Première partie
Un homme âgé de
49 ans a tué sa femme en lui portant plusieurs coups de couteau, hier soir un
peu après 19 heures. Ce sont les cris de sa fille aînée qui ont alerté les
voisins. Mais ils ne seront d'aucun secours pour la victime, dont le corps a
été transféré par la Protection civile à l'hôpital de T. pour subir une
éventuelle autopsie. Une enquête de la Gendarmerie nationale a été ouverte
aussitôt pour déterminer les circonstances exactes de ce drame.
Deuxième partie
Ce fut trois mois
environ après notre nuit de noce. J'en suis persuadé, c'est ce jour-là que tout
a commencé. C'était une journée d'octobre, je revenais du travail, heureux de
rentrer chez moi comme le sont en général les nouveaux mariés. Le beau sourire
de ma femme et l'odeur du café me faisaient presque courir dans la rue. Des
moqueries visant ma hâte ont fusé de l'épicerie d'un ami, mais depuis que
j'avais une épouse qui m'attendait au foyer, mes oreilles étaient devenues
moins attentives aux plaisanteries. Cependant, après avoir frappé à la porte de
la maison, j'avais remarqué qu'elle avait mis plus de temps que les autres fois
avant de venir m'ouvrir. L'absence du sourire avec lequel elle m'accueillait
d'habitude avait également attiré mon attention.
Une fois dans la
cuisine, elle m'avait servi du café, puis, s'étant assise en face de moi, elle
s'était mise à parler, tout en épluchant des pommes de terre avec un couteau
que je voyais pour la première fois. Visiblement, c'était plutôt un couteau de
boucher, et pour ne pas l'interrompre, j'ai décidé de l'interroger plus tard
sur la provenance de l'objet. Dès les premières paroles, j'ai senti que quelque
chose de grave était arrivé à mon ménage. J'eus le pressentiment que pendant
mon absence, une force invincible s'était installée chez moi, qui désormais
allait régner définitivement sur mon foyer. Je me rappelle que j'ai ressenti un
besoin impérieux de regarder ma montre : il était dix huit heures et quart.
Dehors, un chien s'était mis à aboyer épouvantablement, et je me suis surpris
en train de me demander si l'animal n'était pas en train de me dire quelque
chose. Elle racontait, la voix brisée par une émotion qu'elle essayait
vainement de contenir :
- Quand tout le
monde est parti, nous sommes allées dans sa chambre à coucher. J'en suis encore
tout ensorcelée. Jamais je n'ai vu des meubles pareils. Sur la coiffeuse
étaient rangés de jolis bibelots et des flacons de parfum qui embaumaient
l'air. Une adorable trousse à maquillage remplie de rouges à lèvres, de
poudres, de pinceaux, de crayons, de crèmes, de lotions, de tout ce dont peut
rêver une femme pour se faire belle. Nous nous sommes assises sur le lit. Il
était si moelleux que je n'ai pas pu résister au désir de m'étendre. Puis je me
suis relevée pour contempler les vêtements, et en particulier les robes qu'elle
s'était mise à étaler devant mes yeux. Alors, j'ai détesté les miennes. «Il ne
rentre jamais les mains vides, m'a-t-elle dit. Il a toujours quelque chose pour
moi.». Elle ne sait plus où ranger les affaires qu'il lui apporte presque
chaque soir. «Dieu merci, la chambre est vaste. C'est lui qui a supervisé la
construction de la maison, m'a-t-elle informée. C'est avec son argent qu'elle a
été bâtie. Viens, je vais te montrer la chambre de mon fils. ». Je ne serai
jamais capable de nommer les merveilles qu'elle me fit voir là-bas. Je suis
sortie de cette villa épuisée et froissée comme un chiffon. J'avais grand peine
à marcher. Sur le seuil de sa porte, elle m'a glissé ce couteau dans la main.
«C'est un cadeau, a-t-elle murmuré. Ne le refuse pas, tu me mettrais en colère
! »
Elle parlait
d'une des voisines, épouse d'un douanier. Cette femme l'avait invitée chez elle
à l'occasion de la naissance de son premier enfant. Elle m'avait demandé la
permission d'y aller, et comme elle ne sortait presque jamais, j'avais accepté.
Je me rends compte maintenant que j'aurais dû refuser. Mais nos actes ne nous
appartiennent pas.
- Tout le monde
sait ici comment il obtient toutes ces choses qui t'ont éblouie, lui ai-je
répondu. C'est un corrompu et un trafiquant. Beaucoup de gens l'ont surpris à
plusieurs reprises, vider dans sa maison, avec l'aide de ses acolytes, la malle
d'un véhicule de service. C'est toujours à une heure avancée de la nuit que la
voiture apparaît. Tout ce qu'il possède provient d'un argent sale. Ce bébé va
s'épanouir dans un berceau gardé par Satan. Tes robes, je les ai payées avec la
sueur de mon franc. Le pain que nous partageons chaque jour, je le gagne
honnêtement. Dans le foyer que je t'ai offert, tu ne trouveras pas un seul
objet qui soit impur. Et je ferai en sorte pour que cela n'arrive jamais dans
ma maison. Sache que je suis un homme qui craint les châtiments que Dieu
destine à ceux qui dévient du droit chemin. C'est pourquoi tu vas rendre ce
sale couteau à sa propriétaire demain matin. Je ne veux plus jamais le voir
ici.
Pendant que je parlais, une grimace ou un
sourire, ou seulement un tic, je ne saurais le dire, avait traversé le visage
de mon épouse. Alors, le pressentiment qui s'était emparé de moi tout à l'heure,
devint une certitude : l'après midi qu'elle avait passée en la compagnie de la
femme du douanier avait saccagé irréparablement mon ménage. Une immense fatigue
envahit mon corps. Le chien aboyait toujours. Peut-être essayait-il de me dire
quelque chose ?
Et cela dura vingt deux ans. Mon mariage
avait duré trois mois. Puis ce fut un enfer. Pendant toutes ces années, nous
avons vécu côte à côte, mais comme deux étrangers parlant deux langues
intraduisibles l'une par l'autre. Les plantes vénéneuses de la haine poussèrent
en abondance sur les décombres des trois premiers mois de notre vie commune.
Les six enfants, que nous avons eus, grandirent dans une atmosphère lourde et
tendue. Mais c'était ainsi, nous marchions vers notre destin.
Quand mon épouse parlait, c'était souvent
pour décrire une voiture luxueuse qu'un voisin député venait d'acquérir ; une
villa somptueuse appartenant à un entrepreneur de bâtiments ; de jolis bijoux
qu'elle avait vus au coup et aux mains de l'épouse d'un maire, et des robes qui
auraient été ravissantes sur son beau corps, disait-elle. Elle affirmait :
«Pourtant, ils étaient tous des gueux il n'y a pas longtemps. Ils se sont
enrichis en un clin d'Å“il. Ils ont su profiter des bonnes occasions qui
pullulent dans ce pays. Ils ont compris très vite comment fonctionnent les
choses chez nous. Alors, ils se sont débarrassés du licou de la morale. Ils se
sont libérés. Et maintenant, ils sont heureux ! Ils jouissent de la vie !
Tandis que les honnêtes gens pourrissent dans les rêves et les fantasmes en
attendant de pourrir pour de bon dans une tombe !». Elle poussait de longs
soupirs, le visage ravagé par des désirs sur lesquels je n'avais aucun pouvoir.
Mais elle était toujours belle. «Pourquoi ? je me demandais souvent. Qu'est ce
qui s'est passé mon Dieu ? Que nous est-il arrivé ? Nous aurions été si heureux
! ». Mais, je ne trouvais pas de réponse à ces questions qui me faisaient
saigner pendant des jours. Parfois, les paroles de ma femme m'ébranlaient
profondément et saccageaient mes certitudes. «Et s'il elle avait raison ? me
disais-je.».
Vingt deux années après cette visite chez
l'épouse du douanier, j'ai mis fin à sa vie. Voici comment les choses se sont
passées ce jour-là.
Elle s'était mise à laver la vaisselle qui
s'était accumulée dans l'évier à cause d'une coupure d'eau qui avait duré trois
jours. J'étais dans le salon, une tasse de café dans la main, je regardais la
télévision. Elle faisait entrechoquer les ustensiles et des insultes
jaillissaient de sa bouche. C'est sûrement cette bruyante irritation qui attira
l'attention de ma fille aînée, car un instant plus tard, je l'ai entendu dire :
« Laisse maman, je vais m'en occuper.». Une voix impérative lui répondit : «Tu
ne toucheras pas à cette saleté. Va, ma fille, va. Je ne veux pas que tu abîmes
tes jolies mains dans cette crasse puante. Moi, je m'y suis habituée. Ça fait
plus de vingt ans maintenant que je suis debout devant cet évier.». C'est à moi
qu'elle s'adressait. Je me rappelle que j'ai ressenti un besoin impérieux de
regarder ma montre : il était dix huit heures et quart. Dehors, un chien
s'était mis à aboyer épouvantablement, et je me suis surpris en train de me
demander si l'animal n'était pas en train de me dire quelque chose. Elle
parlait toujours : «On appelle ça un destin, ma fille. Ce tas de vaisselle
dégoûtante s'appelle un destin. Et je n'ai pas le droit de me plaindre parce
que je mange un pain qui sent la sueur sacrée du travail honnête et pur. Je
devrais être fière et heureuse parce que je bouffe de l'honnêteté. Rien que de
l'honnêteté. Quand on m'enterrera, je ne pourrirai pas. Méfie-toi de ce mot ma
fille ! Fuis toujours ceux qui le dégorgent chaque fois qu'ils ouvrent la
bouche. On s'en sert souvent pour dissimuler ses infirmités. Regarde autour de
toi et contemple le spectacle que nous offre la délicieuse honnêteté.
Des pouilleux qui puent les lentilles et les
haricots secs à des kilomètres. Qui jubilent quand ils arrivent à s'offrir des
ustensiles en matière plastique, et les encensent afin de conjurer le mauvais
Å“il.
Cherche-toi un garçon courageux qui met de
l'audace dans les paroles qu'il prononce. Qui force le destin à se plier à ses
désirs. Tu es belle ! Ne gâche pas cette beauté avec un mollasson.». C'est à
moi qu'elle destinait ces paroles. Toutes les blessures qu'elle avait ouvertes
en moi pendant vingt deux ans se mirent à saigner. J'ai senti alors la haine
dévaster ma raison. Je n'étais plus qu'un corps attendant les ordres de cette
force invincible qui s'est installée chez moi trois mois après notre nuit de
noce.
Après avoir terminé de laver la vaisselle,
elle est allée dans notre chambre. Un instant plus tard, j'ai entendu des
insultes et un bruit d'étoffes qu'on froisse et qu'on déchire. Alors, la force
invincible s'est emparé de moi et m'a dirigé vers la chambre. Là, je l'ai vu
déballer ses robes des valises et les mettre en pièces avec un objet.
C'était le couteau de boucher que l'épouse du
douanier lui avait offert vingt deux années auparavant. Elle ne l'avait donc
pas rendu à sa propriétaire. Elle n'avait pas exécuté mon ordre. Je lui ai
alors arraché ce maudit couteau de la main, et je l'ai poignardée à plusieurs
reprises. Je n'ai arrêté de larder son corps que lorsque je me suis assuré
qu'il ne contenait plus de vie. Ce que je voulais, c'était simplement qu'elle
ne puisse plus jamais parler. Pour continuer à vivre, j'avais besoin de son
silence.
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Posté Le : 15/10/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com