arabe portée notamment par les Palestiniens). «Qui parmi d'entre vous connaissent ce chanteur» ', interroge-t-il. Plusieurs doigts s'élèvent. «Je l'ai rencontré un jour au Liban. Il est né à Rafah, au sud de Gaza. J'ai pu l'interviewer dans mon émission radio. Il était très jeune quand il s'est mis à chanter dans des fêtes de mariage aux villages. Assez vite, il a été repéré. Ensuite, il a chanté entre autres une chanson revendiquant le droit à l'enseignement pour les enfants des territoires palestiniens occupés. Il est devenu vite un célèbre chanteur local puis national. Il a été nommé ambassadeur de bonne volonté pour la paix par l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les refugiés de Palestine (UNRWA) et également ambassadeur de la culture et des arts par le gouvernement palestinien (il a reçu aussi un poste avec un statut diplomatique de la part du président palestinien Mahmoud Abbas : Ndlr)... Un jour, alors qu'il n'était encore que très peu connu, il a voulu participer à Arab Idol, la célèbre émission de show télévisé diffusée par la chaine MBC. Le problème, c'est qu'il doit aller au Caire via le check-point de Rafah. C'est toujours très compliqué, très pénible, quand on veut sortir de la bande de Gaza. J'en connais un bout pour avoir traversé ce poste-frontière dans l'autre sens. Ça m'a pris plus d'une journée. Pourtant, j'avais un passeport européen avec les visas de France, de l'Egypte et du Hamas. A l'époque, pour les étrangers, il fallait impérativement avoir trois visas pour entrer à Ghaza. Arrivé en retard, le pauvre Mohamed Assaf a appris qu'il ne pouvait prendre part au concours. Très triste, il s'est mis à pleurer tout en chantant. Et soudain, un autre jeune palestinien venu lui aussi pour participer à Arab Idol, très touché par la scène, lui dis : ‘Tu as une très belle voix, tiens prends mon ticket. De toute façon, moi je n'ai aucune chance d'être retenu'. Assaf a pu donc monter sur scène. Et de succès en succès, il s'est retrouvé en phase finale de cette deuxième version d'Arab Idol, dont il a été vainqueur à l'arrivée. Aujourd'hui, qui dit Mohamed Assaf, dit 12 millions de followers sur Facebook et 5 millions et demi sur Instagram».
LE CAS DU CHANTEUR PALESTINIEN M. ASSEF COMME CONTRE-EXEMPLE
Fin de suspense, pointe de la combinaison : Frédéric Martel livre enfin la finalité de cette longue circonvolution. « Si je vous raconte cette histoire c'est pour vous dire en substance qu'on a là un célèbre chanteur arabe qui a des dizaines, voire des centaines, de millions de fans, dont des millions d'abonnés sur les réseaux sociaux, mais qui en revanche reste très peu connu voire méconnu en dehors du monde arabe. Pour preuve, si je ferais cette même conférence à Rio de Janeiro, à Tokyo, à Paris ou bien dans d'autres villes, personne ne branchera car personne ne connaitra Mohamed Assaf. On est sur Internet avec cet apriori que tout le monde connait tout le monde et tout le monde connait les contenus qui circulent tant ceux-ci sont globalisés d'une certaine manière. A première vue, tout le monde partage les mêmes contenus et on est à la base connecté de la même manière. Pourtant ce sujet de grand public qu'est le chanteur Mohamed Assaf ne concerne qu'une population, certes très large, mais qui est très spécifique en même temps. Et c'est là exactement la thèse que j'aurai à développer tout au long de cet exposé. Sur le Net, on est tous connecté, il n'y a pas de frontières. Mais, dans le même temps, nous vivons tous avec les contenus qui nous sont spécifiques et ceux-ci, me semble-t-il, fonctionnent avec les frontières alors même qu'Internet est sans frontières. A écouter les patrons de Silicon Valley, tout le monde parlerait la même langue, une sorte de ‘globish' en l'occurrence. A les en croire, il n'y a plus de frontières et les contenus circulent librement et, au fond, nous sommes tous embarqués sur le même bateau, le même Internet. Selon eux, les frontières seraient un concept dépassé : un monde sans bornes : ‘Boundless'. Moi, et je suis bien loin d'être le seul, je n'adhère pas à cette hypothèse. Je pense que sur Internet, nous sommes tous territorialisés. Je perlerais plutôt de la géo-localité. C'est un mot que j'emploie assez souvent. Et cet exemple que j'ai choisi tout à l'heure, ce n'est pas pour nier l'existence de contenus globaux car de fait il en existe pleins : les nouveaux Biomes C, Black Panter, des films de cinéma, des séries télé, etc. Cependant, le gros des contenus que nous consommons sur Internet sont liés à l'espace. Or, comment définir cet espace ' En anglais, il y a deux mots équivalents entre lesquels il y a une grosse nuance : le mot ‘border' qui veut dire frontière réelle, qu'elle soit matérielle ou pas, et le mot ‘frontier' qui signifie frontière symbolique. Je peux citer pour faire bref l'exemple du mythe de la frontière Ouest d'Amérique où on partit chercher de l'or ou encore l'exemple du fameux discours de John Kennedy (le 25 mais 1961) annonçant l'envoi d'hommes sur la lune avant la fin de la décennie avec ce concept de ‘nouvelle frontière' qu'il a utilisée alors.
INTERNET AVEC/SANS FRONTIERES ET LA GEO-LOCALISATE
Donc, sur Internet, il n'y a pas de ‘border' à proprement parler, mais plutôt des ‘frontiers' et des contenus qui passent à travers et qu'on peut lire dans une langue qu'on parle. Bref, on est territorialisé, y compris sur Internet. Le territoire n'est pas un auxiliaire ou un accessoire au contenu, il en est un élément fondamental et essentiel. Le contenu est fonction du territoire et non l'inverse. C'est pour cela que je dis que sur Internet, on reste géo-localisés et lié à un endroit, une communauté, une appartenance sociale, linguistique, culturelle... Il y a des sphères dans lesquelles on évolue. Ce ne sont pas, à vrai dire, des bulles totalement et hermétiquement fermées. Ce sont plutôt des bulles qui s'interagissent, échangent mutuellement. Parfois dans le sens positif, parfois dans le sens négatif. Un Russe et un Ukrainien peuvent difficilement se parler depuis un certain temps. Mais nous pouvons toujours imaginer un échange douloureux entre une mère russe et une mère ukrainienne ayant en commun le chagrin au coeur d'un fils tué au combat ou la peur au ventre d'une malheureuse nouvelle venant du front. En tout cas, si c'était fermé tant que ça, il n'y aurait jamais eu de clashs et des batailles sur les réseaux sociaux». Et comme pour conclure cette section de son intervention, le conférencier a estimé que « l'Internet global n'existe pas et n'existera jamais et que celui-ci n'abolit pas les frontières, il les consacre plutôt. Les infrastructures, les plateformes, les réseaux sociaux, les softwares sont souvent globaux ; mais les contenus ne le sont pas. Encore qu'il y ait des infrastructures, et de plus en plus, non américaines : Baidu et Alibaba en Chine ; Taringa au Brésil ; Flipkart en Inde ; Ozon et VKontakte en Russie, autant de sites que j'ai visités. Les contenus ne voyagent pas bien sur Internet. Par ailleurs, il faut noter que l'Internet n'est pas la destruction de la tour de Babel. «Ceci étant dit, comment tout cela se transpose dans la Méditerranée ' Nous sommes certes toujours dans une phase de mondialisation, même si cela à tendance à décélérer, voir même se décontracter pour s'inverser vers une sorte de dé-mondialisation. Force et de remarquer de prime abord qu'il y a une forte puissance potentielle arabe, avec une étendue géographique de plus de 13 millions de km2 et une population de plus 500 millions de personnes, avec pleins d'éléments en communs entre peuples, et des richesses naturelles, énergétiques, économiques...
L'APRES-PETROLE : L'ALGERIE DOIT S'Y METTRE, Y COMPRIS «EN SOFT»
On a d'importantes capitales économiques et touristiques : entre autres Doha, Dubaï, Riyad, Beyrouth, Le Caire, Tunis, Alger, Casablanca, Marrakech, entre autres grandes villes çà et là. Le potentiel local est là, il est hyper-important... L'Algérie, puisque c'est elle qui nous importe le plus ici, comment peut-elle défendre ses intérêts et par delà même son influence culturelle ' Elle fait déjà, disons partiellement, par le biais d'un lien assez fort, celui localisé à Marseille, où on trouve par exemple beaucoup de dialogues via les blogs sur différentes et diverses thématiques. Du coup, quel pourrait être le soft pour l'avenir de l'Algérie ' Qu'on le veille ou pas, et ce n'est pas là une critique qu'on fait à l'égard du régime en Algérie, le fait est là : les réserves hydrocarbures sont en train de s'amenuiser. Il va falloir trouver au plus vite d'autres ressources. Quand j'étais en Arabie Saoudite, à Dubaï, Abou Dhabi, Doha et d'autres villes du Golfe arabe, j'ai réalisé combien ils savent eux mettre toute leur économie dans l'après-pétrole. Et à en juger du degré de développement auquel ils sont parvenu, il me semble bien qu'ils sont déjà prêts pour l'ère post-pétrole ». Un peu plus loin, le conférencier évoque le cas inévitable des Etats-Unis en matière de numérique, en général, mais aussi celui des pays émergents. «Les US ne sont plus les seuls acteurs. Les pays émergents émergent aussi avec leur culture et leurs médias ‘Mainstream' ainsi que leurs valeurs et leurs identités (Global Gay). Dans la culture et Internet on va vers un ‘multipolar world'. Je ne suis pas le premier à parler de pays émergents. Le numérique a fait exploser la catégorie des BRICS. Ce n'est pas une crise que nous traversons. Le sujet c'est que le monde change. Ce changement, c'est la fragilisation de l'Europe face aux pays émergents».
LES SMART CREATIVES ET LES SMART CURATION
«On connaît les tendances en cours : le téléphone devient smart, l'Internet devient mobile, la culture devient mobile et la télévision qui était passive (on l'opposait ainsi au cinéma ou au théâtre considérés comme des arts actifs) devient quant à elle sociale, donc active. En même temps, on a besoin des créateurs, ils ne disparaissent pas, bien au contraire. Comme l'a bien dit le musicien Jean-Michel Jarre : ‘la partie smart du smart-phone, c'est nous. D'autre part, Internet, par nature, c'est l'abondance, sans hiérarchie. La désintermédiation. La question est donc celle de la hiérarchisation et de la curation : trop de tweets, trop de sites, trop de posts, trop de vidéos... Cette abondance a tué les flux RSS, le Google Reader, et elle tuera le podcast etc.». Voici par ailleurs une super anecdote racontée par Frédéric Martel. «Aux Etats-Unis, j'ai fait une fois l'objet d'une arrestation sur une route d'Arizona. 50 km heure au lieu de 40 ' Sirènes hurlantes. Le flic sort de sa voiture la consigne est claire : ne jamais sortir de la voiture sinon on se fait tuer ! Je m'excuse d'avoir dépassé un peu la vitesse dans la ‘ ville'. J'emploie le mot «city». Il se met en colère : «It's not a city. It's a town.» (ce n'est pas une ville, c'est un village ici). Il vérifie mon permis de conduire et me laisse partir, sans contravention. En me quittant, il me dit, comme une gentille recommandation : ‘ When in Rome, do as the Romans do' (En Français, on dirait : ‘Si tu es à Rome, vis comme les Romains ; si tu es ailleurs, vis comme on y vit'. Cette formule vient probablement du latin : ‘Si fueris Romae, Romano vivito more; si fueris alibi, vivitosicutibi'.
Je sais bien qu'Internet modifie la donne et que le territoire n'est pas le même lorsqu'on est dans les «borders » terrestres et dans les «frontiers » numériques. Mais les géants du Net doivent savoir y vivre comme les Français et comme les Européens. Dans l'analogique, comme le digital, in real life, comme sur Internet : si tu es en Europe, vis comme un Européen. Question de la régulation, il ne faut pas réguler Internet ; mais ses acteurs. J'ai été en fait expert du président de la commission. Le mot ‘régulation' devient un gros mot...»
Frédéric Martel en quelques lignes.
Né le 28 octobre 1967 à Châteaurenard (Bouches-du-Rhône), est un écrivain, sociologue et journaliste français. Il est, depuis 2020, professeur en économies créatives à l'université des Arts de Zurich. Il est connu notamment pour ses ouvrages «Le Rose et le noir», «De la culture en Amérique», «Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias», «Smart, Enquête sur les Internets» ainsi que du New York Times Bestseller : «Sodoma : Enquête au coeur du Vatican». Ses livres ont été traduits dans une vingtaine de langues.
Martel est successivement chef du bureau du livre à l'ambassade de France en Roumanie (1990-1992), chargé de mission au département des affaires internationales du ministère de la Culture (1992-1993), collaborateur de l'ancien Premier ministre Michel Rocard (1993-1994), puis rédacteur en chef de la revue intellectuelle de la CFDT (1995-1997, auprès de Nicole Notat. Il est ensuite chargé de mission au cabinet de la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry (1997-2000), où il devient sa plume, puis chercheur à l'EHESS et conseiller du président de l'EHESS, Jacques Revel (2000-2001), et ensuite un attaché culturel à l'Ambassade de France aux Etats-Unis (2001-2005). En 2012, Martel publie une enquête sur Nicolas Sarkozy et révèle dans Marianne et pour L'Express un scandale lié à la fondation de Carla Bruni.
Chercheur associé à l'Institut national de l'audiovisuel (INA) en 2009-2010, il y fonde en 2010 le site inaglobal.fr, web-revue des industries créatives et des médias. Producteur/animateur à France Culture de l'émission Soft Power, magazine des industries créatives numériques, entre autres.


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