J'ai lancé depuis quelque temps un cycle de lectures théâtrales sous le concept « Pièces détachées- Lectures sauvages ».
L'idée est simple : investir de nouveaux territoires pour y injecter un peu d'imagination par l'action artistique, sortir la littérature des livres et des lieux communs et la jeter dans la rue, affranchir le théâtre de la bureaucratie anti-créationnelle et donner à entendre des textes dramatiques dans des conditions minimales de représentation, des textes qui ont très peu de chance, on l'imagine, d'être joués dans les théâtres institutionnels. Et il est aisé de deviner la dimension politique de ce cycle et sa portée « citoyenne » en ce qu'il se veut une modeste manière de ma part d'occuper le terrain, de conquérir l'espace public et de prendre la parole en toute liberté, clandestinement, sans autorisation, sans préalable ni préavis, dans la simplicité et la spontanéité de l'échange. Au nom de l'état d'urgence, de la déraison d'Etat, du « tchoukir d'Etat » et du « bouteflico-zerhounisme », la rue nous est confisquée depuis maintenant 17 ans et, à Alger, l'espace public est particulièrement « rationné » depuis la marche épique du 14 juin 2001. Pour « donquichottesque » qu'elle soit, l'initiative n' aspire pas moins à aller à la conquête d'espaces divers, qu'ils soient populaires ou « underground » et d'y reprendre la parole par le théâtre, en somme, de réapprendre à être citoyens à part entière, en Algériens libres et indépendants depuis 1962, en rejetant le principe d'être confinés dans des « réserves culturelles » contrôlées par le pouvoir politique et policier et tenaillées par la police des corps et des esprits. Oui, sortir la littérature à l'air libre et libérer le théâtre de ses tréteaux placés sous surveillance, voilà le mot d'ordre. Trois lectures se sont tenues jusqu'à présent sous ce concept, la première, le 15 juillet dernier, à la Safex, où j'ai fait une lecture-performance par effraction au sein de l'expo « Les Africaines », la seconde, le 6 août, à la « Maison Hantée » de Bologhine qui a drainé pas mal de monde. La troisième a eu lieu jeudi dernier, 13 août, au site romain de Tipaza. Malheureusement, cette dernière lecture a été, par deux fois, interrompue.Shakespeare expliqué à un divisionnaireLes faits : j'ai pris place à hauteur de la fontaine romaine située à quelques encablures du théâtre antique avec un groupe de spectateurs (des jeunes, des journalistes, des professeurs ' dont l'illustre critique littéraire Christiane Chaulet-Achour ' des étudiants, des artistes, des militants associatifs, des badauds). J'avais entamé ma lecture (avec, au menu, des scènes de ma dernière pièce Les Borgnes ou Le Colonialisme intérieur brut), quand, au bout d'une demi-heure, deux agents de sécurité du site sont venus nous interrompre avec autorité. « Habsou koulache ! », nous intima l'un d'eux. « Arrêtez tout ! » avant d'ajouter : « Taffi, taffi la camira », à l'adresse du cinéaste Lamine-Ammar Khodja qui filmait ces lectures. Pendant ce temps, d'autres spectateurs continuaient d'affluer en demandant naïvement au personnel du site « win el masrahia » (où se passe la représentation '). Les deux agents eux-mêmes ont reconnu que c'était cela qui les avait mis au parfum de cette opération. Ils me demandèrent si j'avais une autorisation. Communément, j'ai dit non. Ils me firent savoir alors que c'était quelque chose d'illégal et que j'aurai dû prendre attache avec la direction du musée de Tipaza. L'un d'eux me lança : « Mamnouâ takhtab fen'nass. » Je leur expliquai sereinement que ce n'était pas une « khotba » mais du théâtre. On finit par trouver calmement un terrain d'entente. Les deux hommes m'invitèrent simplement à changer de place. « Il ne faut pas vous mettre devant les ruines. Le site doit être dégagé afin que les visiteurs puissent en profiter », précisa l'un des agents avant de nous suggérer de nous mettre sous un arbre, en retrait. Les spectateurs se sont docilement exécutés sans faire de vagues, en échangeant quelques plaisanteries de bon aloi avec les deux agents de sécurité. L'un d'eux me fit : « Achouaâra yahadrou bel alghaz. » (Les poètes parlent par énigmes) avant de nous abandonner à notre « énigmatique cabale ». Le public et moi-même prîmes cette péripétie avec philosophie en nous disant que cela faisait partie du concept et donnait du piment au spectacle qui, pour l'occasion, vira à la performance politique et prenait des airs de happening. Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que trois policiers débarquèrent, revêtant de l'uniforme des BMPJ. Ils me demandèrent d'emblée : « Qui est responsable de ce rassemblement ' Vous êtes une association ' » Je leur expliquai que moi seul répondais de cette action. « Mamnouaâ atadjamhour hna » (il est interdit de se rassembler et de réunir les gens comme ça », me signifièrent-ils. Un policier me demanda mes papiers. Il paraissait être de formation littéraire-ce qu'il me confirmera par la suite. Il saisit mon manuscrit ainsi qu'un exemplaire d'un livre édité, une autre pièce de théâtre intitulée Clandestinopolis qu'il examina d'un air absorbé en scrutant dialogues et didascalies. « C'est un récit ' », risqua-t-il. Je répondis que c'était du théâtre. « Ah ! Vous êtes écrivain ! », finit-il par concéder. Son acolyte se montra sceptique, il soupçonnait qu'il y ait du « tahridh » (incitation subversive) dans le texte. Il s'enquit de la composition de l'assistance et de la qualité des présents. Je le rassurai en lui disant que nous n'étions pas des terroristes. Après m'avoir servi le sermon d'usage sur l'obligation de se munir d'une autorisation avant d'organiser pareil événement, les policiers me prièrent de les accompagner au poste. Ils m'embarquèrent ainsi en bonne et due forme, à bord d'un 4X4 de marque Sorento et m'emmenèrent droit au siège de la sûreté de wilaya de Tipaza. Chemin faisant, nous croisâmes un comédien de la fameuse émission « Lafhama » et les policiers de le couvrir de salutations enthousiastes. A la sûreté de wilaya, un officier au grade de commandant, probablement un commissaire divisionnaire, me reçut aimablement. Il m'invita d'entrée de jeu à lui livrer ma version des événements. Suite à quoi il me dit : « Ce n'est pas du tout comme ça qu'on nous a présenté les choses. Ce qu'on m'a rapporté est qu'il y avait quelqu'un qui parlait des ruines romaines à un groupe de visiteurs. Or, on ne peut pas laisser n'importe qui s'improviser guide sur ce site ! » Il expertisa à son tour la pièce de théâtre qui prenait pour le coup, et sans jeu de mots facile, l'allure d'une « pièce à conviction ». Il s'atarda un peu sur le sous-titre qui semblait l'intriguer : Le Colonialisme intérieur brut, avant de m'interroger sur le sujet de la pièce. Je me retrouvai ainsi dans une situation tragicomique, à la fois cocasse et absurde, à faire la dramaturgie des Borgnes dans un commissariat de police. L'officier prit ensuite mes références : état civil, adresse, etc, sans omettre de noter le titre de la pièce. Il feuilleta également mon autre pièce, Clandestinopolis.Un peu d'air frais dans la tête du régimeAutre chose qui le turlupinait : l'utilisation d'une caméra au cours de ma lecture. Cela résume toute la hantise que le régime algérien a de l'image. Je lui rétorquai que les satellites américains filmaient même nos sous-vêtements et sondaient nos pensées les plus intimes, ce qui le fit sourire. Ce petit interrogatoire fini, l'officier m'« autorisa » (le verbe-clé) enfin à reprendre ma lecture sans autre formalité. Sur ces entrefaites, débarqua le chef de sûreté de wilaya en personne, vêtu en civil. Fort affable, il se fendit de quelques boutades bénignes avant de m'exhorter à quitter le site. En clair, il me recommandait, sur un ton qui se voulait amical, de renoncer à la suite de mon programme. On me fit comprendre que cela risquait de valoir des ennuis aux pauvres agents du site romain. Et c'est précisément pour ne pas « jouer avec leur pain » que je résolus d'obtempérer, la mort dans l'âme. J'ai été touché d'apprendre, pendant que j'étais à la Sûreté de wilaya, que le public s'est emparé de cette « lecture sauvage » et a continué sans moi. C'est ainsi que, sur recommandation de mon amie Hedia Sédaïria, une lecture du Manifeste du chkoupisme qui clôt mon roman, Archéologie du chaos (amoureux) a été donnée par la voix de l'admirable Nazim Bencheikh de l'association Le Souk. Toujours est-il que le spectacle a été gâché pour une stupide histoire d'autorisation. Il me paraît proprement scandaleux d'exiger des Algériens un laissez-passer pour la moindre broutille. Cela dit toute la paranoïa d'un pouvoir terrorisé par son peuple au point de voir dans un simple éternuement une atteinte à l'ordre public. Si nous sommes toujours colonisés, qu'on nous le dise. Si l'Algérie est indépendante mais que les Algériens sont toujours occupés, qu'on nous en avise et on déclenchera un deuxième 5 octobre. Je tiens à informer nos matons que « Pièces détachées' » se poursuivra, et je leur communiquerai le lieu, la date et l'heure de la prochaine lecture (probablement à Aïn Defla) en temps voulu. Je me permets de chuter par ces mots d'une tribune « très » libre de Me Ali Yahia Abdennour parue récemment dans El Watan, et dans laquelle il écrit : « Il faut insuffler un peu d'air frais à un pouvoir qui étouffe parce qu'il maintient le statique mortifère qui est la même pièce de théâtre politique jouée par les mêmes acteurs. » Justement, l'heure est venue de changer la pièce, le décor et les protagonistes'
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Posté Le : 16/08/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mustapha Benfodil
Source : www.elwatan.com