De notre bureau de Paris, Khadidja Baba-Ahmed
Echanges très denses que ceux qui ont eu lieu au colloque «Algérie 50 ans après l'indépendance : défis et perspectives». A l'initiative de la jeune «Association des élèves de Sciences Politiques pour le Monde arabe» (formée essentiellement d'Algériens et créée en 2006), la rencontre a permis, du fait de la qualité et de la diversité des intervenants, de croiser sur toute une journée des approches multiples aux plans politique, sociologique, historique et institutionnel.
Ce qui a fait la richesse du débat et lui a permis d'éviter l'écueil des certitudes assénées sans écoute de l'autre est certainement le travail fait en amont dans le choix des thèmes et leur articulation. La tonalité générale, naturellement pessimiste lorsqu'il s'est agi de tracer le bilan d'un demi-siècle d'indépendance, a pris une tournure très dynamique lorsque de jeunes intervenants ont donné leur vision d'une autre Algérie, celle dont ils rêvent et tentent de faire de ce rêve une réalité. Un point, c'était attendu, a largement occupé les échanges parfois très vifs : le rôle de l'armée par le passé et sa position dans la phase de transition démocratique que pourrait connaître l'Algérie.
Le volet éclairages historiques par lequel le colloque a démarré a permis à l'historien Benjamin Stora et à l'historienne Malika Rahal, chercheuse au CNRS, de largement développer sur l'écriture de l'histoire et la place accordée à ce volet par les pouvoirs en place. Pour Malika Rahal, qui a fondé ses travaux sur de nombreuses enquêtes, «l'Algérie indépendante n'existe pas comme champ de l'histoire», affirmant même «qu'aucun historien algérien ne travaille sur le post-1962». Après 1962, explique-t-elle, ce n'est plus la révolution et donc n'a plus aucun intérêt, aucune légitimité pour constituer un espace d'études historiques. Pour preuve, étaye-t-elle, entre autres, le département d'histoire est choisi par les étudiants lorsqu'ils ne peuvent opter pour une autre discipline et selon ses connaissances, aucun fonds d'archives n'a été versé après 1962 aux Archives nationales.
«Est-ce dans la diaspora que va s'écrire notre Histoire '»
L'Histoire est de ce fait un secteur sinistré, abstraction faite des articles et récits de presse qui ne peuvent, toutefois, construire «un récit-cadre». La conférencière conclut en s'interrogeant : est-ce dans la diaspora algérienne que va s'écrire l'histoire de l'Algérie ' Et c'est complexe. Les conflits mémoriels ont occupé l'intervention de Benjamin Stora qui rappelle que cette question est devenue un préalable dans les relations bilatérales franco-algériennes, qu'ils empoisonnent. Mais, relève l'historien, «nous sommes sortis de la séquence de l'oubli, du déni, du refoulement... en 2012, près de 120 livres sont sortis, une dizaine de documentaires en France et en Algérie, un film sur Zabana a suivi celui consacré à Ben Boulaïd et beaucoup de témoignages sont faits en Algérie par les acteurs de la guerre». Pour Stora, une autre étape a été franchie : «Plus les travaux des historiens progressent et plus le sentiment qu'il y a deux rapports à l'histoire se renforce. Le récit historique algérien, expliquait-il, s'enferme sur l'origine et les causes de la guerre et sa durée» alors qu'en France, et c'est nouveau, «les accords d'Evian, les massacres de harkis, les événements d'Oran» sont aujourd'hui objet d'études. Si les deux types de récits se font concurrence, une fragmentation des récits apparaît à l'intérieur même de chacun de ces deux récits. En France, elle se manifeste avec l'apparition d'une série de gestes politiques (stèles et plaques mémorielles pour l'OAS…). En Algérie, cette fragmentation est aussi présente. Alors que, jusque-là, il existait une certaine homogénéisation autour du peuple héroïque, unanime, aujourd'hui l'on voit apparaître un certain nombre de personnages qui ont suscité des débats : Messali, Amirouche, la question berbère. La France comme l'Algérie, précise-t-il, s'approprient le discours politique et «l'on n'a pas fini avec le champ historique de la colonisation, dont on n'est qu'aux balbutiements». Et Stora d'appeler à une approche qui ne serait pas de l'ordre abstrait de idéologique de dénonciation du système colonial qui reste toujours sans écho mais de s'atteler à des choses concrètes qui se sont passées durant la période coloniale, telles que les essais nucléaires au Sud, l'utilisation du napalm dans le Constantinois, l'assassinat d'Audin… et sur lesquels un travail historique peut se faire en commun pour peu que la déclassification des archives soit accordée.
Bilan socioéconomique des plus catastrophiques
Quel bilan socioéconomique et quelles perspectives ' A cette question qui a constitué le deuxième thème du colloque, de nombreux exposés ont répondu : celui, très documenté en chiffres, de Fatiha Talahite, économiste et chercheuse au CNRS, et qui a scindé son exposé en deux : d'abord les 25 premières années de construction sociale puis les 25 autres années de sortie du socialisme pour conclure que pas plus le socialisme que sa déconstruction n'ont pris en compte le développement qui a été sacrifié sur l'autel des réformes qui n'en étaient pas et du pluralisme voulu alors, mais à l'intérieur du parti FLN. Celui de Zoubir Benhamouche et de Samia Boucetta, qui a consacré son intervention à la Sonatrach, ont tous abouti au constat amer que la dynamique d'implosion sociale n'est pas loin et ce, malgré et peut-être paradoxalement à cause des ressources abondantes non diversifiées, d'une faible capacité d'absorption du savoir et de l'instabilité politique et économique. A ce constat, Rostane Hamdi, de l'association Nabni, répond par les objectifs très généreux consistant à impliquer le maximum de citoyens dans une démarche de propositions pour améliorer le quotidien des Algériens et ce, quelle que soit leur coloration politique. Cette précision a justement fait réagir dans la salle ceux qui s'interrogent sur l'impact d'une telle démarche qui se confine à quelques petites propositions sans changement de fond et la difficulté à mobiliser sur des bases de neutralité politique. «Les initiatives de la société civile», thème dans lequel Nabni est intervenu, a donné la parole à trois autres intervenants. Hassen Ouali, journaliste à El Watan et syndicaliste qui a évoqué les conditions de création de la presse indépendante, les difficultés (juridiques et économiques) mises sur son chemin pour la bâillonner, le pouvoir n'ayant pas du tout la volonté de libérer la parole, la libre opinion et tentant d'entraver les luttes persistantes de la profession encore aujourd'hui, pour faire taire toute presse qui ne se met pas sous sa botte et garder parallèlement le contrôle des médias lourds pour le servir. Amine Menadi, fondateur d'Algérie pacifique, et Yassine Zaïd, membre du comité national de la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADDH) qui ont rencontré l'arbitraire et la violence d'Etat contre toute dénonciation surtout lorsqu'elle vient de syndicats libres, ont raconté leurs déboires, exposé par vidéo les images des violences policières qu'a connues ces derniers mois le pays. Enfin, Michel Tubiana, président d'honneur de la LDH et membre du réseau euro-méditerranéen des droits de l'Homme, a tracé l'historique de l'association dans notre pays relevant que, jusqu'à ce jour, les membres de son association sont interdits d'entrée sur le territoire algérien. Consacré aux «institutions politiques, militaires et de gouvernance, il va sans dire que ce dernier volet de la rencontre a concentré à lui seul le plus grand nombre de réactions de la salle.
Benbitour : «Pour changer, il faut d'abord une vision»
L'ancien chef du gouvernement Ahmed Benbitour a consacré son exposé à répondre à cette question : «Quel paradigme de changement pour un monde globalisé '» Après avoir défini ce qui est entendu aujourd'hui par la globalisation et exposé ses différentes manifestations, l'ancien chef du gouvernement considère que «tous les systèmes contiennent en eux-mêmes les germes de leur propre destruction» et que le changement attendu ne peut venir «ni du système, ni de ses satellites, ni de l'agenda gouvernemental ». Partant, et pour atteindre un discours mobilisateur, cinq instruments du changement sont indispensables : il faut être doté d'une vision pour l'avenir (où va-t-on ') ; il faut créer des alliances stratégiques entre les forces du changement et désigner un leadership ; il faut avoir des personnalités d'appui pouvant servir de caution morale ; il est important de parier sur la jeunesse et enfin innover en terme de travail politique, sortir des pratiques anciennes et de la démission des élites. Y a-t-il un pouvoir et où se situe-t-il, est-il prêt à accepter le changement ' A ces interrogations par lesquelles il a été interpellé, M. Benbitour répond qu'il faut avant tout définir la nature du pouvoir en place et le mode de production et de redistribution des richesses. En l'occurrence, le pouvoir en Algérie est autoritaire et populiste. Un pouvoir autoritariste est un pouvoir «qui n'accepte même pas de neutralité, vous êtes avec moi ou vous êtes contre moi». «Il se distingue aussi par l'existence du chef entouré de courtisans qui se font la compétition pour plaire au chef afin de bénéficier de ses gratifications et qui considèrent la société dans son ensemble comme une société non apte à la question politique ». Avec ces caractéristiques, il s'agit bien d'un pouvoir corrompu et vous avez «différents pôles de pouvoir qui ne se reconnaissent pas entre eux et chacun considère que c'est lui qui détient le pouvoir ». C'est pourquoi, explique M. Benbitour, il n'est plus possible de réformer. Il faut changer la nature du pouvoir. Et lorsque quelqu'un lui rappelle qu'il a participé à ce système, l'ancien chef du gouvernement, quelque peu irrité, a cette réponse : «Il ne faut pas dire que j'étais dans le système. J'étais au service de l'Etat et pas dans le système et j'ai démissionné !» L'intervention de Mohamed Chafik Mesbah était très attendue et cela va de soi, eu égard à ses anciennes fonctions d'officier supérieur de l'Armée nationale populaire. Politologue de formation, l'intervenant a longuement décrit l'évolution de l'institution militaire et des services de renseignement à travers le passé, le présent et ses analyses sur son positionnement dans le futur de l'Algérie, eu égard, notamment, aux bouleversements que connaît la région. La naissance de l'armée date «symboliquement » de 1948 et c'est donc bien avant le déclenchement de la guerre avec l'organisation spéciale (OS) du PPA/MTLD. Elle était formée d'un noyau de militants algériens préparés à déclencher la guerre de Libération, n'était malheureusement la découverte de cette organisation par le régime colonial qui l'a démantelée. Partant, l'échéance de déclenchement a été reportée à novembre 1954 et ce sont 22 militants de cette organisation spéciale qui ont décidé du lancement de la guerre. Un triumvirat militaire formé de Boussouf, Bentobal et Krim Belkacem (les 3 B). Jusqu'en 1960, la direction militaire dominait les instances de la révolution algérienne, mais avec la création, en 1960, de l'Etat- Major général sous le commandement du colonel Boumediène, ce dernier a supplanté le triumvirat. Sans entrer dans les détails et le déroulé des événements largement passé en revue par le conférencier, et au risque d'être réducteur pour le lecteur, M. Mesbah constate : «Dès qu'il a été installé en tant que chef d'Etat-Major de l'ALN, Boumediène était manifestement préparé d'une manière magistrale à exercer le pouvoir. En 1962, poursuit-il, l'Etat-Major s'était déjà distingué par une attitude d'hostilité, de rébellion même, vis-à-vis du GPRA, essentiellement pour des desseins non avoués de conquête du pouvoir. Si on peut dire que jusqu'en 1967 l'armée était partie au pouvoir, à partir de 1967 et la tentative de coup d'Etat du colonel Tahar Z'biri, l'armée était devenue purement un instrument du président Boumediène qui avait enlevé l'uniforme militaire et était devenu un personnage politique. Pour le politologue, ce qu'il décrit pour l'armée est aussi valable pour les services de renseignement vis-à-vis desquels le colonel développait une méfiance certaine. Il était notamment contre le fait que les officiers supérieurs du MALG reprennent leurs activités et s'est attelé alors à en dispatcher beaucoup dans les institutions, notamment aux affaires étrangères et au ministère de l'Intérieur. Durant toute la période de Boumediène, l'armée et les services de renseignement, insiste encore le conférencier, «ont été vraiment un instrument au service du pouvoir et pas la source du pouvoir et, mieux encore, l'encadrement militaire n'a pu accéder à l'intelligence des phénomènes de société». Boumediène, dit-il encore, «cantonnait l'armée loin de la politique, s'en servant toutefois contre ses opposants politiques ». Avec l'arrivée de Chadli et l'apparition du FIS et l'évaluation par le commandement de ce qui a été considéré comme une menace gravissime, l'Etat- Major a décidé d'arrêter les violences. A partir de ce moment-là et paradoxalement, il y a eu un certain fonctionnement démocratique de chaîne de commandement. Les chefs militaires se réunissaient d'abord pour décider collectivement de la conduite à tenir. Cela a été le cas, y compris lors de la décision de la «mise à la porte de Chadli».
Chafik Mesbah : «Les militaires ne sont plus dans l'éradication»
Cela n'a cependant pas duré. Avec l'arrivée de Bouteflika, ce dernier a réussi, très intelligemment, à dissocier l'armée des services de renseignement et poussé à la porte le général Lamari qui présentait des incompatibilités avec lui. Le seul point à l'actif de Bouteflika, relève le conférencier, est le rajeunissement de l'armée avec les cadets de la Révolution, qui ne portent aucune casserole, sont d'un bon potentiel intellectuel et sont dotés d'une expérience professionnelle certaine et dénués de tout esprit régionaliste. Toutefois, beaucoup d'insuffisances ont marqué cette période. Ainsi, «il n'y a jamais eu de doctrine de défense et le travail de modernisation promis n'a pas eu lieu». Et quel serait le comportement de l'armée algérienne dans un contexte de bouleversement pour une transition démocratique et qui pourrait conduire l'armée à intervenir ' Pour y répondre, M. Mesbah rappelle que la chaîne de commandement a été bouleversée et qu'elle est constituée aujourd'hui de personnes âgées entre 40 et 60 ans, très au fait du politique et dont l'extraction des officiers reste les couches pauvres et moyennes. Par ailleurs et contrairement aux pays voisins qui ont connu des bouleversements, l'Algérie a des liquidités financières importantes et bénéficie de complaisances des puissances occidentales vis-à-vis de la situation et ce, soit par intérêt sécuritaire, l'Algérie ayant des accords de sécurité avec ces pays, soit encore par intérêt mercantile parce qu'il y a des affaires à faire.Quant à la police, elle n'est pas en mesure de contenir toute manifestation, pour deux raisons : la constitution sociologique de la police est la même que celle des citoyens et ce sont donc des gens qui partagent les mêmes difficultés, même s'il y a eu revalorisation des salaires. En outre et même si cet exofficier considère aujourd'hui qu'il y a un climat potentiel d'explosion, il n'existe pas dans le pays de partis solidement implantés ni de syndicats offensifs comme en Tunisie… Les nouveaux chefs militaires en poste ont compris qu'au XXIe siècle, il n'est plus possible d'intervenir impunément et que la seule ligne qui les y amènerait seraient les fondamentaux constitutionnels. Beaucoup de questions ou plutôt de commentaires ont été faits par les participants à la rencontre qui ont notamment parlé de l'existence de cabinets noirs, de laboratoire, de décideurs des services derrière la façade civile. Mohamed Chafik Mesbah a balayé toutes ces remarques, renvoyant leurs auteurs à ce qu'il a développé tout au long de son exposé. «Je crois qu'il y a beaucoup de fantasmes qui sont nourris sur la mission de l'armée qui a vu un développement notable au fil des temps dans la composition de la chaîne de commandement et dans ce qui anime ses officiers, autrement plus au fait de leur société et des bouleversements internationaux. Quant au laboratoire d'idées qui serait entre les mains des services : «Il n'y a pas de laboratoire d'idées. Ce n'est pas la volonté qui manque mais la capacité et la compétence n'existent pas. Pour ce qui concerne l'état d'esprit des militaires, ils ne sont plus pour l'éradication comme projet politique alternatif, cette politique n'a rien donné, il faut passer à autre chose.
K. B. A.
Deux questions du Soir d'Algérie à Mohamed Chafik Mesbah
Le Soir d'Algérie : Quelle est votre appréciation globale du contenu et du déroulement de ce colloque '
M. Mesbah : Je salue avec beaucoup d'admiration la tenue de ce colloque qui reflète l'endurance, la persévérance et la qualité de travail du groupe qui préside à cette association et la qualité des représentants et le contenu des débats sont tout à fait exceptionnels. J'aurais tant souhaité que ce genre de débats avec ce genre d'associations puisse exister dans mon pays.
Vous avez beaucoup été interpellé au cours de ces débats. Vous vous y attendiez '
Oui, je m'y attendais. Je m'y suis habitué. Lorsque l'on développe des idées que l'on défend publiquement, il faut accepter la règle du jeu. Parfois, les propos un peu dévoyés me font un peu mal mais j'arrive à surmonter l'épreuve et à répondre. Ceci dit, je suis favorable au débat d'idées même lorsque je suis interpellé de cette manière.
Propos recueillis par K. B.-A.
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Posté Le : 24/05/2012
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Le Soir d'Algérie
Source : www.lesoirdalgerie.com