Le 18 décembre 1978, Assia Djebar a tourné les premières séquences de son film « Nouba des femmes du mont Chénoua ». C’était la première fois qu’elle disait « moteur ! ». Il y a un début à tout. Ce jour-là, son exaltation était grande. Autour d’elle, une équipe de dix-neuf personnes dont quatorze techniciens et deux autres femmes, la scripte et la maquilleuse. La voici dans ce grand froid d’hiver, au Chénoua, debout derrière sa caméra. La grande romancière avait laissé les mots pour les images.
«Nouba des femmes du mont Chénoua » met en scène une jeune femme, Lila, une architecte de 30 ans, de retour dans les montagnes du Chénoua de son enfance, accompagnée de sa fille et de son mari handicapé suite à un accident de voiture. Entre fiction, images documentaires et incursions littéraires, Assia Djebar orchestre admirablement un va-et-vient incessant entre histoire et présent, nourri de la musique de Béla Bartok, compositeur hongrois qui a vécu en Algérie. Bartok avait composé, à Biskra, la musique pour flûte et violon qu’on entend dans « Nouba ». Lila cherche à savoir la vérité sur la disparition de son frère pendant la guerre de libération. Elle arpente les sentiers du Chénoua et parle avec les femmes qui ont participé à la lutte et qui savent ce qui s’est passé.
« Si tu t’enfonces dans ton territoire, tu découvres d’un coup de vastes horizons », disait Assia Djebar, pour qui parler du passé et de la guerre était une grande souffrance, car les femmes de Nouba ont vécu dans la peine et l’angoisse. Assia Djebar avait peur de raviver leurs plaies. Une des femmes raconte à Lila qu’elle a perdu son mari, ses trois enfants et son frère. « Faire du cinéma pour moi, disait Assia Djebar, ce n’est pas abandonner le roman, c’est effectuer un retour aux sources du langage ». Pendant ce temps, le couple de Lila et son mari dans son fauteuil roulant est dans l’impasse.
Dans le premier plan du film tourné par Assia Djebar, on voit un homme (le mari) sur sa chaise de paralytique. Et par la porte ouverte d’une chambre on voit aussi, comme l’homme le voit, un grand lit sur lequel une femme dort. C’est sa femme Lila. Il y a une vive envie d’entrer dans la chambre, comme le fait la caméra qui tourne lentement autour du lit. Mais deux marches à la porte empêchent la chaise roulante d’y accéder. Ces deux maudites marches font obstacle et le désir est impuissant. Ces images sont filmées admirablement autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la chambre, avec cette caméra qui tourne autour du lit où Lila est endormie. «Nouba des femmes du mont Chénoua», premier long-métrage fiction d’Assia Djebar, possède une richesse étonnante où se mêlent originalité du sujet, subtilité des dialogues et du travail de mise en scène, rigueur du montage des images souvent très belles.
Comme dans ses romans, Assia Djebar réalise dans cette œuvre un projet intellectuel et artistique très élaboré. C’est une œuvre décalée, en rupture avec les images des séries de télévision balbutiantes, superficielles qui montraient la situation de la femme arabe. Assia Djebar, l’œil derrière sa caméra, possède un regard de grande précision et concision qui fait l’intelligence et la force de son film. « Quand j’ai dit : «moteur !», une émotion m’a saisie. Comme si avec moi, toutes les femmes de tous les harems arabes avaient chuchoté aussi : «moteur», une connivence qui m’a stimulé. »
« De loin, l’homme regarde sa femme dormir couverte d’un drap blanc, avec un foulard rouge qui couvre ses cheveux. Ira-t-il jusqu’à arracher le drap ? Encore une fois, son handicap rend le geste impossible. Ce drap est le symbole du voile qui rend la femme arabe fantôme, seul un trou laissé libre pour l’œil. » Assia Djebar disait encore : « J’ai senti cet œil de femme voilée comme mon œil à moi, ma caméra à moi. » « Nouba des femmes du mont Chénoua » a été acclamé dans les plus prestigieux festivals du monde. Il a reçu le Prix international de la critique en 1979 à la Mostra de Venise. En Algérie, certains réalisateurs ont mal vu le fait qu’une romancière célèbre tente une entrée fracassante dans leur domaine.
Dans l’hebdomadaire Algérie Actualités, la défense d’Assia Djebar n’a pas tardé. Puisque c’est Kheiredine Ameyar qui a écrit : «“Nouba”est entré dans le monde du cinéma algérien par une porte qui n’est certainement pas celle de service. »
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Posté Le : 15/03/2019
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Azzedine Mabrouki
Source : Reporters.dz