Algérie - Revue de Presse

Christian Harbulot, directeur de l?Ecole française de guerre économique, au Quotidien d?Oran L?information est une richesse collective



En France, en matière d?intelligence économique, Christian Harbulot fait autorité par son expertise et son travail de conceptualisation sur ce sujet.Auteur de nombreux ouvrages de référence, il dirige l?Ecole de guerre économique et est directeur associé du cabinet Spin Partners. Sa vision, ses analyses et sa mise en perspective de toutes ces problématiques sont développées et mises en pratique au sein de cette institution à travers les différents enseignements qui sont dispensés. C?est de cette valeur ajoutée qu?il nous parle. Entretien.Q.O.: En dehors des initiés, pour beaucoup l?intelligence économique est difficilement déchiffrable. Comment définit-on cette matière ou cette discipline ? Christian Harbulot: L?intelligence économique est une démarche qui vise à préciser le rôle de l?information dans le développement des entreprises et dans la compétition à laquelle elles sont confrontées. Aussi étrange que cela puisse paraître, la plupart des entreprises ont encore une approche très fragmentaire et empirique de l?information. Elles l?utilisent majoritairement dans une optique d?innovation et de commercialisation de leurs produits. Or la culture française ne se prête guère à cette approche car elle cultive l?individualisme. Autrement dit, il est très difficile de la rendre efficiente car les blocages sont nombreux et variés. Ce qui n?est pas le cas dans d?autres pays où l?information est considérée comme une richesse collective à partager pour le bien de tous. Une PME qui optimise aujourd?hui son management de l?information est mieux armée pour faire face à ses concurrents et surtout saura mieux orienter sa conquête de marchés. Les Allemands sont plus compétitifs que les Français parce qu?ils ont su créer des réseaux décentralisés adaptés à leur stratégie industrielle et à l?approche des économies émergentes.Q.O.: Comment l?articulation se fait entre les outils conceptuels et opérationnels sur le terrain de la réalité économique ?C.H.: Tout dépend de la stratégie qui est définie par le chef d?entreprise et de la manière dont il va réussir à chasser en meute avec d?autres partenaires. L?intelligence économique doit être mise en application dans une recherche de résultats. Les priorités de l?entreprise déterminent l?usage des outils et les méthodes à appliquer. Encore faut-il que le chef d?entreprise soit sensibilisé à cette dimension du problème. Beaucoup d?entre eux méconnaissent les progrès accomplis par les technologies de l?information et concentrent leur attention sur les facilités que leur apporte l?informatique dans le domaine de la gestion ou de la comptabilité. Idem pour Internet. Cette méconnaissance de l?existant pénalise la mise en application de nouvelles méthodes de travail à partir de l?information pour prendre des parts de marché. Le déficit actuel du commerce extérieur de la France s?explique en partie par l?incapacité à redéployer le tissu économique vers d?autres zones d?échange. Cette paralysie résulte du manque de connaissances des autres pays malgré l?effort entrepris par l?Etat dans le domaine, mais aussi dans la faculté d?adaptation aux besoins d?infrastructures matérielles ou immatérielles à détecter chez les autres. Les Chinois ont en Afrique une politique de puissance qui marque des points car ils agissent dans ce sens. Nous en sommes restés à une politique de marché qui ne répond plus aux attentes des pays africains. Q.O.: 98% de l?information sont de « sources ouvertes », les 2% restants s?obtiennent par des méthodes d?espionnage ultrasophistiquées. Comment dans ce cas « sanctuariser », protéger et sécuriser le « patrimoine » d?une entreprise (ses secrets de fabrications, sa culture...) ?C.H.: Pour sanctuariser efficacement, il faut qu?il existe un esprit patriotique dans la population, ce qui est loin d?être le cas. Les débats idéologiques du XXe siècle ont causé des dégâts très importants en France. A droite comme à gauche, on est incapable d?avoir les idées claires sur une stratégie de puissance dans le domaine géoéconomique. Dans le meilleur des cas, on essaie de reprendre quelques bonnes idées développées à l?étranger comme le Small Business Act ou le principe de réciprocité. Il est étonnant de constater l?apathie des médias sur ces enjeux. Le seul progrès enregistré ces derniers mois porte sur l?exigence de mesures à prendre. Mais les médias attendent du social ou de la relance de la consommation et ont quasiment un encéphalogramme plat sur les questions de stratégie d?accroissement de puissance. Il ne faut pas s?étonner de nos faiblesses endémiques en matière de sécurité économique. Les groupes du CAC 40 savent que l?informatique est le premier maillon faible de leur « sanctuaire » et aussi une source importante de perte de secrets de toute nature (scientifiques, technologiques, financiers, juridiques). Combien d?années faudra-t-il pour sortir de ce piège ? Tant que des puissances étrangères et par conséquent leurs grandes entités économiques pourront lire à livre ouvert dans notre économie, nous aurons bien du mal à progresser pour conquérir des marchés dans les zones que nous connaissons mal et même à protéger notre patrimoine industriel ou plutôt ce qu?il en reste.Q.O.: En quoi l?intelligence économique est-elle un outil stratégique au service du chef de l?entreprise ?C.H.: Tout simplement pace qu?il faut se battre aujourd?hui pour continuer à exister économiquement. Avoir une réflexion sur la croissance, c?est bien. En avoir une sur les affrontements géoéconomiques, c?est encore mieux. Nos élites sont trop engluées dans les scories idéologiques du XXe siècle pour comprendre cette évidence. Le jour où l?UMP et le PS sauront muter comme le parti communiste chinois l?a fait par rapport au monde capitaliste, on pourra parler plus sérieusement de ces questions.Q.O.: Pourriez-vous nous donner des cas concrets d?opération de pillage en termes d?information stratégique par le jeu de la guerre économique que se mènent les entreprises ?C.H.: Il suffit de consulter des sites comme infoguerre.com ou knowckers. org pour suivre certaines des péripéties de cette guerre économique. L?actualité est riche en événements. L?affaire la plus récente révélée par le magazine allemand der Spiegel est de nature à nous faire réfléchir. Plusieurs ministères allemands auraient été piratés par la Chine dans une finalité économique. Les services de sécurité allemands sont d?ailleurs très explicites à ce sujet dans les conférences publiques qu?ils donnent aux entreprises. Ils dénoncent régulièrement les méfaits des Chinois avec preuves à l?appui, y compris dans le domaine de la contrefaçon. La France est beaucoup plus pudique sur ce sujet sensible. Quotidiennement des entreprises se font piller par des concurrents ou des structures étrangères de différentes nationalités. Ces victimes de l?espionnage industriel ne font pas état publiquement de ces actes délictueux pour ne pas nuire à leur image. A titre indicatif, le coût de l?espionnage industriel en France a été estimé à 1,2 milliard d?euros en 2004. Q.O.: Les entreprises des pays émergents ont-elles les moyens de se protéger et d?utiliser pour elle-mêmes les outils de l?intelligence économique ?C.H.: De plus en plus de pays émergents prennent conscience du danger. Ils bénéficient parfois d?un contexte favorable pour réagir. Je fais allusion aux pays qui manifestent un véritable esprit patriotique. Il suffit d?étudier un pays comme le Vietnam qui cherche à canaliser son développement sans redevenir une colonie. Ce pays a une attitude lucide sur les investisseurs étrangers et il adapte sa législation avec une certaine ruse pour rester maître chez lui. Un tel comportement est le fruit d?une longue réflexion et d?observation des modèles extérieurs. C?est sans surprise que j?ai appris en 1991 que le parti communiste vietnamien avait fait traduire en plusieurs milliers d?exemplaires l?étude Techniques offensives et guerre économique que j?avais rédigée pour le ministère français de la Recherche.Q.O.: Vous avez séjourné dans des pays du Maghreb - Tunisie, Algérie et Maroc -, qu?avez-vous observé ? Quels sont les points faibles des entreprises, voire des économies de ces pays ? En quoi l?intelligence économique constitue-t-elle un bouclier contre les prédateurs ?C.H.: Je crois que le Maroc est celui des trois pays qui a le plus de potentiel. C?est à la fois le fruit de son histoire et de la réactivité de sa classe moyenne. Là-bas comme ici, le démarrage de l?intelligence économique a été parasité par l?effet mode suscité par la jeunesse du concept. En revanche, des expériences de management de l?information fondées sur de véritables objectifs sont mis en oeuvre comme à la Banque marocaine de Commerce extérieur. Du côté du pouvoir exécutif, on constate un soutien à la création d?infrastructures vitales dans les secteurs les plus dynamiques. Cette politique crée les conditions objectives pour essaimer des expériences d?intelligence économique en appui à l?essor de ces nouveaux centres de profit. La Tunisie s?intéresse surtout pour l?instant aux technologies de l?information et aux outils. Quant à l?Algérie, elle a du potentiel mais il lui reste à prendre les bonnes dispositions pour l?exploiter à dessein.Q.O.: En Irak, on a vu que les entreprises US marchent dans les pas des militaires. De ce point de vue, les Anglo-Saxons ont une véritable avance en matière de « culture » de l?intelligence économique. Comment l?expliquez-vous ? Comment opèrent-ils ?C.H.: Les Américains ont bâti depuis trente ans un système très performant de reconstruction des pays en sortie de crise. L?articulation entre l?action de leurs forces militaires et de leurs firmes est devenue presque naturelle dans la mesure où les desseins des uns et des autres sont complémentaires. Les uns combattent, les autres construisent. L?intérêt des Etats-Unis en sort en principe renforcé. L?Irak étant l?exception qui confirme la règle étant donné le désastre de la situation politico-militaire sur le terrain. La France ne fonctionne pas ainsi. Il y a d?un côté les militaires, et de l?autre les membres de la société civile. Et ces deux mondes ont bien du mal à se parler et surtout à envisager des intérêts communs. Nous nous heurtons une fois de plus au formatage idéologique des esprits. Théoriquement, une connivence devrait unir ces deux mondes: l?intérêt de la France et ce qui en découle sur le plan économique. Pratiquement chacun joue souvent pour lui-même ou n?arrive pas à finaliser ses projets à cause de l?éternel grain de sable qui prend souvent la forme d?un haut fonctionnaire ancré à l?idée d?un Etat neutre sans vision des affrontements entre puissances. C?est ce grain de sable-là qui peu à peu fait régresser ce pays et lui ôte tout esprit d?aventure et de combat pour le bien commun.


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