L'hommage au grand chantre de la chanson kabyle que ce numéro propose a été emprunté, en partie, au n°3 de la revue Ruptures. Une publication qui, malheureusement, ne fait plus partie du paysage médiatique national. Son auteur n'est autre que le journaliste et écrivain feu Tahar Djaout, qui revient pour témoigner son admiration à Chérif Kheddam. L'artiste qui a su, le premier, briser de façon radicale une tradition quelque peu éculée et engager la chanson kabyle sur la voie du renouveau.
Pour l'auteur des Rets de l'oiseleur, Chérif Kheddam n'est pas le fondateur de la chanson kabyle : celle-ci remonte à la nuit des temps. Il n'est pas, non plus, l'initiateur de la chanson contemporaine. Des noms l'ont précédé : cheikh Noureddine, cheikh Lhasnaoui, Slimane Azem, Allaoua Zerrouki. A Chérif Kheddam revient toutefois le mérite d'introduire cette chanson dans la modernité, en lui donnant notamment une assise musicale plus rigoureuse.
Faisant partie d'une génération de chanteurs de talent comme ceux que nous venons de citer, Chérif Kheddam a été néanmoins le premier à briser de façon catégorique une tradition quelque peu sclérosante et à engager la chanson kabyle sur la voie du renouveau. Au fonds berbère ancestral, il adjoint des apports orientaux et universels. Il a été, avant l'explosion de la nouvelle chanson kabyle au début des années 1970 avec notamment Idir, Djamel Allam et Ferhat Imazighen Imoula, le véritable vivificateur de cette chanson. Devenu par la suite conseiller artistique à la Radiodiffusion télévision algérienne (RTA), il a dirigé des auditions et encouragé plusieurs chanteurs amateurs qui sont aujourd'hui les ténors de la chanson moderne kabyle.
Rien pourtant ne destinait à une carrière artistique cet homme né en 1927 à Taddert Boumessaoud, à une dizaine de kilomètres de Aïn El-Hammam, en plein cœur du Djurdjura.
La même source nous apprend que Chérif Kheddam commence tout d'abord par fréquenter l'école coranique et la zaouïa en vue de devenir imam, comme son père. La psalmodie du Coran, est-il souligné dans le n°3 de Ruptures (semaine du 27 janvier au 2 février 1993), renforce chez lui le goût du rythme. Il ne pouvait en être autrement, en ce qu'il a toujours été sensible à ce patrimoine auquel il consacrait de longs moments. Particulièrement au tajwid du Coran qu'il affectionnait tant, un tajwid qu'il pratiquait à la zaouïa de Boudjelil (Petite Kabylie).
Mais sa formation musicale, c'est en France qu'il ira la chercher, à l'âge de 21 ans plus exactement. C'est d'ailleurs de l'autre côté de la mer qu'il découvrira vraiment les chansons maghrébines, arabes ou occidentales, sans oublier les films égyptiens.
Son rapport à l'art lyrique n'a jamais été perçu sous un angle mercantiliste. S'il y a, chez celui qui deviendra un peu plus tard un des grands maîtres de la chanson kabyle, une «arrière-pensée» professionnelle, ce n'est certainement pas dans le but de faire de sa muse un moyen de parvenir, de gagner de l'argent. A plus forte raison lorsque les feux de la rampe éclairaient merveilleusement bien les choix artistiques de Slimane Azem, de cheikh Lhasnaoui et deAllaoua Zerrouki.
A l'évidence, estime la même source, la chanson kabyle n'est pas celle qui a le plus marqué Chérif Kheddam : «De plus en plus conscient de ce qu'il veut faire et les moyens qu'il lui faut, il prend des leçons de solfège et d'harmonie. Tout en demeurant sensible à toute belle musique, Chérif Kheddam se sent de plus en plus attiré par l'art occidental. Il découvre la musique classique, s'en imprègne, éprouve pour elle un grand penchant. Quant à la musique et aux chansons que lui-même a composées à cette époque-là (Yellis etmurtiw, Nadia, Djurdjura, Itrane, etc.), elles sont avant toute méditerranéennes, dans le tempérament, dans les thèmes, dans le rythme. L'artiste opère une osmose du sombre et du lumineux, du jubilant et du dramatique, de l'amour et du désespoir.»
Lorsqu'une parfaite élaboration harmonique engendre une démarche d'avenir
Remarqué dès son premier 78 tours, Yellis etmurt-iw, il est recommandé à Pathé Marconi EMI (filiale italienne) qui le remarque dès 1956, date à laquelle elle lui établit un contrat en bonne et due forme. Il compose pour Radio Paris puis pour l'ORTF plusieurs morceaux exécutés par le Grand orchestre de la radio sous la direction de Pierre Duvivier. D'autres pièces sont interprétées en 1963 par l'orchestre de l'Opéra Comique.
Dès ses débuts, rapporte Tahar Djaout, Chérif Kheddam a été considéré comme un révolté, un enfant indocile qui bouscule les conventions et les tabous : "Dans une société aussi austère que la société kabyle traditionnelle, où la beauté même est suspecte, les chansons de Chérif Kheddam ont paru, à la fois par leur élaboration harmonique et leurs thèmes amoureux, inhabituelles, déroutantes, presque inconvenantes. Mais du côté de ses confrères chanteurs, on a vite compris que la démarche de Chérif Kheddam est une démarche d'avenir."
Son exemple ne tarde pas à être suivi. A tel point qu'une sorte d'école s'est constituée juste avant l'indépendance. Instrumentiste, parolier, compositeur, l'auteur de Nadia se fait une très haute idée de la poésie même s'il ne fait pas partie du club des poètes. Comme il se plaît à le souligner, la musique est plus importante que les paroles. D'ailleurs, un disque compact comprenant un choix de ses musiques a paru en 1992. Là encore, notre artiste se démarque du chanteur kabyle traditionnel qui accorde une grande place à assefrou (le poème) : c'est en effet l'assefrou qui a fait, dans le temps, l'énorme succès d'un Slimane Azem et qui établit aujourd'hui l'immense renommée d'un Lounis Aït Menguellet. Mais si Chérif Kheddam est intervenu plus sur la musique que sur la poésie kabyle, ses textes n'en possèdent pas moins une indéniable richesse poétique : "Nous pensons même qu'il a innové dans ce domaine-là aussi, en y introduisant des images et des métaphores plus modernes que ce que l'on entend habituellement."
Qu'on en juge par le texte de Alemri (Ô miroir), une chanson justement célèbre enregistrée à l'ORTF en 1963 :
"O miroir, ton destin est plus enviable que le mien.
Je suis comme un dément
Et n'aspire qu'à te ressembler.
L'amour te visite à tout moment,
Lorsque la belle descend
Et devant toi se teint au henné.
Colombe se pavanant dans les près,
Elle est exempte de tout défaut,
Ne se laisse pas séduire par l'inconnu.
Nous demandons à Dieu aimé
Que notre tour arrive
De célébrer ensemble notre joie.
Elle te fixe sans fausse pudeur.
C'est ta compagnie qu'elle sollicite,
Si tu avais su comprendre !
Ami, sois heureux avec elle,
Enivre-toi de son parfum ;
Je sais que tu me surpasses en chance.
Elle se peigne, parfait sa coiffure,
Se regarde soigneusement
Pour repérer le défaut.
Sa beauté, sa taille sont impeccables,
Tout en elle crie la perfection.
Elle est pareille au fruit mûr.
La moindre chansonnette d'amour
était passée au crible par la caste coloniale…"
Dans son itinéraire d'artiste, Chérif Kheddam a traversé un certain nombre d'étapes. Il a commencé à chanter avec le début de la Guerre de Libération, en 1955. Cette époque est caractérisée par une censure sévère. La moindre chansonnette d'amour est passée au crible par la censure coloniale qui tente d'y déceler des ferments nationalistes. C'est la période des chansons comme Nadia et Djurdjura.
Sur le plan musical, l'artiste tâtonne encore, opte pour une musique légère qui demande moins de recherche et de moyens. Sur le plan thématique le chanteur, qui était soumis comme nous l'avons indiqué à la censure coloniale, arrive quand même à exprimer son enracinement dans le pays originel personnifié par ses montagnes indomptables et la beauté de ses filles.
On remarque déjà un engagement social, un plaidoyer pour la femme, notamment à travers la chanson Lehdjab etharit (Pourquoi voiler la femme libre ?) qui date de 1960 ou 1961. La rubrique Paroles de chanteur, largement inspirée par un entretien accordé par le chantre à notre confrère Merzak Mennaceur du magazine Tassili, en fait largement état.
L'étape suivante dans l'évolution de Chérif Kheddam commence avec l'Indépendance du pays et atteint son plein épanouissement avec Alemri enregistré en 1963, l'année d'ailleurs où l'artiste rentre au pays après avoir travaillé une quinzaine d'années en France. Cette chanson est d'une grande élaboration musicale et est considérée aujourd'hui par les amateurs un peu comme la chanson totem de Chérif Kheddam.
Mais l'Indépendance apportera aussi à l'artiste des déceptions d'ordre professionnel.
Pour autant, la période qui va suivre son retour sur la terre de ses ancêtres va jouer un rôle primordial dans son rapport à sa société, à son identité. Très vite, il sera à l'écoute des battements de cœur de son pays, du sort qui est fait à sa culture d'origine. Ce qui lui permet d'amorcer une troisième étape très significative pour les uns et à tout le moins symbolique pour les autres en ce qu'il sera amené à traiter, sur le mode allégorique, un certain nombre de problèmes sociaux, historiques, identitaires.
Comme pour étayer son argumentaire, Tahar Djaout cite l'exemple de D-azdayri akka ierigh (je me sais Algérien), une chanson datant de 1984, où le chantre du Djurdjura met à mal les zélateurs de la culture de l'oubli et les fossoyeurs de l'identité nationale.
Cependant, le champ d'intervention de Chérif Kheddam ne se limite pas à cette seule thématique, l'émigration demeurant, on s'en doute, une de ses préoccupations cardinales et Ekker ezwi imanik (Lève-toi et secoue-toi) en est une des illustrations tangibles.
Une chanson comme A Yemma (Ma mère), créée en 1978, raconte sur le mode symbolique le dénuement d'une femme et, à travers lui, le drame d'un pays paupérisé :
"J'ai entendu ma mère dire :
Mon enfant, mes forces s'épuisent,
Ce n'est pas avec le son et l'ivraie
Qu'on fait grandir les hommes (...)"
La même source révèle dans son article écrit pour la revue Ruptures que Chérif Kheddam n'est pas un artiste comme tant d'autres. Doué d'une très forte personnalité, il a toujours fait en sorte d'être par trop éloigné des contingences imposées par la célébrité. N'était-ce un métier qui les réclamait, il se serait fort bien passé, par exemple, des feux de la rampe : "Il n'a jamais joué à la vedette. Il n'a jamais cherché la célébrité. N'a jamais été attiré par les médias. Le milieu artistique même lui est peu familier, il ne s'y aventure que lorsqu'il a besoin de musiciens. Durant son séjour en France, il a plus vécu en milieu ouvrier que parmi la nouvelle chanson kabyle, il a toujours refusé de s'en instaurer parrain, maître ou cacique. S'il est un indéniable précurseur, il demeure un chanteur en évolution et en devenir."
A ce propos, écrira à juste titre Tahar Djaout, l'actuel effacement ne saurait être une retraite, mais plutôt un simple repli pour prendre un nouvel élan. Celui qui a été l'enfant remuant de la chanson kabyle ne saurait se retirer sur la pointe des pieds.
Des propos on ne peut plus prophétiques, magistralement confortés, une décennie plus tard, par le retour flamboyant d'un artiste qui sait mieux que quiconque ce que longue marche veut dire.
Paroles de chanteur
Les premiers balbutiements et le mélodrame égyptien : "Dès mon arrivée en France, je me suis intéressé à tout ce qui se passait autour de moi. En dehors de mon statut d'ouvrier, je m'intéressais beaucoup aux spectacles. A l'Opéra aussi, ce qui était assez curieux pour un ouvrier. J'ai fait mes premiers pas grâce aux musiciens qui se produisaient dans les cafés gérés par des Algériens. A l'époque, il y avait un modèle triomphant de la chanson égyptienne qui exerçait une grande influence à travers les films que l'on pouvait voir dans les salles parisiennes spécialisées dans le cinéma arabe, qui attiraient beaucoup de compatriotes."
La passion naît généralement au hasard d'une découverte : "J'étais arrivé à former un petit groupe autour de moi. On chantait de tout, du kabyle, de l'arabe, de l'oriental. Chacun un peu dans sa spécialité. On jouait du luth, du mandole, du banjo, de la percussion.… Personnellement, je ne jouais encore d'aucun instrument mais on a trouvé au sein de l'équipe que ma voix se dégageait pour chanter un peu tous les genres. On se produisait simplement pour notre plaisir, pour nous distraire, sans avoir un projet précis quant à l'avenir du groupe. Dès les débuts de la Révolution de 1954, la guerre est venue mettre fin à notre aventure commune, en nous dispersant chacun de son côté. Par la suite, j'étais le seul à continuer un peu. Je voulais exprimer une sorte de singularité dans mon entreprise solitaire. La passion naît généralement au hasard d'une découverte. Je me souviens encore des premières chansons qu'on fredonnait, des différentes vedettes de l'époque jusqu'au jour où il y a un point de départ."
C'est à ce moment que sa carrière a pris vraiment le départ : "Pour moi, je me suis retrouvé dans la chanson sans y croire vraiment. J'étais donc amené à écrire quelques textes tout simples, avec des petites rimes, mais sans aucune prétention de poète. Lorsque j'ai écrit ma première chanson, Ayelis temourthiou (La fille de mon pays), pour moi c'était intimiste, sans penser à la publier un jour dans le commerce ou à penser à un éventuel succès. Aussitôt après, des copains m'ont incité et aidé à rencontrer quelques musiciens pour l'enregistrer à compte d'auteur dans un petit studio à Saint-Germain-des-Prés. Comme je n'avais pas beaucoup de moyens, j'ai fait un tirage très limité, exactement 114 disques 78 tours, sans aucune mention de mon nom, dont la plupart a été distribuée dans des cafés par mes amis. Un rendez-vous a été pris chez Hachelaf Sid Ahmed, directeur artistique pour le Maghreb et le Moyen-Orient et c'est à ce moment-là que ma carrière a pris vraiment le départ."
On lui a alors conseillé d'écrire la musique : "Lorsque j'ai eu les premiers contacts avec des musiciens professionnels, je ne connaissais encore rien du langage musical et je venais de découvrir que la musique pouvait s'écrire. J'avais ressenti immédiatement cette insuffisance comme un handicap. Quand on m'a parlé des droits d'auteur, je ne savais pas non plus comment m'y prendre pour déclarer mes œuvres à la SACEM, dont j'ignorais l'existence. On m'a alors conseillé d'écrire la musique. J'ai aussitôt cherché un professeur de solfège en parcourant, au hasard, les annonces d'un magasin d'instruments de musique. J'avais 28 ans."
Chaque artiste devait avoir un langage et un style propres : "Ce n'est pas une idée qui a germé comme ça, d'un coup. Il fallait un facteur de progrès. J'ai commencé à faire de la chanson relativement simple au début, avant de rompre avec la tradition musicale. Vous savez, quand on apprend quelque chose, généralement on passe à l'application. Si je me suis mis à apprendre la musique, c'était certes pour pouvoir déclarer mes œuvres mais aussi pour avancer dans la composition en essayant d'éviter la pratique coutumière et créer une musique qui sorte un peu du lot, en découvrant d'autres horizons. J'estimais que chaque artiste devait avoir un langage et un style qui lui sont particuliers. Aussi, désireux de progresser dans la recherche avec plus d'ouverture vers le monde extérieur, j'ai introduit dans l'orchestre, à titre expérimental, des instruments à vent, cuivres et autres pour tenter de donner à la chanson une touche moderne et contemporaine. Nous avions aussi beaucoup utilisé à la fin des années 1950 les rythmes en vogue : cha-cha-cha, rumba, salsa, un style qui revient d'ailleurs à la mode en ce moment. "
Le chant de l'exil, de la séparation et de la femme abandonnée : "Si j'ai développé quelques idées nouvelles au départ, je dirai maintenant, avec le recul, que c'était presque audacieux de ma part, vu ma formation de base à la zaouïa et ma condition de simple émigré que j'étais. Ne possédant pas à l'époque un grand niveau intellectuel ou culturel, j'ai beaucoup plus agi instinctivement par fibre artistique. En fait, pour revenir à cette période, la majeure partie des chanteurs étaient autodidactes. Nous étions pratiquement tous issus d'un milieu prolétaire. Le chant de l'époque était concentré essentiellement autour du thème social principal que représentent l'exil, la séparation et la femme abandonnée au pays. C'est seulement à l'arrivée de la Révolution qu'on a commencé à entrevoir une observation de l'actualité politique."
Posté Le : 26/08/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Abdelhakim Meziani
Source : www.lesdebats.com