Depuis environ
trois mois, presque toutes les langues du quartier sifflaient comme des
lanières de cuir, fouettant quotidiennement la conduite de la jeune fille, dont
le corps sera une nuit transformé à coups de barre de fer en cadavre
écrabouillé.
Puisqu'il semble
qu'il faut un début à toute chose, disons que tout a commencé le jour où un
homme nommé Bouziane a vu la victime descendre d'une Renault Mégane noire. Quelques
heures plus tard, il en rendra compte à un voisin en ces termes :
— La voiture
s'est garée un peu loin de notre cité, dans une rue latérale peu fréquentée à
ce moment. C'était sûrement pour ne pas attirer l'attention, pour se dissimuler
aux regards. Le conducteur n'a pas éteint le moteur. J'étais à quelques pas. Je
venais de sortir de la boutique d'un cordonnier à qui j'avais demandé de me
retaper des chaussures. J'ai vu alors la portière avant droite s'ouvrir,
poussée par une main blanche aux ongles peints en rouge, et un instant plus
tard, enveloppée par la voix plaintive d'une chanteuse, descendre une jeune
fille qui a refermé la porte derrière elle. La voiture est repartie aussitôt. C'était
elle. Comme toujours, elle était effrontément moulée par son pantalon. J'ai
alourdi mon pas pour la laisser me dépasser. Je ne voulais pas être le jouet du
Diable et accuser une innocente, je voulais m'assurer que c'était bien elle. Je
ne m'étais pas trompée. Quand elle est passée à côté de moi, un parfum lourd a
envahi mes narines. Un parfum satanique qui pourrait affoler et faire succomber
le plus vertueux des hommes. Sa démarche onduleuse était celle d'une femelle
qui vient de se rouler sans retenue dans le lit de la débauche. Je suis
persuadé que tu comprends le sens de mes paroles. Le voisin, un enseignant
universitaire, avait poussé un long soupir, visiblement peiné par ce qu'il
venait d'entendre. Son corps s'était comme courbé sous le poids d'une profonde
lassitude, et avec une voix encombrée de regrets, il avait murmuré :
— Dieu l'a
gratifiée de ce que toutes les femmes désirent de toutes les fibres de leur
chair : la beauté et l'élégance. C'est d'une tristesse poignante... Le désordre
règne sur la vie, mon frère. Je l'ai toujours pensé et affirmé. J'écrirai un
jour un livre sur le sujet... Il faut que je le commence cette nuit !... Pourquoi
est-elle allée se jeter dans la gueule puante du dévergondage ? Pourquoi offrir
ce corps merveilleux aux pattes monstrueuses des salauds qui pullulent dans ce
pays ?...Quel désordre ! Quel monde insensé ! Vous auriez dû m'éviter cette
nouvelle noire comme du goudron ! Je sens déjà des maux de tête percer mon
crâne de part en part... Elle aurait fait une délicieuse épouse. Son foyer
aurait été éclairé par la lumière qui ruisselle de ses yeux divins. Comme une
source inépuisable de promesses savoureuses, elle aurait comblé l'homme qu'elle
aurait accepté dans son jardin... Mais la destinée se fout de nos espérances...
Et souvent même, elle les piétine... Quel désordre !... Cette nuit, j'écrirai
les premières pages de mon livre...
Le lendemain soir, vers les dix-huit heures,
le plombier nommé Bouziane, après avoir salué le professeur qui rentrait chez
lui, un gros cartable noir en main, était revenu sur le sujet de la veille,
baissant la voix et jetant des regards préoccupés autour de sa personne :
— Je l'ai encore
vue tout à l'heure ! Je suis parti récupérer mes chaussures quand je l'ai
aperçue par hasard s'extirper cette fois-ci d'une voiture blanche dont je n'ai
pas réussi à identifier la marque. J'étais un peu loin du lieu où le véhicule
s'est arrêté. Son parfum s'est répandu dans l'atmosphère. Et toujours cette
démarche houleuse et languissante des corps qui viennent de se baigner
abondamment dans la rivière du péché. Deux femmes accompagnées d'une ribambelle
de gosses criards ont sifflé des paroles pleines de fiel sur son passage. Elles
se sont arrêtées et l'ont longtemps suivie du regard. Ma femme a raison quand
elle dit qu'elle a toujours su que cette jeune fille finirait par tomber entre
les mains ensorcelantes et souillées du Diable. Hier soir, elle m'a dit : «Des signes
ont toujours brillé sur son corps, qui annonçaient une vie déréglée. Comme
beaucoup de mes voisines, je suis persuadé que sa beauté n'est pas naturelle et
sort de l'ordinaire. Son charme est excessif et angoissant. Comme s'il était le
résultat d'une force maléfique qui l'habite. Du balcon, j'ai souvent vu des
hommes mariés, parmi les plus sages du quartier, se retourner sur son passage
et la manger des yeux, s'oubliant parfois pendant plusieurs minutes, la bouche
ouverte. Même les yeux angéliques de nos enfants ne sont pas épargnés. Ce n'est
pas normal ! ».
Le professeur avait approuvé :
— Les femmes possèdent des yeux qui creusent
l'objet sur lequel ils se posent, et fouinent dans ses profondeurs jusqu'à lui
arracher tous les secrets qu'il cache. Surtout lorsque l'objet est une autre
femme. L'idée d'écrire un livre sur ce pouvoir magique que détient le regard du
sexe faible frappe à la porte de mon esprit depuis des années. Mais le temps me
fait défaut. Face à un corps aussi somptueux que celui de cette jeune fille,
les yeux d'un homme sont éblouis par ce qu'ils voient, par le remous des formes.
C'est le mâle qui domine alors en lui. Un brouillard épais enveloppe son
cerveau et un vertige sensuel s'empare de sa chair. Sa raison titube... Ta
femme a peut-être détecté quelque chose d'inaccessible au regard d'un homme ...
La nuit dernière, je n'ai pas fermé l'Å“il... Pourquoi est-elle allée patauger
dans ces mares ?... Mon Dieu, quel absurde désordre !... Dieu m'est témoin, je
l'ai toujours rêvée épouse dorlotant son mari, débarrassant son corps des
fatigues et des tracasseries de la journée... Mais il faut que je rentre... J'ai
tout un tas de copies à corriger pour demain... Que la paix soit sur toi, mon
frère.
Quelques jours
plus tard, la nouvelle s'était logée dans toutes les mémoires, et alimentait
presque toutes les conversations. Beaucoup de locataires s'étaient déplacés
vers la rue latérale, et avaient constaté que le plombier n'avait pas inventé
l'histoire. Au fil des jours, les langues s'étaient envenimées petit à petit, à
tel point que trois mois après, dès que la jeune fille apparaissait dans le
quartier, tous les yeux se jetaient sur son corps, et une fièvre délirante
s'emparait des bouches, d'où giclaient des murmures de protestation et de
blâme, parfois des insultes et des crachats. Le dégoût et la haine brouillaient
et déformaient les visages. En parcourant la distance qui la séparait du lieu
de sa destination, elle sentait peut-être une rage épaisse et visqueuse
éclabousser son corps, comme des poignées de boue jetées par des mains
invisibles. Mais elle donnait l'impression de s'en foutre royalement, ignorant
qu'un engrenage avait été déclenché qui allait bientôt la broyer. Elle pensait
peut-être : «Des plantes charnues crèvent leur chair, et comme des tentacules,
s'épanouissent vers mon corps, me ligotent ; et je sens leurs feuilles frémir
et gémir, affolées par les odeurs de ma chair, bruissant sous le feu du désir,
elles me désirent. Pourquoi cette violence ? Pourquoi cette haine, alors qu'ils
ont faim de tendresse ? Quand j'étais une petite fille, ils me donnaient des
poignées de bonbons, me prenaient dans leurs bras et m'embrassaient. Chouchoutée
par tout le monde, les autres gamines me jalousaient terriblement. Parfois,
elles me rouaient de coups ou m'arrachaient des touffes de cheveux. Pourquoi
maintenant cette violence ? J'aurais aimé être une reine et eux mes serviteurs.
Dans mon royaume, chacun aurait eu sa part d'amour. Mais le vacarme des chaînes
qu'ils traînent aux pieds les empêche d'entendre mes appels. Ils sont sourds.» Ou
peut-être pensait-elle ainsi : «Ma famille est pauvre et ne possède pas le
moindre sou. Ma mère porte jour et nuit les mêmes chiffons sur son corps. Mon
père est mort il y a six ans après avoir trimé comme un esclave pendant toute
sa vie. Mon frère aîné est un chômeur. Je ne veux pas moisir dans une cuisine
crasseuse. Je ne veux pas vivre enfermée dans une tombe en béton. Je veux
voyager. J'ai vingt ans, je suis belle, mais ma beauté ne durera pas. Jour
après jour, le temps détruira et déformera mon corps. J'ai envie de vivre. J'ai
envie de vivre. J'aime parer ma chair d'or et d'étoffes soyeuses et me
contempler dans une glace. Je leur arracherai tout l'argent dont j'ai besoin. Les
corps frustrés pullulent dans ce pays. Une viande flasque et pourrie. Ma mère
n'aura plus jamais faim. Elle portera de jolies robes. Je couvrirai son corps
de bijoux en or : des bracelets, des boucles d'oreille, des colliers et des
bagues. Je lui offrirai les meilleures teintures pour éliminer la moisissure
blanche qui a envahi ses cheveux. Elle sera belle, ma mère. Elle sera
heureuse.» Mais qui peut savoir à quoi pensait cette jeune fille à ces
moments-là ?
En revanche, nous savons qu'un soir, beaucoup
de locataires dont faisaient partie le plombier et le professeur, avaient pris
la décision d'aller voir le frère de la jeune fille pour le mettre au courant
des agissements de sa sœur. C'est un vieil homme qui avait pris la parole pour
justifier cette démarche. Sa voix était éraillée par l'émotion :
— Nous pérorons
comme des femmes depuis des mois, et pendant ce temps une de nos filles
s'enfonce de plus en plus dans les eaux nauséabondes de la débauche. Qu'avons
–nous fait pour la sauver ? Rien ! Nous avons caqueté comme des poules et le
quartier s'est transformé en un immense poulailler ! Quelle honte ! Il est de
notre devoir de prendre ce soir une décision. Non seulement pour arracher cette
égarée aux bêtes qui la dévorent sous nos yeux, mais aussi pour nous protéger
contre la boue qu'elle fait gicler sur nos maisons. Car beaucoup de doigts
accusateurs et méprisants sont pointés aujourd'hui sur nous, o mes frères ! En
plus, il devient de plus en plus évident que sa réputation, les effets
vestimentaires qu'elle porte, les attitudes de son corps, troublent et
exaspèrent dangereusement beaucoup de personnes. Vous n'ignorez pas qu'elle est
souvent à l'origine des violentes querelles qui éclatent de temps à autre dans
les foyers. Nos enfants, en particulier les filles, sont en danger. J'ai vu de
mes propres yeux des gamines imiter sa démarche, mes frères, et vous savez que
je ne mens jamais ! Je pense, moi, que nous devons aller maintenant voir son
frère et le mettre au courant de la conduite malheureuse de sa sÅ“ur !
Tous les locataires avaient approuvé les
paroles du vieil homme, et l'assemblée s'était dirigée vers la maison de la
victime. Durant une heure, les voisins avaient détaillé au frère la vie de sa
sÅ“ur. Ils avaient étalé devant ses yeux tous les renseignements qu'ils
possédaient sur la jeune fille. Bouziane avait sorti de sa poche un carnet dans
lequel il avait consigné les numéros d'immatriculation de toutes les voitures
qui avaient déposé la victime dans la rue latérale. Il l'avait remis au frère. On
l'avait informé aussi que quelqu'un avait pris des photos, et qu'il pourrait
les consulter s'il ressentait le besoin de s'assurer. Ensuite, les locataires
s'étaient séparés, la conscience baignant dans la tranquillité qu'apporte un
devoir bien accompli. Le jeune homme était-il au courant de la vie que menait
sa sÅ“ur à l'extérieur de la maison ? Personne ne peut le l'affirmer
aujourd'hui.
Deux heures plus
tard, il était entré dans la pièce où dormaient ses deux sÅ“urs, et refermé la
porte derrière lui. Sa main droite était armée d'une barre de fer qu'il avait
ramassée dans un placard de la cage d'escalier. Sa sÅ“ur était assise sur un
matelas de laine étendu sur le sol. Elle se peignait et ses cheveux étaient
répandus sur ses épaules comme une nuit étincelante d'étoiles. Elle avait eu un
mouvement plein de grâce pour écarter les mèches qui lui couvraient les yeux. Et
elle vit son regard et l'instrument qu'il tenait dans sa main. Elle fit un
geste pour se lever. Ce fut le dernier de sa vie. Un coup violent l'atteignit à
la tête. La barre de fer s'acharna sur son corps et le transforma en cadavre
écrabouillé.
Posté Le : 11/02/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com