Algérie

Comment se construit le lien social[1] '



Je veux dire aux futurs mariés qu'il y a deux amours, le premier vous a porté l'un vers l'autre et a conduit à vous marier. Certains diront qu'il est physique. Le second vient après le mariage, il est fait de gestes concrets, s'appelant les uns les autres, d'attachements communs, d'habitudes communes. Il est le résultat d'un système que vous avez construit dans un environnement particulier, il est mêlé de tendresse et de compréhension mutuelle. Le premier s'épuise petit à petit s'il n'est pas relayé, s'il n'est pas meublé, alimenté par le second.La sexualisation de l'amour et la fabrique du consommateur séparent souvent ces deux moments pour ruiner la famille et la société. Ces deux processus conduisent au vieillissement de la société et à son épuisement. Certaines sociétés européennes en sont clairement l'expression. La société doit alors recourir à l'émigration et se confronter à différentes cultures que la sienne, ce qui conduit à accroître sa conflictualité, ses capacités d'assimilation étant limitées. En effet, il est plus facile à une société qui a fait une bonne place à la jeunesse d'assimiler de nouveaux venus qu'à une autre qui a désappris à avoir des enfants.
S'aimer avant et après s'être mariés
Dans le passé, les jeunes gens ne se rencontraient pas séparément de leur famille. Les espaces sociaux étant rarement mixtes. Le mariage était d'abord arrangé par les familles. On allait prendre place dans une famille, dans un groupe social. On appartenait alors à deux familles, à deux groupes sociaux. Dans les sociétés déstructurées, il arrivait très souvent que l'amour entre conjoints ne vienne pas après le mariage. L'amour pour la famille découplé au départ de l'amour pour le conjoint avait du mal à se reconstituer. Ici commence la crise du lien social, des échanges d'individus entre familles.
Avec l'étatisation de la société, on continue à appartenir à deux familles, mais non plus à deux groupes sociaux. L'individu et la famille ne se projettent plus dans un groupe social, puis dans une société, mais dans une société que je dirais étatisée, l'Etat court-circuitant la relation de l'individu à la famille et de la famille à la société. Dans la société sans système d'éducation de masse, il y avait un devoir d'aimer et un droit d'être aimé. L'amour entre conjoints devait venir après le mariage, avec le temps et au sein de la famille. L'amour pour la famille devait finir par comprendre la nouvelle venue. Souvent grâce à la qualité des rapports entre les familles associées par le mariage, à la réciprocité de leurs rapports.
Aujourd'hui le mariage réunit souvent des individus qui l'ont été par le système d'éducation et ses espaces mixtes. Les lieux de rencontre des enfants et des jeunes personnes sont maintenant hors du champ des rapports familiaux. Ils ont été attirés l'un vers l'autre en étant séparés de leur famille, il leur faut à présent « se réunir dans la famille » ou s'en disjoindre en dérivant lentement. L'attachement des deux conjoints vient avant le mariage, avant celui des familles qui ne se connaissaient pas auparavant. L'espace dans lequel ils se sont rencontrés n'a pas été aménagé par les familles pour leur rencontre. L'amour après le mariage doit alors tisser simultanément leurs liens avec ceux de la famille qui ne les intègre plus selon une tradition. Il faut alors trouver sa place dans la famille et faire de la place à la famille, fabriquer de nouvelles traditions. Du fait d'être né hors de la famille, l'attachement du couple va donc être exposé à une double épreuve : celle de leur attachement personnel futur et celle de leur attachement à la famille. Lorsque l'émergence du couple hors de la famille doit son origine à une sexualisation des rapports, cette dernière aura tendance à séparer la vie du couple de celle des parents. Il s'agit alors de construire l'attachement à la société indépendamment de l'attachement à la famille. Se met alors en route la fabrique du consommateur qui va donner au couple puis à l'individu son univers d'existence. Aux services rendus par la famille devenus trop coûteux vont se substituer des services marchands.
La séparation de l'individu de sa famille
La majorité des parents n'a souvent pas conscience que les nouveaux espaces mixtes qu'offre le système éducatif à leurs enfants va déterminer le choix de leur conjoint, à la différence des parents « riches » qui se soucient de la socialisation qu'impose le système éducatif à leurs enfants. Ils peuvent refuser de confier leurs enfants à de mauvais enseignants, ils peuvent refuser que leurs enfants soient soumis à des fréquentations indépendantes de leur volonté. Ils voudront décider des enseignants, des amis à donner à leurs enfants. Ils choisiront le quartier, la ville où leurs enfants pourront avoir de bonnes écoles, de bons amis, etc.
Dans un travail récent, un sociologue français relevait l'incohérence du comportement des citoyens français : ils ont une préférence pour l'égalité qui définit l'espace politique dans lequel ils se projettent et une préférence pour l'inégalité[2] par laquelle ils règlent leur comportement pour définir l'environnement qui leur convient. La préférence politique pour l'égalité légitime en quelque sorte la préférence sociale pour l'inégalité. La loi étant égale pour tous, les inégales capacités deviennent légitimes. Cela n'est pas un paradoxe pour une société qui présuppose une reproduction de la structure de classes. Tout le monde a le droit, mais tout le monde n'a pas la même capacité. Tout le monde peut progresser, mais dans le cadre d'une structure de classes. Il ne s'agit pas de différencier et d'égaliser autant que faire se peut les capacités des individus, il s'agit de légitimer un ordre social inégal. On peut extrapoler et dire que chaque société a sa façon de gérer la différenciation sociale.
Il faut cesser de confondre différenciation sociale et structuration de classes. Dans un cas la différenciation sociale produit et se fixe dans une structure de classes, la différenciation est structuration rigide, dans un autre la différenciation est structuration fluide. Dans un cas les classes sociales sont dissociées, dans un autre, elles sont l'une dans l'autre, l'une pouvant devenir l'autre. On distinguera les sociétés selon le degré de prise de l'hérédité sur la condition sociale, selon l'existence fortement ou faiblement marquée de classes sociales héréditaires.
Dans le cas d'une « société de classes non héréditaires », le « riche » y serait un exemple à suivre dans tous les compartiments de la vie sociale et non plus seulement dans le compartiment de la réussite matérielle. Son rapport au « pauvre » illustre ce que le pauvre peut devenir, le devenir du pauvre dans le riche et du riche dans le pauvre. C'est dans une société soumise à une dynamique de différenciation et d'indifférenciation refusant de se fixer dans une différenciation de classes héréditaire, que l'égalité des conditions, synonyme de progrès social peut aller de pair avec la plus grande différenciation sociale possible, synonyme de progrès matériel. La société de classe qui suppose l'inégalité des conditions comme points de départ et d'arrivée de la différenciation sociale s'attachera à la notion d'égalité des chances pour corriger de manière légère le point de départ et légitimer le point d'arrivée.
Il faut ensuite reconnaître que la différenciation de classes qui a assuré à l'Occident dans le passé la domination du monde est devenue le problème. La différenciation guerrière de classes trop rigide n'assure plus la compétitivité de la société. Elle n'assure plus la domination militaire du monde.
Dans la « société de classes héréditaires », seules les riches familles peuvent contrôler les conditions de socialisation de leur descendance pour préserver (on ne dira pas leur lignée, mais) leur condition de classe. Le révolutionnarisme ne considère pas que le système doive être piloté par les « riches », modèles d'exemplarité. Pour le révolutionnarisme, à la suite de la pensée dichotomique/essentialiste, intérêt particulier et intérêt général, ne peuvent pas être l'un dans l'autre. Plus l'intérêt général sera étroit, plus le particulier le sera. Plus l'intérêt particulier sera large, plus l'intérêt général le sera. Aussi les riches ne sont-ils pas pris, ne s'offrent-ils pas, comme modèle dans ce type de pensée. Le riche ne se pense pas dans le pauvre ni le pauvre dans le riche. Il s'agit de faire partie de la société des riches. Il ne s'agit pas de généraliser leurs avantages, faire de l'intérêt de la société ceux de la société des riches. Il n'est pas de faire que la richesse « ruisselle » de haut en bas.
Quand je conseillais aux jeunes, militants et étudiants, de profiter des conditions d'études en Algérie, mais de s'expatrier ensuite pour apprendre à travailler, on me reprocha de conseiller aux jeunes d'adopter le comportement opportuniste des riches. Je ne pensais pas alors aux riches comme exemples, mais oui, pour moi est « riche » celui qui d'une expérience peut faire profiter ses semblables, ou plus exactement, il n'est pas de riche en général, mais de riches de quelque chose. Riches de quoi ' La réussite pour être digne d'une réussite sociale doit être exemplaire et en mesure d'être imitée. La bonne société devrait distinguer les types de riches en mesure de se proposer comme des exemples à la société. Est riche celui qui a accumulé une expérience transmissible et non une accumulation de richesses matérielles dont on préfère taire l'origine. Cela afin de créer une symbiose convenable entre l'individu et la société et non la division de la société en classe l'une soucieuse de la reproduction de sa force de travail et une autre de la reproduction de son capital et de l'exploitation de la force de travail. À la classe des travailleurs, il reviendrait le seul souci de travailler pour vivre et de vivre pour travailler. On parle de la disparition de la classe des travailleurs, confondant une de ses formes historiques avec sa substance. La classe des travailleurs est celle qui est soumise à l'omnipotence de la valeur travail, qui s'est incorporé la valeur travail jusqu'à la moelle. Le travailleur est celui qui a tout (aban)donné au travail, qui a abstrait le travail de toutes ses déterminations vivantes.
J'ai dit plus haut que dans les « sociétés de classes héréditaires » seuls les riches pouvaient choisir les enseignants, les amis de leurs enfants. Je veux dire ici que dans les sociétés sans classes héréditaires, le chemin de la réussite pour la majorité ne passe pas par l'imitation de ceux dont la réussite ne peut pas servir d'exemple. Elle ne passe pas par l'argent, comme pour le riche qui peut « tout acheter ». Il ne s'agit de s'offrir les meilleurs enseignants, de résider dans les meilleurs quartiers, auprès des meilleures écoles. Meilleur pour quoi faire ' Pour améliorer qui et quoi ' Je répondrai améliorer des milieux qui s'améliorent mutuellement. La réussite passe par la mobilisation de ressources inutilisées d'un milieu, dont les riches ne veulent pas, par la capacité de milieux différenciés à se donner des objectifs et à les réaliser. Il faut créer des marchés où les « riches » seraient exemplaires, où des leaders conduiraient des milieux à s'améliorer dans le monde et la société.
Dans une société, cela passe d'abord par le pouvoir de donner de bons enseignants aux élèves. Des personnes qui ayant suffisamment confiance en eux, pour avoir réussi, peuvent partager leur confiance avec ceux qui en ont besoin. Enseigner devrait être moins un métier qu'un travail de transmission d'expérience. L'enseignant en général devrait plus s'apparenter à un enseignant-chercheur, qu'à un permanent de l'éducation. Il devrait être en mesure de transmettre une expérience du monde. Ce ne sont pas les ressources qui manquent, c'est ce à quoi on les destine qui fait défaut, c'est une mobilisation et une mise en ordre adéquates. Il faut mobiliser les ressources existantes, d'abord humaines, et leur ajouter de la valeur. Le moins muni doit s'associer avec ses semblables afin de surmonter son handicap de départ. Ensuite, sans leaders, s'associer est sans intérêt.
Un des handicaps qui minent la confiance sociale c'est la pauvreté des enfants. Les collectivités locales ne doivent pas accepter que des enfants ne puissent pas étudier convenablement, ne puissent pas avoir confiance en eux-mêmes et en la société. Elles doivent en quelque sorte créer leur propre « marché » de l'éducation, les offres et les demandes qui améliorent leur situation.
Avec l'indépendance, la société algérienne, déstructurée par le colonialisme, ne pouvait pas compter sur des élites exemplaires. La majorité de la population était pauvre et les riches ayant réussi sous le colonialisme ne pouvaient pas servir d'exemples. On ne fit pas le tri parmi les « riches » et on ne donna pas de bons exemples imitables à la société. Car, il en est qui ont su servir, apprendre du colon, sans se compromettre avec l'administration coloniale. On donna à la société des exemples parmi les morts qui ne pouvaient plus guider ni être imités. Aussi la société, pour son énorme majorité, fut heureuse de se décharger de l'éducation de ses enfants et de ses frais. L'Etat promettait éducation, formation et emploi. Aujourd'hui cette prise en charge par l'Etat sonne comme une démission de la société. L'Etat n'a pas appris à la majorité de la population à investir dans l'éducation. La prise en charge étatique a duré trop longtemps, elle n'a pas fait la part de l'effort collectif et de l'effort individuel, la part de ce que la société doit à chacun et de ce que chacun doit à la société. L'enseignement supérieur pour tout le monde est un grand gâchis. Il n'a pas appris la réussite à ses produits. Il n'a pas produit de bons exemples. Et la société continue de ne pas vouloir reconnaître parmi les vivants ceux qui peuvent lui servir de modèles. À commencer par ses enseignants et la société politique qui les emploie. La défiance sociale n'est pas combattue, elle est le mode d'administration de la société par l'Etat imposé.
Dans notre société en principe, l'amour des conjoints ne peut pas aller sans l'amour de la famille, ni le second sans le premier. Dans la pratique, les contextes ont toujours favorisé l'un d'entre eux. Dans le passé, l'attachement à la famille l'emportait sur l'attachement au conjoint par la force des choses et non en principe. Les familles se connaissaient, voulaient entretenir des liens, les conjoints pas encore. Aujourd'hui, le premier l'emporte sur le second par la force des choses. Les conjoints se sont rencontrés avant les parents qu'ils viennent solliciter ensuite. Lorsque l'un des attachements s'impose à l'autre, le divorce est à l'horizon : le couple ne trouve pas sa place dans la famille ou la famille ne trouve pas sa place dans le couple. Si l'on considère que l'un est dans l'autre, autrement dit si l'on refuse que l'un d'entre eux puisse l'emporter sur l'autre, les deux attachements peuvent et doivent se soutenir mutuellement. Les parents doivent accompagner les conjoints et les conjoints accompagner leurs parents. Dans un milieu social et politique bien disposé, voilà un gage de réussite sociale.
Ce qui conduit à la séparation des deux attachements ruine la famille. Dans une société prospère, quand (les services sociaux de) la société l'emporte sur (ceux de) la famille, une telle séparation qui opère à peu de choses près dans l'indifférence, ne prête pas à immédiate conséquence. La société pourvoit aux besoins des individus. Mais elle conduit au non-renouvellement de la société, à son vieillissement. Le coût de l'éducation devenant de plus en plus élevé et n'étant plus payé en retour, pour la majorité, la famille n'est plus justifiée. La double charge de la femme, professionnelle et domestique, n'est plus justifiée non plus, la femme n'a plus besoin ni d'enfants ni de mari. Chaque individu pourvoyant sur le marché à ses besoins. La prospérité de la société consacrant la faillite de la famille prépare sa ruine. D'avoir cru que l'Etat ferait nation à la manière occidentale et que la société se ferait avec l'individu sans la famille, nous avons détruit la vie qui ne sépare pas l'individu et la famille, le consommateur et le producteur, le système démocratique et le citoyen.
D'imiter les sociétés riches, centrales, sans perspectives de dépassement, les sociétés pauvres, périphériques détruisent les conditions de leur réussite. Elles fabriquent des individus, mais pas des citoyens ; des « démocrates », mais pas de système démocratique ; des « Etats », mais pas des nations ; des « consommateurs », mais pas des producteurs. Les sociétés riches peuvent ainsi perpétuer leur domination sur les autres sociétés.
Dans une société en crise économique permanente, l'affaiblissement du lien familial par le mariage aura des conséquences rapidement catastrophiques. La société atomisée ne peut plus faire corps derrière son Etat, son Etat doit recourir à la violence pour se perpétuer.
Dans les sociétés où la société signifie d'abord la famille puis l'Etat et où le politique est respectueux d'un tel principe, l'enfant grandit dans le respect de la famille puis l'adulte dans le respect des différentes associations auxquelles il participe. Le couple complète alors la famille, la petite famille complète les grandes. Nos faiblesses qui ont dominé, les disjonctions que nous avons opérées entre le « riche » et le « pauvre », l'individu, la famille et la société, nous ont désappris le respect et miné notre différenciation sociale.
Notes :
[1] Le titre initial avait été : lettre aux futurs mariés.
[2] François Dubet. La préférence pour l'inégalité. Comprendre la crise des solidarités. Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2014, 112 p.
*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.


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