Algérie

Chérif Kheddam : Tu'alin ar tsusmi (Le retour au silence)


- «Attendez la nuit pour dire Que le jour a été beau.» Proverbe aurésien- «Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.» Mouloud Feraoun, «Le fils de Chérif», In Jours de Kabylie.
Silence. Moment durant lequel il n'y a aucun bruit. Il n'existe que par comparaison au bruit. Il s'écoute, s'entend, prend son sens en deçà et au-delà de la parole qui le rapproche du langage. Dans la notation musicale, signe signifie interruption du son, qu'elle soit ou non mesurée. Les silences font respirer et vivre la musique. Chantée, la musique entretient avec les paroles un entrelacs de liaisons conflictuelles. Le silence ne veut donc pas dire absence de signe.
La ponctuation est destinée à noter les pauses, les variations d'intonation à l'intérieur d'un énoncé ; elle marque ou estompe le blanc qui vibre, souffle et se scande à la pointe du style, dans le vertige des mots. Le silence est porteur de sens, de chant, de lumière, de joie et d'espace.
Le silence, physiquement s'entend, quand justement il n'y a rien à entendre. L'oreille qui s'habitue au bruit n'entend plus ce bruit ; mais si ce bruit venait à s'interrompre, le silence est rompu. La violence est ce qui ne parle pas. Ainsi il en est de ce silence éternel qui effrayait Pascal dans l'espace infini. Il est des opportunités où l'évidence ne doit pas exposer son vrai visage.
Ainsi, le silence fut toujours chez les hommes la conséquence d'une très haute sagesse, elle est la protestation non violente dans Lfetna n tsusmi (Le Combat par le silence) chez Kheddam, ou Tes amt lh eq mebla lheddra, (Vous avez [femmes] obtenu le procès par votre seul silence, chez Cheikh Lhasnaoui), quand la parole est bâillonnée par la censure, ou une autre forme de silence, l'autocensure.
«Ce qui embellit le désert, dit le petit prince, c'est qu'il cache un puits quelque part» (A. de Saint-Exupériy). Le désert, c'est le passage par le creux, la traversée solitaire entre les deux rives de l'être, l'existentiel et l'essentiel, ouverts l'un sur le dehors, l'autre sur le dedans.
La sollicitation de la voix ne constitue pas une instance innocente. L'expression engage l'être dans l'émergence de lui-même. C'est une aventure qui comporte des risques. Elle relève d'une attitude libre. Le dedans, c'est la profondeur de l'être, son intimité, ce qui lui appartient en propre, c'est le lieu d'émergence de ses appels, une vague de fond qui soulève l'être depuis son intériorité et le dépose sur le rivage où il pourra être exhaussé.
«Avec ton éloignement Dda Chérif, par ton ?uvre importante et durable, c'est un monument considérable de la culture berbère qui part. Mais tu resteras à jamais immortel, gravé dans nos mémoires.
«Repose en paix Dda Chérif. Ta mission, tu l'as accomplie jusqu'à ton dernier souffle, avec humilité et abnégation. Nous t'en sommes reconnaissants.
«Aujourd'hui, nous tes compagnons, tes admirateurs, et pour utiliser un mot actuel, tes fans, tous, nous te disons, dans la même dévotion et avec la même émotion, adieu l'Ami, adieu l'Artiste, toi qu'on ne cessera jamais d'appeler le Maestro.»
C'est par ces mots que conclut Tahar Boudjelli, producteur et ami de Chérif Kheddam l'hommage, à la hauteur du maître, qu'il lui rendit le 26 janvier 2012, lors de la levée du corps du défunt, à Paris.
Etre en deuil, c'est être en souffrance, comme douleur et comme conclusion. Et quelle pire souffrance que la perte d'un être cher ' La perte cesse d'être «ce qui n'arrive qu'aux autres». Le mot peut prendre certaines modifications, recevoir une extension plus grande. Il y a deuil à chaque fois qu'il y a séparation, abandon, perte, déni, refus, dépossession, frustration, répression, interdiction... Le deuil est l'outrage que fait à l'espoir l'évidence et qui manifeste sa supériorité.
Il estampille la fin du narcissisme. «Sa majesté le Moi» perd son trône, il quitte son règne : le moi est nu. Comment se savoir vivant si on ne se sait pas mortel ' La mort n'est pas une vérité parmi d'autres. Elle est l'horizon de toutes.
A Bou Messaoud, le petit village où Chérif Kheddam est né et où on l'enterra ce 27 janvier 2012, un adolescent de quinze-seize ans, du village, la main posée sur le menton, hochait la tête.
Interrogé, il répondit : «Tout ce monde est venu pour honorer Zizi Chérif ! Alors il n'est pas n'importe qui '», s'interroge-t-il. Il n'en croyait pas ses yeux, voir un rassemblement d'hommes et de femmes(1) aussi dense et aussi important, estimé à des centaines de milliers d'individus, arriver jusque-là, venus des quatre coins d'Algérie et même de l'étranger, pour honorer, dans un dernier hommage, le maître.
La peinture ne nous propose aucun signe subtil apte à nous révéler incisivement le drame que la symphonie crée sur les visages. Dans les toiles qui fusionnent des êtres autour d'un piano, la musique reste insoupçonnée. Des portraits et une nature morte, oui. Mais l'ange flottant est absent, à moins que les peintres ne l'y mettent en robe blanche dans une vapeur, avec une lyre et des ailes. On dirait que les peintres ne peuvent pas exprimer l'émotion musicale.
Le pâle soleil hivernal jetait sur la foule une lumière si étrange, d'un impressionnisme fou, où sont privilégiées les impressions fugitives, en dehors de toute considération anecdotique. Dans cet entassement noir, comme une eau-forte, là vit vraiment un peuple extraordinaire, là on trouve la seule occasion de voir des êtres disparates, expressifs, rebelles à l'uniformité, que rehausse le clair-obscur.
Une masse d'hommes est là, plongée dans l'ombre, étagée au-dessus du trou béant et lumineux qui accueille la dépouille, d'où monte une symphonie, comme au-dessus des vapeurs d'un volcan ou du brasier aromatique qui faisait délirer les pythies(2). La chaleur, l'air lourd et moite, l'incommodité du lieu, tout surexcite les nerfs de cette foule qui dépassait de loin le demi million d'individus, l'hallucine et la livre à demi pâmée, soumise à un sortilège qui évoque le maître, comme prise dans un vertige.
Des hommes et des femmes, dans un ch?ur à mille et mille voix l'accompagnent dans sa dernière demeure, entonnant comme dans un hymne à la joie : Leh?jab n th?er?r?it d nnif ma tkesbit (Le voile de la femme libre est l'honneur qu'elle irradie), Tamurt iw te??ur? d lfen ulac i ??yifen (Mon pays est gorgé d'art, nul ne le surpasse), R?r??ud d wad u tsud?d?un ur r?z?in ti?altin is (Tonnerre et vent hurlent sans briser ses crêtes)... L'électricité nerveuse étreint la foule.
Un fil invisible la relie au bâton d'un chef de ch?ur imaginaire qui d'un clin d'?il, d'un geste imperceptible des doigts, la déchaîne ou l'apaise. C'est beau cette puissance mathématique, cette obéissance au rythme suprême. Jamais despote n'a été obéi avec cette ferveur, ce renoncement total. C'est là le plus étonnant secret de la musique, ce qui fait d'elle non seulement un art, mais une force de la nature. Le sentiment du divin est là, à sa vraie place.
Sincère école d'expression, recueil d'évocations émouvantes, incessante révélation des visages, confessions des gestes, des paroles et des silences. Ecrasé d'une affliction profonde, je retiens mon calme implicite, au milieu de cette multitude en passion, méditant l'homme, et me stupéfiant de ce qu'il peut contenir de beauté, de spasme, de rêve et de clarté, le passant inconnu, va être happé par la route.
Avant de reprendre le chemin du retour, je dis à cet adolescent que je vais le citer dans un livre que j'écris, il se sentit presque offensé :
«Je sais que je ne représente rien, mais tout de même, je ne croyais pas être tombé si bas pour qu'on parle de moi dans un livre.» Combien est transcendant le monde de la vive voix ! Il est supérieur à l'univers scripturaire. En effet, dans la mentalité rurale, l'authenticité ne s'inscrit pas dans l'écrit ; elle s'y oppose même : «Ma bedren-k-id, b an ak-k cemten» (Si on parle de toi, c'est qu'on veut t'éclabousser).
Dès que les villageois accèdent à la magie de l'écrit (préjugé), en attendant d'avoir une opinion définitive, ils entrent dans le faux, ils accèdent à l'artificiel, ils font passer un sentiment ou un comportement comme étant vrai : «Ma yela' ur k-id bdirn ara, d arm'ur k h siben ara» (Si on ne parle pas de toi, c'est qu'on ne te considère pas). Plus haute est la faveur, plus prompte est la chute : «Akken k sulin ara k edlen» (Comme on t'a hissé on t'abaissera). Alors, ils perdent leur innocence première, leurs anciennes superstitions, pour en idolâtrer une «moderne», pire que toutes les autres ensembles.
Si autrefois devant un mort, on se demandait : «A quoi cela lui a servi de naître», la même question, maintenant peut être, a fortiori, posée devant n'importe quel vivant. «Naître homme est une chance, même si le devenir demande beaucoup d'efforts», écrit l'historien Maurice Sartre à propos de la Grèce antique. L'injonction «Illi-k d argaz a mmi» (Sois un homme, mon fils) constitue le fondement de la société kabyle, sous-tend entièrement l'itinéraire défini aux garçons, déviés de leur trajectoire naturelle.
Nous avons hérité de quelques certitudes sur ce qu'est la virilité : nous savons qu'elle requiert des qualités physiques (du muscle et des poils, essentiellement), mais aussi des vertus morales. Valeureux en amour comme au combat, l'homme viril est un père de famille et un citoyen à la hauteur de ses responsabilités. Certes, aussitôt exprimées, ces certitudes s'avèrent dépassées. La base sur laquelle elles s'érigeaient se révèle maintenant vulnérable, mouvante, et attaquée. En ce début du XXIe siècle, la virilité se dévoile détachée du corps masculin qui la portait en effigie, en réserve, prouesse, tromperie ou pastiche
Déconcertante fission, qui nous ramène à l'affirmation de Rousseau dans l'Emile : «Le mâle n'est mâle qu'en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie.» La femme est surdéterminée par son sexe, sa maternité et ses dons pour les choses de la maison. Mais, dans le même temps, cette vérité conduit à un autre corollaire, sans doute involontaire : l'homme ne peut jamais être sûr de son identité sexuelle ; il se découvre toujours traumatisé par la féminisation.
Si les rites sont, en effet, un complément de l'acte fondateur, l'homme de rites est un condamné qui va vers le néant spirituel. C'est Sophocle qui disait : «Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort.» Pour illustrer davantage ce jugement, il est intéressant de se rappeler la sagesse du refrain kabyle, chanté autrefois lors de la naissance d'un garçon :
A yemma hanna Maman chérie
Zi yir rgaz ye wa qal Un homme vil se reconnaît
M'id ilul umit, dlit, A sa naissance couvre-le, emmaillote?le
Ur kkat felas abzim Ne porte pas de diadème pour lui
Ur ggar ti ratin Ne pousse pas de cris de joie
it ar iban lh al. Jusqu'à ce que sa vérité (sa virilité) soit révélée.
La révélation de cette vérité se fait tout au long des différentes étapes de la vie, ainsi que lors des occasions, qui lui sont données pour se légitimer et éviter de devenir «mmi s l-leh r am» (un enfant naturel), car cela peut se produire à tout âge, en toute circonstance. On attend sa fin pour le célébrer, le glorifier, l'exalter. Les verbes ne manquent pas pour lui rendre hommage. C'est seulement à ce moment-là que l'homme se révèle dans sa vérité, qu'il est connu et reconnu, doué de qualités remarquables : «Akken iga, akken yenna leflani» (Comme a fait, comme a dit untel, dira-t-on de lui).
Chérif Kheddam, même dans son exil à l'étranger, poussé par la faim, que dans l'exil intérieur, le silence dans lequel le pouvoir nous a tous réduits, n'a pas fait le deuil de sa langue. Il n'a pas commis de matricide. Il ne s'est pas amputé de sa langue maternelle, il ne l'a pas mise en veilleuse pour s'accommoder dans une langue seconde. Il s'est au contraire retrouvé dans une mémoire sereine pour chanter sa langue et son pays, dans sa langue.
Le mot de la fin revient à Mouloud Mammeri qui, parlant du poète Si Mohand (1843[']-1906), écrit :
«Inna yas baba-s i mmi-s : ?A mmi h ader atte ud, laibad ur aadilen ara. Illa walbaad illa ulacit, illa wayed ulacit yella?. Inna yas : ?A baba acu d lmaana bbwawal a '? Inna yas : ? Illa walbaad idder ileh h u, medden akw walin-t, maani yaayc kan iqqim, ur t i ader h ed, ur ibbwi ur irri. Illa wayed immut, lamaana igad d irnan deffires mazal la s qqaren : akken i-s-inna ne akken ixdem leflani ; ulamma i san is u alen di tmurt d a ebbar mazal isem is adrent-t-id medden, awal is d lfaal is user r afen ?»
(Un père dit à son fils : ?Mon fils n'oublie jamais. Il est quelqu'un vivant, il est pourtant absent, un autre peut être absent, il demeurera toujours vivant?. ?Père, quel est le sens de ton dire ' ? Il lui explique : ?Quelqu'un peut être vivant, va à ses occupations, tout le monde le voit, cependant il ne fait que vivre, nul ne parle de lui, il n'a pas de poids dans la société, il n'est pas estimé. Un autre, même mort, ceux qui viennent après lui disent : comme a dit ou comme a fait untel ; même si ses os sous terre sont réduits en poussière, son nom est cité par les gens, ses dits et ses actions sont toujours de référence, ils émergent au-dessus des apparences.)
Voici une histoire de mots mouvementés, des mots de l'art, des mots poétiques et littéraires, qui sont des testaments et tous les voyageurs, iminigen, en sont conscients, ou imaginent, que les testaments, lews ayat, n'enseignent pas seulement les itinéraires à emprunter sur l'océan de la vie, mmalen iberdan di lebh er n tudert : ils aident à franchir, tant bien que mal, les déserts infinis de l'existence, zgarayen, ger cwit d wat as, di lexlawi n tudert. Chérif Kheddam affectionnait les mots. Il m'a souvent reçu dans la pépinière où il cultivait et faisait pousser ses mots. En poète souverain, il aimait les caresser. Je suis entré dans le cercle sonore de la danse des mots. Alors, j'ai dansé dans les circonvolutions sémantiques de ses mots, denses et chargés de sens.
Chérif Kheddam, même disparu, est présent en nous et parmi nous. Il est de ces immortels qui ont non seulement abreuvé leur époque, mais continuent à désaltérer toutes les époques. Le poète Boughareb, de Tawrirt m-Mimun, parlant d'un autre poète disparu, Mouloud Mammeri, a dit de lui : «As i a ya, ye a ya -d, dût-il nous laisser, il nous a laissé» (transmis, légué, donné par testament). Le poète dans son dit utilise le subjonctif où il met en doute l'irréalité de la disparition.
Chérif Kheddam, tout comme la chaîne des aèdes, n'est pas exclu en quittant le monde visible : il a fait le saut pour s'enchâsser comme une perle dans nos esprits, dans nos c?urs. Le c?ur ' Il est là. Pris d'émotion, il se met à battre la chamade, à s'affoler. Calmé, il vibre, il se souvient des cordes harmonieusement pincées sur un luth. Le c?ur était, chez les anciens Grecs, le siège des passions de l'âme, c'est-à-dire courage, colère, amitié, voire amour.
Lactance, ce Berbère qui enseignait l'art de bien parler, a synthétisé le c?ur, trône de l'âme, de l'intelligence et de la sensibilité, comme « la demeure de la sagesse».
Jusqu'à la fin, Chérif Kheddam se sentait redevable vis-à-vis de son peuple. Jusqu'au bout du bout, il a été l'homme de parole, d'une seule parole, sa fidélité à son peuple. Il lui a légué son écriture ? poétique et musicale ?, lui a donné ses nuits de veille :
R i lefjer mi d-i ellem J'ai attendu l'aube qui se dessine
Yug' ad-d yers yid es Dans une nuit sans sommeil
Bbwi tafat s wudem Jusqu'à la clarté du jour
Di texxamt amzun d lqefs. Dans une cellule réduite à une cage
Il ne voulait jamais rien dire des appétits léonins d'un peuple affamé de culture, comme il en est du débiteur face à son créancier :
«? Père, l'usurier possède-t-il une obligation de créance, interroge le fils du débiteur '
? Non, je n'ai jamais signé un tel papier, répond le père.
? Il a peut être pris des gens à témoin '
? Non, c'est bien pire.
? Quoi donc '
? Je lui ai donné ma parole. Même si elle me coûtait beaucoup, ma parole je l'aurais tenue. Maintenant, je peux m'en aller tranquillement. »
La parole donnée a un caractère sacré chez les anciens Berbères. Un amddyaz (poète) du Haut-Atlas chantait :
«Ce qui est la misère, c'est de donner sa parole et de partir oublieux de son engagement. Pour accomplir, il n'est pas nécessaire de parler. Mais la parole dite, il faut la faire suivre par des actes. Les animaux se font attraper par l'oreille, l'homme de parole par la langue. »
Un mois avant son départ, Chérif me confiait :
«Les grandes douleurs sont muettes. Je n'aspire plus qu'à m'étendre dans un champ, humer la terre et me dire qu'elle est bien la conclusion de nos expressions, l'espoir de nos assoupissements. Il serait vain de chercher quelque chose de mieux pour se reposer et se dissoudre. L'aire à battre, annar, est dans le ciel, le champ sur la terre.
Ce que moissonne l'ouvrier (kheddam) monte au ciel pour être vanné. (?) La vie est comme un oued en crue l'été. Il déborde. Il est précocement desséché. (?) Il est parfois bon d'avoir été emporté par la rivière, la vie, d'être tombé dans les mares, les embûches, les mystifications, mais il faut réagir, il ne faut pas y rester. On sait les pierres qui vous ont écorché.
C'est bon aussi d'être un malade qui se meurt. On sait avant de partir, quels sont les amis qui près de lui sont fidèlement restés. (?) Ce ne sont pas des soupirs de mon c?ur que j'ai mal, je souffre des soupirs de ceux que je laisse après moi. Moi, j'ai fait mon temps. Je partirai par la petite porte. La destination est la même pour tous.
«J'ai apporté, moi aussi, avec mes faibles moyens, mon pauvre savoir, ma pierre au monument, à la construction de l'édifice de la culture amazighe. Encore imparfait, mais ça viendra. D'autres plus outillés que moi le poursuivront. Mais je m'en irai content d'y avoir participé.»
(Chérif Kheddam, Entretiens particuliers)
La grosse bouteille du sérum se consacrait à délivrer parcimonieusement des gouttes régulières dans le mélangeur. Illusoire élixir. Un timide rayon de soleil, dont il ne verra pas le printemps, apportait une vaine apparence de gaieté dans ce semblant d'empyrée. Les yeux fixés sur le plafond, Chérif contemplait certainement quelques spectacles d'un temps révolu.
Puis, abandonnant la poursuite de ses fantômes :
«Des amis viennent me rendre visite. Oh, pas aussi fréquemment qu'autrefois. Ils colportent avec eux les nouvelles de l'extérieur pour consoler ma douleur et dissimuler la leur. Je n'ai aucun regret du dehors, de sa vie spasmodique. Des nouvelles dont je n'ai que faire, mais qui me rappellent que j'ai existé moi aussi. La chambre était trop étroite pour les faire asseoir tous.
C'est surprenant de les voir parler. Ils croient me divertir en passant quelques instants à mon chevet, à se dire tellement de choses. Je ne retrouve plus mes repères. Tout me devient insensible, indifférent, inconsistant. J'ai passé mon temps à les écouter parler de choses auxquelles je ne prête plus attention. Je ne les entendais pas. Mes anciennes passions, mes émotions qui débordaient ne sont plus que de vagues souvenirs. Tout s'éteint autour de moi.»
(Chérif Kheddam, Entretiens particuliers)
L'infirmière, avec un dévouement affectueux, s'appliquait à changer le gros flacon de sérum. Le liquide se détachait goutte après goutte, régulièrement dans le mélangeur transparent.
«- Voulez-vous quelque chose d'autre ' Attention à la perfusion ! Là, reposez-vous maintenant?»
Chérif finissait par s'assoupir. Il avait une peur panique que se forment des escarres sur ses points d'appui, là où la peau frotte entre la partie osseuse et une surface externe, fréquentes chez les personnes âgées, alitées pendant longtemps. Son visage au teint de cendre s'empourprait sur les joues. Insolite et dérisoire élégance de la chair, pourtant rongée de l'intérieur. Quelques instants après, il s'éveillait. Reprenant son souffle, et devinant mes pensées, il poursuivait :
«Ils disent [le personnel soignant] que je me porte mieux, que mon teint est celui d'un homme tiré d'affaire. ?Ala win yewten d win ye?ewten i g-yezr?an d acu yefren di teylewt?, seuls celui qui est frappé et celui qui a frappé connaissent le contenu du sac. J'ai appris à lire sur leur visage les mots que leur bouche ne livre pas. J'ai saisi que ma maladie est sur le point de gagner. Les sourires bienveillants ne sont que d'illusoires palliatifs pour guérir mon mal, quand le traitement médical atteint ses limites.»
(Chérif Kheddam, Entretiens particuliers)
Ussan agi idire Ces jours que je végète
Tsemcabin d atmaten Se ressemblent dans leur médiocrité
Tafat g yet t ij mi muqqle Quand je crois se lever le soleil
Yusa-d wagu i umiten Vient le brouillard pour l'envelopper
(?)
Di ddunit a yi at as», De ce monde je suis bien las
(Ussan tsemcabin)
En transcrivant ces confidences, me vient la voix de Léopold Sédar Senghor, le poète qui favorisa le dialogue des cultures, dont l'?uvre poétique exprime l'amour de sa terre natale, le Sénégal, de ses traditions et des paysans qui la peuplent, me dire en écho :
« Voici que décline la lune lasse de mer étale
Voici que s'assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes
Dodelinent de la tête, comme l'enfant sur le dos de sa mère
Voici que les pieds des danseurs s'alourdissent, que s'alourdit la langue
Des ch?urs alternés
C'est l'heure des étoiles et de la nuit qui songe?
Les toits des cases luisent tendrement
Que disent-ils si confidentiels aux étoiles ' »
Une réapparition de l'image religieuse, aujourd'hui, n'est pas une manifestation capable de s'appréhender clairement par la fidélité et l'inviolabilité de la pensée du sacré. Elle est sûrement, aussi, une figure du changement artistique. Elle est comme une constellation où les liens entre l'art et le sacré seraient une pensée irréligieuse.
Comment dormir quand la mort rôde autour de vous ' Il la sent. Son odeur la trahissait. L'infirmière lui administre une piqûre de morphine.
Elle commençait à faire de l'effet. Il est anesthésié. Il ne sentait plus rien, ni l'odeur de la mort, ni la démangeaison de la piqûre, ni la douleur physique. Il s'assoupissait doucement en même temps que ses douleurs. Il rêvait. Il avait une longue tunique blanche, marchait lentement sur un tapis bleu étalé pour l'occasion. Des hommes et des femmes, habillés comme lui, défilaient à ses côtés, le dépassaient et disparaissaient au bout du tapis, comme s'il y avait un vide qui les engloutissait.
«Wellah ar nuggad ddunit Par Dieu que nous redoutons la vie
Anid' a tesexnunus Qu'un jour elle ne nous corrompe
Mi d-ye li t tl am t-tmeddit Quand soudain tombe le soir de la [vie
Anwa ara-yet fen afus Qui nous t(i)endra la main.
(Nuggad ddunit)
Avant d'arriver au bout de sa marche lente, une femme, tout de blanc vêtue, lui tendait la main pour le mener sur un podium où une voiture noire, très longue, l'attendait. La femme ressemblait à l'infirmière qui le soignait. La voiture, où il prit place, glissait lentement dans un faisceau lumineux. Il dort à présent. Il est immergé dans une douce béatitude, une félicité sereine. Plus rien n'existait autour de lui. Il a changé d'expression. Il a l'air apaisé, heureux. Il a abordé le rivage du pays du silence. Le silence éternel. «Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre», écrivait en exergue Mouloud Feraoun pour la nouvelle «Le fils de Chérif» dans Jours de Kabylie.
Comme le créancier de l'histoire, am wina ye walasen di tem ant nni, il s'en est allé tranquillement, ir uh yes fa d yiman is. Il a accompli sa parole, yeseqdec awal is, il nous a prodigué sans mesure, ye a ya -d mebla cceh a. Il a moissonné comme un bon Kheddam, yemger am uxeddam icerwen tidi s lekwmam. Quelque part dans le ciel, il dépique sa récolte, wissen anw'amkan deg genwan, layjema tirect ni yeserwet.
Il a tiré sa révérence, me laissant dans les bras cet enfant, ce projet de livre qui était déjà assez avancé dans la forme que nous voulions ensemble lui donner. Il ne pouvait plus le suivre comme avant, pas à pas, bien qu'il m'ait dit combien il tenait à ce que, ensemble, nous l'achevions. Cette cicatrice ouverte ne demeurera pas silencieuse. Et dans la passion, elle poursuivra le travail, tant que le deuil ne s'est pas accompli. C'est une histoire d'amitié, c'est-à-dire de familles nées d'un choix, d'une liberté, puis nourries par la fidélité.
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