Vibrant témoignage d’un chirurgien qui s’est engagé dans la lutte de Libération nationale et qui a contribué largement à la formation des élites des hospitalo-universitaires de l’Algérie en construction.
Quoique, aguichant pour les férus de l’histoire en raison principalement de la période concernant un pays ayant captivé durablement l’attention mondiale, cette excellente analyse diffère profondément et fondamentalement de maintes et incontournables synthèses parues jusqu’à présent. En effet, elle en diffère avant tout, compte tenu de la formation professionnelle inattendue de l’auteur, — un professeur agrégé de chirurgie orthopédique et traumatologique —, de surcroît non seulement acteur totalement voué à la cause algérienne mais aussi et surtout témoin avisé et critique durant toute la période intensément vécue par « quelqu’un qui venait du dehors mais qui était tellement du dedans » comme il s’est expliqué dès la première page, sorte d’avant-propos formulé en guise d’une note méthodologique. Est-ce pour autant une l’histoire réduite à celle d’une « Algérie et d’un moi » ? Auquel cas, une histoire forcément axée sur l’événementiel comme le laisse entendre le titre… En fait, pareille liaison très intime est solidement forgée par l’engagement et les fortes convictions politiques et philosophiques du patricien, voire la fusion du sujet avec son objet clarifiant non subjectivement, mais belle et bien objectivement les positions de l’auteur tout en ayant engagé le récit résolument dans la voie autobiographique. Bien plus, celle-ci dépasse largement et excellemment ce genre en parvenant à focaliser continuellement les lumières sur les différents domaines du vécu sur le double plan, individuel et collectif. Mais dans quelles conditions bien déterminées l’auteur s’est-il doctement plié afin de concilier le moi avec son objet, le pays auquel il est demeuré charnellement lié en dépit de maints obstacles, certes pressentis dès le départ mais souvent aussi parfois brutalement heurtés de plein fouet ? Résolument un moi et une Algérie pas toujours en osmose, particulièrement après l’accession du pays à l’indépendance, voire précédemment par suite d’obstacles souvent insurmontables. D’autant que ces derniers ne sont pas réductibles aux seules séquelles de la colonisation, fusse-t-elle de peuplement. Quoiqu’il en soit, il en est parfaitement conscient et constamment sur le qui-vive. Assurément, c’est l’ un de ses mérites et la force même de son caractère et de sa forte personnalité en parvenant à saisir et à tenir compte toujours des facteurs culturels de la société pour laquelle il a définitivement optée et qu’il doit servir continuellement corps et âme, alors qu’il s’agit d’un latino- occidental d’extraction néo-bourgeoise, de surcroît parisien de naissance. En toutes circonstances comme le montre bien le récit-fleuve relatant densément et dans les menus détails, trois décennies consécutives. Continuellement sans jamais transiger avec ses propres valeurs et principes imbus à la fois de cartésianisme et d’humanisme révolutionnaire, mais non moins inconciliables précisément avec les facteurs culturels en question. Ceux avant tout liés à une psychosociologie culturelle que les bouleversements de près de huit années de lutte de libération nationales n’ont pu façonner profondément… En tout état de cause, deux événements fortuits distants de huit années expliquent aisément et l’engagement et l’expérience à la fois exaltante et épique poursuivie sans relâche durant trois décennies consécutives, de 1956 à 1987. Le premier a été la découverte du pays en 1941, à l’âge de 21 ans, à la fois un contact un déclic fort instructif des réalités socioéconomiques et politiques dès les débuts du séjour. Intervenu en mai 1954 pour remplacer à Miliana un confrère parti en vacances durant un mois, le second a été déterminant en parvenant peu à peu à identifier les problèmes et en incitant le jeune médecin à opter pour l’Algérie à partir de 1956 en s’installant à Orléansville (El Asnam, Chlef). Tout en menant à bien ses activités professionnelles, à se mêler au menu peuple, à vivre tous les événements d’alors et à s’assumer pleinement mettant ainsi en harmonie ses convictions politiques avec la cause algérienne, d’où la mise en résidence surveillée, l’incarcération à la prison civile d’Oran (septembre 1956), et la condamnation à cinq ans de réclusion avec sursis et finalement l’expulsion du territoire algérien. « Onze mois de prison avaient fait de moi un autre homme politique parce je m’était trouvé pendant onze mois dans le camp des Algériens, en butte au même système oppresseur et répressif qu’eux. » (t 1, p 177). Et d’enchaîner aussitôt en tirant l’enseignement de l’univers carcéral : « On n’est pas un homme si on n’a pas été en prison. » D’autant plus qu’il s’était senti : « Un homme très différent de celui qui y était entré onze mois plus tôt. » Désormais, en se réfugiant aussitôt en Tunisie, la voie est toute tracée et doit être poursuivie quoiqu’il advienne, tant l’investissement est total et inconditionnel ! Qu’il s’agisse de Sfax ou de Tunis où il a été respectivement affecté dans les structures sanitaires publiques du pays d’accueil, il est omniprésent et actif sur tout les fronts de la lutte multiforme, répondant à toutes les demandes et sollicitations des responsables dépendant de la Révolution algérienne en résidence en Tunisie. C’est ainsi que pour prendre en charge les « oubliés », les maquisards blessés et évacués à la frontière, il n’a pas hésité à s’y impliquer, à s’y rendre une à deux fois par semaine durant de longs mois pour s’enquérir. Assidûment et méthodiquement en faisant constituer près d’un millier de dossiers après consultation et diagnostic de chaque blessé avec l’aide d’un adolescent seulement. Jusqu’à l’inauguration du centre de rééducation algéro-yougoslave, fleuron de l’Algérie en guerre avec ses possibilités d’hospitalisation pour 40 patients déjà sur place, son équipement de kinésithérapie et ses ateliers d’ergothérapie, ses deux ergothérapeutes yougoslaves, ses dix kinésithérapeutes algériens et enfin son médecin psychiatre, Zouhir Yagoubi (…). (t I, p 327-328). Le maître d’œuvre d’une si belle et performante structure sanitaire a-t-il pu trouver tout le temps nécessaire pour étendre son champ d’activité et de réflexion ? A l’intérieur comme à l’extérieur, loin de la Tunisie ? Comment est-il parvenu à poursuivre sa formation professionnelle et scientifique hors du pays de résidence, en suivant des stages dans les structures européennes des plus performantes et en se perfectionnant sans cesse ? Mieux, à se consacrer à l’amélioration et le perfectionnement des langues étrangères, notamment l’anglais et l’allemand, voire l’italien, puisqu’il est parvenu à traduire un traité de Mezzari sur le diagnostic et le traitement des séquelles de la poliomyélite un ouvrage de 700 pages. Bien plus à animer quotidiennement, autour d’ un café, à Dar Martini, sorte de cénacle attirant des femmes et des hommes liés tous à la « frange de la Révolution », voire des personnalités de passage à Tunis, particulièrement à partir de l’ouverture des pourparlers algéro-français … Particulièrement riche a été cet enseignement au terme de 57 mois d’une expérience qualifiée par ses soins d’humaine. Aussi, Dr Martini doit-il rentrer en Algérie pour être non seulement témoin de la naissance d’une nation (t l, p 422) mais aussi en devant accomplir une mission bien déterminée : faire le tour de toutes les wilayas pour ramener 100 blessées en attente de soins spécialisés car réclamés par le Croix-Rouge via le Croissant-Rouge Algérien, une fois l’indépendance du pays proclamée. Une mission entamée à partir du 4 juillet, à bord d’une 403 personnelle et en compagnie de deux de ses plus dévouées, entreprise d’affilée d’Est en Ouest à travers l’ Algérie profonde, soit aller et retour en Tunisie. Comment s’est alors déroulée la deuxième période, celle de l’indépendance qui a été tant attendue au terme d’un déploiement sans borne, au demeurant excellemment marquée par une activité débordante sur les deux versants, tunisien et algérien ? N’est-ce pas avant tout en parvenant à tirer l’un des premiers enseignements, celui-là même qui lui a permis de s’assumer et de s’épanouir pleinement en Tunisie ? « Une chose était certaine : j’étais absolument décidé à n’avoir aucune activité politique dans l’Algérie de demain. Je ne me sentais concerné par aucun des soubresauts qui agitaient la classe politique algérienne (…). » (t i : p 14). Cette même position serait-elle alors suffisante pour le prémunir contre nombre de déviations et dérives constatées au fur et à mesure de la poursuite de sa carrière hospitalo-universitaire couvrant deux décennies consécutives ? Sans contexte, le contexte des débuts de l’indépendance ont été très encourageants pour tous les dévoué(e)s de la cause algérienne. Assurément très motivants pour la construction de la nation enfantée au forceps : « (…) Le tonus du peuple algérien était réel et tout le monde voulait faire quelque chose dans la prise en charge du pays. Les gens avaient beaucoup d’énergie et ne lésinaient pas sur le travail. Comparé à celui des Tunisiens, l’activisme des Algérois de cette époque était prodigieux. Point de bavardages, point de petits cafés, d’arrêts de travail au moindre prétexte. » Et avec plus d’enthousiasme d’ insister avec conviction : « C’était pour moi une découverte quotidienne que je ne pouvais comparer qu’avec mes expériences orléansvilloises, sfaxienne et tunisoise, mais cette expérience algéroise de tous les jours me surprenait et me plaisait beaucoup : les gens travaillent comme en Europe industrielle et, pour beaucoup d’entre eux, surtout au niveau des jeunes génération issues de la promotion sociale des dernières années, avec tant de compétence que de rentabilité. » En conséquence, dans pareil contexte très incitatif, voire d’euphorie, Dr Martini s’est investi totalement dans les domaines de ses compétences. Tout en répondant aux besoins des plus pressants, parallèlement au concours actif de ses confrères, il s’est attaché avant tout à l’optimisation des ressources humaines, la formation des cadres efficients. D’autant rapidement, il a eu à faire à des étudiants extrêmement motivés alors que dans l’ensemble, « tout le monde voulait vraiment faire quelque chose pour son pays et montrer que l’Algérie indépendante était capable de survivre ». ( t II, p 41). Mieux, de voler de ses propres ailes dans les plus brefs délais possibles en retenant et en appliquant la leçon recommandée par Myrdal, celle d’un raccourci. Mais d’un raccourci ne mettant pas en péril les premières bases et acquis. A cet égard, très illustratifs ont été la préparation et le déroulement en 1967 du concours de l’agrégation avec des jurys internationaux de langue française, mais non exclusivement d’extraction hexagonale. Toutefois, avec la décision de créer de nombreuses agrégations de spécialité dans le but d’avantager tous les spécialistes non internes des hôpitaux et sans culture médicale générale importante. En somme un demi-mal allant dans la direction générale de la formation universitaire moderne. Quoiqu’il en soit, le concours a été apprécié à sa juste valeur et qualifié à la fois « d’une très belle réalisation des responsables de la santé publique et de l’enseignement et un grand événement médical ». (t II, p 155). Incontestablement et avant tout une étape capitale pour l’avenir de la médecine algérienne. Car tous les candidats de valeur furent nommés l’instar de la liste ( t II, p 157). Rapidement, au bout d’un quinquennat, des progrès notables ont été enregistrés comme en témoigne l’appréciation suivante, à l’issue des résultats du concours mais concernant des « assistants adjoints » tant décriés des années 1962-1963 : « (…) je ressentis une nouvelle fois une forte sensation de confiance dans la jeune médecine universitaire algérienne car je savais que tous ces garçons et toutes ces filles — il y a en avait quatre sur douze — étaient des gens de valeur auxquels le travail, non seulement ne faisait pas peur mais qui, en quelque sorte, les ennoblissait. » (t II, p 277). Assurément « le grand événement médical » car à l’origine même de la double transition épidémiologique et démographique et qui aurait pu assurer aussi sur le plan pharmaceutique une autonomie confortable si la Pharmacie algérienne n’avait pas reçu un coup mortel au milieu des années 1970, après avoir franchi héroïquement de nombreuses et décisives étapes, à la lumière de l’analyse faite par son maître d’œuvre Mohamed Lamkami (1) grâce aux initiatives du professeur Omar Boudjellab (2). En tout état de cause, jusqu’à ces années, force est de reconnaître, suivant l’avis même exprimé par le Dr Martini, que l’Algérie « marchait bien » (t II, p 28I).Toutefois, à l’appui des précieux témoignages émanant de cette autobiographie magistrale, bien des signes avant-coureurs ont été relevés et ont été détectés dès les premiers pas de l’Algérie en reconstruction, plus particulièrement dès la mise en place de l’édifice hospitalo-universitaire, précisément à travers certaines nominations de cadres, l’établissement à dessein de listes d’admissibilité par ordre alphabétique et non par ordre de mérites… Autant de déviations et de dérives qui rendent compte globalement de la régression générale de l’Université, indépendamment des autres secteurs. Quoiqu’il en soit, vécues intensément et consignées régulièrement au jour le jour mais revues, analysées objectivement et rédigées à froid après recul suffisant dans le temps, au demeurant loin des différentes théâtres du vécu, Chroniques des années algériennes (1946-1972) constitue une somme de témoignages de première main sur une période-clef de l’Algérie combattante et celle de la reconstruction. D’autant que l’analyse se focalise avant tout sur les facteurs psychosociologiques et culturels.
(I) Mohamed Lamkami : les hommes de l’ombre, Alger, ANEP, 2005
(2) Voir l’hommage que lui a rendu son confrère le professeur Mérad : El Watan du 26 juin 2006 Chroniques des années algériennes, 1946-1972,
(*) Michel Martini, Paris, éd. Bouchène, 2 tomes, t I : 1946-1962, 422 p, t II : 1962-1972, 281 p.
Posté Le : 10/09/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Djilali Sari
Source : www.elwatan.com