Même si depuis des années on se plie à l'exercice, il arrive que le doute prenne le pas sur l'habitude. Du coup, on se retrouve désarmé. Avoir honte de l'avouer ' Non. Cela fait partie des aléas du métier. On sent comme une saturation qui invite à prendre un chouia le large, à s'oxygéner les neurones. En dépit d'une actualité abondante, la conjonction de raisons internes et externes parvient à vous laisser sans voix.Tenez, par exemple, comment écrire une chronique sur Khaled Drareni ' Il vient d'être condamné à 3 ans de prison ferme pour avoir accompli son boulot de journaliste. Cette lourde condamnation, qui a soulevé stupeur et indignation en Algérie et à travers le monde, est au final plus compréhensible, dans la logique des censeurs, que le procès que lui intentent des internautes embusqués dans l'héroïsme de l'anonymat.
Bien sûr, pour défendre un verdict inique, digne du procès de Kafka, avec un dossier vide selon les avocats de la défense, des « stipendiés » (ah ! on adore ce terme, survivant de l'époque des éditos héroïques du parti unique) du... système trouvent 36000 griefs rédhibitoires à imputer à l'accusé, allant plus loin que le tribunal qui a pourtant franchi allègrement le Rubicon. On lui reproche pêle-mêle d'être un agent de je ne sais qui, de travailler pour des forces qui complotent contre le pays... et on en passe.
Mais le véritable grief, inavoué celui-ci, c'est que ce brillant journaliste soutient le Hirak, raison pour laquelle on a voulu le faire taire. Un avertissement pour tous ceux qui seraient tentés de continuer à faire vivre l'insurrection citoyenne pacifique. On voit mal un tribunal jugeant un journaliste, le frappant de l'autorité régalienne de l'arbitraire, avoir le courage d'affirmer qu'il agit en force de censure, et s'épargner de trouver des motifs filandreux tels que l'atteinte à l'intégrité du territoire et autres joyeusetés comme celles collées à Drareni.
Comment écrire cette chronique sans s'étonner de ceci : si les chefs d'accusation étaient fondés, la peine encourue ne devrait-elle pas être à la hauteur de leur gravité, donc largement supérieure aux trois ans de prison ferme '
Comme l'Histoire est toujours omniprésente dans nos mémoires, incandescente et perdurable, souvenons-nous. En 2004, le journaliste Mohamed Benchicou, dont on a voulu étouffer la voix dissonante et perturbatrice, a été condamné à deux ans de prison. Comme dans le cas de Khaled Drareni, le pouvoir politique de même que les magistrats n'assumaient pas l'effroyable atteinte à la liberté de la presse que cet acte arbitraire commettait en se cachant derrière une fallacieuse affaire de bons de caisse. Seize ans plus tard, tout le monde a oublié le motif trompeur pour ne retenir que l'infamie de l'emprisonnement d'un journaliste. À l'époque aussi, il s'est trouvé nombre de clientèles du clan Bouteflika pour surenchérir sur le verdict et accabler Mohamed Benchicou des pires turpitudes.
Evidemment, aujourd'hui, connaissant la fin du film s'achevant sur la chute de César, tous ces vaillants défenseurs du maître d'alors rentrent la tête dans les épaules, ou dans le déni. Il n'est pas impossible qu'il en aille un jour de même concernant Drareni.
Comment écrire une chronique sans mettre en parallèle ces deux infos prises presqu'au hasard, et la façon dont elles sont commentées. D'un côté, Khaled Drareni, un journaliste condamné et stigmatisé par les thuriféraires du régime comme un agent qui agirait contre les intérêts de la Nation. De l'autre, un général recherché pour avoir chouravé, nous dit-on, 2 milliards de dollars au Trésor public, et dont on disait, il y a encore quelques semaines, qu'il était l'un des pivots de la défense de la Nation. Ça va tellement vite, le turn-over qu'on se demande comment on peut encore écrire une chronique.
Dans l'enfumage de l'actualité, on s'est tourné vers les fables. Il en est une, hébraïque, que l'on raconte beaucoup ces derniers jours dans les médias internationaux à propos de l'accord diplomatique entre les Emirats arabes unis et Israël. C'est celle de la chèvre dans le lit.
La fable. Un jour, un pauvre père de famille va demander conseil à son rabbin. Il se plaint de vivre dans une pièce unique avec femme et enfants. Le rabbin lui recommande de mettre une chèvre dans son lit. Quelque temps plus tard, l'homme retourne chez son rabbin plus désespéré que jamais. Vivre dans une seule pièce exiguë avec femme, enfants et une chèvre est un réel supplice. Le rabbin lui conseille alors de retirer la chèvre. Le lendemain, l'homme loue la sagesse du rabbin en s'écriant : comme on est bien tous ensemble à la maison !
Moralité : faire entrevoir le pire pour faire accepter l'intenable statu quo.
Et c'est effectivement ce qui se passe avec l'accord entre Israël et les Emirats arabe unis. La dot dans le panier de l'Union est qu'Israël renonce à une annexion qui n'a pas encore eu lieu, le projet du plan Trump - Netanyahou d'annexion d'un tiers de la Jordanie.
Qu'est-ce que cela a à voir avec nos histoires '
Eh bien, quand on nous disait au début du Hirak que Gaïd Salah avait le mérite de ne pas envoyer la troupe réprimer les manifestants, on était en pleine évocation du pire pour accepter l'inacceptable des détentions d'opinion.
Cette fable de la chèvre dans le lit, qui doit avoir son équivalent dans nos propres cultures, est une pratique que nos gouvernants semblent manier avec une certaine habileté. Comment comprendre autrement les lourdes condamnations pour délit d'opinion qui font, là encore, entrevoir le pire pour accepter comme de la mansuétude une potentielle réduction de peine.
A. M.
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Posté Le : 16/08/2020
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Arezki Metref
Source : www.lesoirdalgerie.com