Algérie

Comme des bambous dans le vent...



Comme des bambous dans le vent...
Qu'il s'agisse de fêter un mariage, faire plaisir à une personne qui nous est chère, ou rendre visite à un malade, les fleurs nous accompagnent toujours. Nous sommes allés à la rencontre de fleuristes, et en cette veille de Saint Valentin, nous en avons profité pour leur poser la question : «Est-ce que les Algériens la célèbrent en fleurs '»Les montagnes autour de Blida, celle qu'on surnomme la ville des Roses, sont couvertes de neige. Une des trémies qui mène au centre de la ville est décorée de tableaux en faïence : une grosse rose rouge, une autre jaune. Plus loin, sur une avenue marchande, arrive Sid Ali Belhadj pour ouvrir «La Rosa, Fleurs et Couleurs». Taillé comme un athlète, il a le sourire éclatant et le verbe poétique.Il porte une barbe soigneusement taillée et une djellaba aux broderies légères. Est-ce que les fleurs se vendent bien pour la Saint Valentin à Blida ' «De moins en moins, répond-il. Il y a deux ans, ça marchait encore très bien, mais depuis l'année dernière c'est la chute libre.» Cela vaut aussi pour la Journée mondiale de la femme, généralement appelée en Algérie «Fête de la Femme». Cela serait imputable aux prêches qualifiant ces fêtes d'étrangères à notre culture. «Or, à mon avis, dit Sid Ali, les occasions, quelles qu'elles soient, sont des rappels pour nous sortir de la routine du quotidien.»L'or foulé aux piedsCe qu'est devenue Blida lui arrache des soupirs : «Ceux qui travaillaient la terre sont partis et leurs enfants ont vendu les parcelles pour s'acheter voitures et villas. Ma mère nous dit toujours : ?? Prions Dieu pour qu'il nous gratifie d'un panier rempli de terre, car il est plus cher qu'un panier rempli de louis d'or''». Sa passion des fleurs, confie-t-il, l'a amené à prénommer sa deuxième fille «Warda». «Voilà quarante ans que je marie les gens de Blida, raconte-t-il. Je suis né ici, et j'ai grandi ici. Au moment de l'attribution de kiosques à Chréa, moi qui étais en tête de liste des bénéficiaires je m'en suis retrouvé exclu. On m'a dit que c'est parce que mes parents viennent d'ailleurs. Notre famille est de Timimoun.» «Moi, je considère que je suis chez moi là où je pose mon pied», dit-il joignant le geste à la parole. «Ils ont préféré les attribuer à ceux qui y vendent des ?ufs durs.»Récup'Art«L'hiver, relate-t-il, je vais à la montagne récupérer des bouts de bois, d'écorces et des baies pour en faire des souvenirs de Chréa. L'été, je vais en bord de mer et je confectionne des bibelots à partir de coquillages, ce sont des souvenirs de Tipasa. Je n'ai pas honte de dire que quand je suis en ville, je fais les poubelles, et à partir des objets que j'y trouve je fais des tableaux. Si par exemple je trouve une assiette ébréchée, je la réduis en morceaux pour en faire de la mosaïque avec des traits à la Picasso. Parce qu'un artiste de ses mains ne meurt jamais de faim, je ne crains pas de dire que c'est cela qui m'a permis d'élever mes enfants.» Il lui arrive souvent de marcher seul dans la forêt pour «contempler la Création». Les gens vont alors raconter à son vieux père que ce sont là les effets de «l'herbe». «La question que je me pose, interroge-t-il, c'est de savoir pourquoi on n'aime pas les artistes '»Comme des bambous dans le vent...«Les Floralies» est au centre du quartier de Kouba, il se situe dans le prolongement de l'allée qui mène à un centre d'imagerie médicale qui voit défiler des flots ininterrompus de patients. Leurs voitures débordent sur toutes les artères alentour, sans parler des taxis clandestins, prêts à accompagner au prix fort ceux qui n'ont pas les moyens de s'acheter une voiture. Le kiosque, tout en vitres, propose des roses, des narcisses, des oiseaux du paradis, et des fleurs séchées. Son patron, Chibah Kamel, grand, fin, n'hésite pas à répondre : «Les affaires ne marchent pas très bien, c'est l'hiver et la production locale est minime. Nos fleurs nous viennent du Kenya, du Maroc ou de Hollande.» Et de constater, amer : «Nous étions horticulteurs de père en fils, mais nous sommes passés de producteurs à simples clients. Cette boutique a ouvert ses portes dans les années soixante-dix. Avant, nous vendions des fleurs au marché de Kouba et c'est nous qui approvisionnions les fleuristes de la ville.»Les yeux rivés vers l'extérieur, il explique : «Je descendais chaque semaine trois fourgons pleins de roses, d'orchidées, de dahlias. L'hiver était la saison des anémones, des jacinthes, de la tulipe, des iris, des glaïeuls, de la frésia, et d'autres encore. Nous avions quatre hectares entièrement dédiés aux fleurs. Nous pratiquions la culture par palier et les gens venaient de loin juste pour en admirer les couleurs, mais tout cela est parti en fumée.» Les champs, qui étaient le théâtre d'affrontements entre les terroristes et les Forces armées, ont été brûlés, selon lui, au début des années quatre-vingt dix.«Notre maison a été saccagée. J'ai dû placer ma femme et mes enfants chez de la famille pendant quatre ans. Mon frère et moi dormions le soir sur la terrasse pour faire le guet. Notre région a été abandonnée par l'Etat. J'ai dû mettre au chômage huit ouvriers parce qu'il était humainement impossible de demander à qui ce soit de venir travailler dans pareilles conditions. D'ailleurs, rien qu'à entrer à Bouzaréah on avait la chair de poule, on sentait bien que des choses sinistres s'y déroulaient. Entre-temps, nous avons perdu toutes les cultures. Le calme revenu, les terres ont été partagées entre les différents héritiers et des habitations ont été construites dessus. Partir ' Ma famille m'avait pressé de le faire, mais j'ai fait le choix de rester.» Soudainement, il se redresse et dit : «Je viens ici tous les matins pour ouvrir ma boutique, car nous sommes comme des bambous, nous ployons mais nous ne rompons pas.»«Les fleurs coulent dans mes veines»«Aux Fleurs du Bonheur» est situé dans le quartier du Sacré C?ur, en face de l'école primaire El Khansa. Des pots de roses aux couleurs éclatantes accueillent les visiteurs. A l'intérieur y sont accrochés des tableaux et des objets qu'on ne trouverait pas dans les meilleures brocantes d'Alger. Ce lieu est soigneusement préservé par Azzoug Abdelghani, âgé de 44 ans. Il a le visage marqué par une cicatrice qui lui barre la tempe, il dira que c'est ce qui lui a permis de devenir fleuriste, même si on peine à imaginer comment cela lui est arrivé. La SaintValentin ' «Il y a quelques années, dit-il, personne ne savait ce que c'était, mis à part ceux qui ont vécu au contact des Français. Pour ceux de ma génération, le mot ??amour'' en lui-même n'était pas prononçable devant les parents. Par contre, on ne peut rien cacher aux enfants d'aujourd'hui.»Il est midi, et les écoliers défilent devant la boutique. «Nous sommes en hiver et les roses sont chères, les enfants qui passent me demandent leurs prix plusieurs jours à l'avance. En fait, ils économisent pour pouvoir offrir des fleurs. Ils en achètent pour leur maman, leurs s?urs, et leurs institutrices en disant : ??C'est la fête de l'amour et j'aime ma maman !'' », souligne-t-il. Et de poursuivre : «Adolescents, ils choisissent soigneusement les couleurs, bien conscients de la signification de chacune d'entre d'elles. Bien souvent, quand les pères voient que les petits ont fait ce geste, ils sont obligés de venir en prendre à leur tour. Parfois, les enfants attendent que les papas rentrent du travail pour les traîner ici. Disons que la fête des amoureux est devenue la fête de l'amour dans un sens plus large.» Visiblement fatigué, je lui demande ce qui le fait rêver. Les yeux illuminés, il rétorque : «Les fleurs c'est ma passion, elles coulent dans mes veines. J'ai arrêté mes études universitaires pour faire ce métier.» Des pertes ' Il n'en connaît aucune : «Les fleurs invendues, je les transforme en eau de rose.»




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