Algérie


Chemma
Afrika, Khroub ou Mordjane, ces marques de tabac à chiquer s'empilent sur les étalages des buralistes. Pourtant, elles sont toutes illégales. Tandis que les agriculteurs font le bonheur d'un commerce qui fleurit dans les ateliers clandestins, la Société nationale des tabacs et allumettes (SNTA) tire la sonnette d'alarme. Quelle est donc l'ampleur de ce marché informel ' Et quelle est la recette de ce tabac à chiquer qui finit dans la bouche des consommateurs ' El Watan Week-end a enquêté.«La qualité est notre tradition». Le slogan de la SNTA s'affiche à la direction d'Alger à l'occasion de ses 50 ans. Depuis le début des années 2000, qui a vu l'expansion du secteur privé du tabac et de l'informel, l'entreprise publique perd peu à peu le monopole du marché. A côté de la Makla El Hilal de la SNTA, l'unique marque de tabac à chiquer agréée du pays, c'est un florilège de marques aux noms attractifs et aux designs brillants qui habillent aujourd'hui ce produit du terroir. «Parfois la contrefaçon copie la contrefaçon elle-même», s'étonne un cadre de la SNTA chargé de la commercialisation à la direction d'Alger, en regardant deux emballages de Nardjass, cloués dans un écrin vitré au milieu d'une dizaine de sachets concurrents. «On a même reçu un sachet labélisé Lacoste !», ajoute-t-il.Le marché informel a dépassé le stade de la contrefaçon de sachets SNTA, en concevant et en inondant le marché de ses propres marques illicites. Il dispose également d'un circuit de distribution parallèle bien structuré (voir encadré). «Deux propriétaires ont même eu l'audace de déposer leur marque auprès de l'Institut national algérien de la propriété intellectuelle, qui ne demande pas aux dépositaires de fournir les agréments. Ils ont par ailleurs reçu un agrément pour la collecte et le conditionnement de la chemma, utilisé en réalité à des fins de fabrication. Les commerçants de l'informel connaissent bien les faiblesses de notre règlementation», affirme un directeur central de la SNTA. Pendant la décennie noire, certaines zones de non-droit, inaccessibles aux services de sécurité, ont aussi été un terrain propice à l'émergence d'un commerce illégal qui n'a cessé de grandir.DétournementLa SNTA a lancé à la même période une politique de développement agricole de tabac à chiquer qui, ce faisant, prévoyait une assistance technique pour les agriculteurs, un préfinancement de leur récolte et une assurance dégâts contre la vente intégrale de la récolte à la SNTA. «Les planteurs se sont mis à approvisionner le marché informel avec l'argent du préfinancement de la SNTA, et la direction des tabacs en feuille a été dissoute à cause des carences en matière première», affirme le cadre. «Le marché a surtout explosé à partir de 2007», indique de son côté le directeur central. Et certains chiffres du rapport de la SNTA, envoyé en 2008 au ministère des Finances et aux autorités fiscales du pays, parlent d'eux-mêmes.La quantité achetée de Berzili Zeribet (Biskra) par la SNTA est passée de 845 kg durant la campagne tabacole de 2008-2009 à zéro durant celle de 2009-2010, la totalité de la récolte a donc été écoulée sur le marché informel. Le compteur affichera zéro entre 2011 et 2013. «Le président de la coopérative d'El Oued à Biskra a signalé en 2009, au groupement de la gendarmerie, que des commerçants de Sétif achètent du tabac de la région de Zeribet pour l'écouler sur le marché informel. La gendarmerie de Biskra n'a rien fait», explique le directeur central.Silence«Du côté du ministère des Finances, notre demande est restée lettre morte. De plus, la majorité des services des impôts indirects du pays, chargés d'inventorier les champs et de vérifier sur le terrain si les quantités produites et livrées sont bien celles qui figurent sur les déclarations, ne font pas leur travail. Et pourtant ce contrôle est le moyen de lutte le plus efficace, car on neutralise le problème à la source», ajoute-t-il. La SNTA a donc dû se rabattre sur l'importation pour satisfaire les besoins annuels de production. Par ailleurs, la SNTA ne peut pas non plus porter plainte contre les auteurs de la contrefaçon de sa marque vendue à 45 DA par le marché informel contre 80 DA en moyenne dans l'officiel.«La justice nous a déboutés une fois en nous indiquant que ce sont les services des impôts indirects qui doivent porter plainte, comme ils doivent le faire pour les marques exploitées illégalement», rapporte le directeur central. Ils existent, à ce jour, 22 marques. Et c'est aussi bien dans les zones reculées que dans les grands centres urbains du pays qu'il faut se rendre pour remonter les filières d'un commerce qui s'est modernisé et qui réussit encore à passer sous les fourches caudines de la SNTA et des services de sécurité.Ain M'lilaSituée dans la daïra d'Oum El Bouaghi à une soixantaine de kilomètres de Constantine, la Barzili de Aïn M'lila constitue une des richesses de cette région tapissée de verdure et de champs. «En 1996, on écoulait 4500 tonnes de Barzili par an (variété d'Oum El Bouaghi et de Batna), en 2012-2013, c'est seulement 54 tonnes qui ont été récupérées par la SNTA», affirme un responsable de l'unité de tabac en feuille située au grand complexe de production de tabac à priser-mâcher du Khroub. «Les agriculteurs ne jouaient plus le jeu. Alors leur coopérative locale s'est disloquée et notre relation avec cette dernière a été gelée en 2006 et 2012», ajoute-t-il.La coopérative de Aïn M'lila, représentant officiel des agriculteurs auprès de la SNTA à Oum El Bouaghi, relais financier et intermédiaire essentiel pour la gestion et l'achat des stocks, a été remise sur pied en novembre 2013 après un an de pourparlers entre le gérant, les autorités locales et la direction générale de la SNTA. Pour récupérer une partie de ses agriculteurs, la SNTA a augmenté le prix d'achat de la Barzili à 300 DA le kilo, pour les manoques (bouquet de feuilles de tabac, ndlr) de meilleure qualité. «A ce prix, nous pouvons, selon un objectif de 1500 tonnes, injecter 450 millions de dinars, si on nous vend toute la récolte, affirme le responsable de Khroub, on peut ainsi développer la région avec la seule culture du tabac à chiquer.» La contrefaçon aussi. «Ils (fabricants) m'ont proposé des prix variant entre 350 et 450 DA le kilo», avoue un agriculteur rencontré plus tard à Salah Bey dans la région sud de Sétif.Source«Les prix fixés par la SNTA couvrent difficilement les charges. Je mets pour cela 5 à 10 quintaux de côté que je vendrai au marché clandestin» ajoute l'agriculteur. A cela s'ajoute la vague de dissolutions successives des coopératives de Biskra, de Sétif et de Aïn M'lila en 2007 qui a poussé davantage les agriculteurs, livrés à eux-mêmes, à fournir le marché informel. «La SNTA a demandé la reconnaissance de ses dettes. Les coopératives ont donc fermé à cause du non-paiement des créances. Celle de Sétif s'est retrouvée au c?ur d'une affaire de corruption qui a conduit certains de ses membres en prison. On a donc loué un hangar à Salah Bey pour accueillir les agriculteurs désireux de vendre leur récolte», explique le responsable. «Du côté de Sétif, aucune coopérative n'a été créée depuis par la Chambre d'agriculture de la wilaya et nous demeurons donc sans interlocuteur», ajoute-t-il.A Aïn Oulmène, eldorado de la contrefaçon, la direction des impôts indirects demeure sceptique. On «fait deux rondes d'inspection annuelles afin de vérifier la véracité des propos tenus dans les déclarations et des PV sont tombés», nie le responsable des impôts qui affirmera un peu plus tard que le manque de moyens humains et matériels rend la tâche très difficile.SétifCôté commerce, les circuits de distribution sont déjà bien installés dans la région. «On a achète la makla chez les grossistes qui se font livrer par les fabricants et nous, on la revend au détail. Même si les contrôleurs passent et voient les cartons de marchandises par terre, ils ne font rien», affirme le vendeur. «La fausse makla est mélangée dans des garages ou dans les sous-sols des habitations. Une fois que la police démantèle un garage, les fabricants déménagent et en ouvre un autre. Même si le patron est appréhendé, le commerce ne s'arrête pas pour autant, les ouvriers continuent de mélanger le produit et de le vendre, ajoute le vendeur. La chique de la SNTA se vend relativement mal devant les prix de la makla illégale. Je vends quatre cartons de l'Afrika contre un carton de la SNTA. Malikat Afrika originale a disparu à cause de la lutte contre le trafic illégal, mais j'ai entendu dire qu'ils vont la relancer», précise le vendeur.En effet, les emballages flambant neufs de Malikat Africa, un des produits phares du marché noir occupent déjà les étagères des grossistes d'un quartier de Sétif, réputé pour la vente en gros et les grossistes pour leur silence sur leur relation avec les fabricants. «90% de la fausse chemma, c'est du ??taïwan'' ! (comprendre : du faux)», affirme le grossiste interrompu par un flux incessant de clients venus s'approvisionner. «On les rencontre une fois, puis on ne les revoit plus. Les fabricants nous contactent régulièrement par téléphone pour savoir si on a besoin de renouveler le stock et on me livre au magasin. Tout est basé sur une relation de confiance. Ils changent souvent de numéro de téléphone pour brouiller les pistes», explique le commerçant.MarquesDe nouvelles marques lui sont proposées régulièrement. «La Cirta existe depuis un an. Afrika original depuis cinq ans. La Soufia est sortie cette été.» Quant à l'emballage, celui-ci proviendrait d'imprimeries basées en Tunisie. «Ils font une commande détaillée avec la description des éléments et rapatrient les emballages en Algérie.» Un cadre de la SNTA précise : «Le douanier ne sait pas ce qu'il y a dedans. La destination finale de cet emballage n'est pas mentionnée sur le document. Ils présentent aussi de faux registres du commerce lors des fouilles au niveau des barrages de police et mettent une fausse adresse sur les emballages pour détourner les services de contrôle», affirme de son côté le responsable de la direction de commerce.Le grossiste confie avoir déjà assisté à une opération de mélange dans un de ces ateliers et les ingrédients qu'il mentionne suscitent parfois l'étonnement. «Les conditions d'hygiène laissent à désirer. Ils mélangent le tabac, parfois des déchets, avec les excréments de bétail et leur propre urine. Ils ajoutent à cela de l'acide», affirme le grossiste. «Des composants comme le henné sont rajoutés, pour alourdir le sachet et garder un minimum de tabac. Les objets trouvés sont souvent un dateur (avec le tampon trafiqué), les machines pour broyer et plastifier la marchandise et un fer à repasser pour fermer les emballages,» affirme une source de la gendarmerie de Kasr El Abtal (Sud de Sétif).«Ces éléments restent à l'état d'information, nuance un responsable de la direction de commerce de Sétif. Les analyses des produits de la SNTA menées par le laboratoire de Boumerdès restent superficielles. Elles ne permettent pas d'identifier les éléments de recettes bien précis.» «La chemma traditionnelle que l'on prépare et vend dans certaines régions de Kabylie, par exemple, fait aussi partie du marché informel, mais sa composition est beaucoup plus saine», affirme le grossiste.BouiraLa recette de la chemma traditionnelle est simple et généralement connue de tous. A 75 km de Bouira, les commerçants des villages interrogés, affirment que la «makla naturelle» a en effet une meilleure réputation. Un agriculteur et berger de la région dit mettre «75% de tabac broyé et 25% de cendre de defla (plante locale) mélangées avec de l'eau». Plus loin, à 10 kilomètres de Bouira dans une cité qui borde l'autoroute, un vendeur a déjà fixé un rendez-vous avec un agriculteur qui livre la matière première de Sétif. «Je fabrique et je vends que de la naturelle (traditionnelle) en gros. Je n'ai jamais été inquiété mais tout est illégal, un vendeur agréé doit normalement avoir une carte pour acheter sa matière première à la SNTA», ajoute-t-il. Interrogé sur les motivations qui l'ont poussé à gagner sa vie dans la vente illégale de ce tabac, le vendeur rétorque : «Je n'ai aucune autre opportunité d'emploi.»Le vendeur gagne 40 000 à 50 000 DA par mois et semble s'être fait une place de leader de la vente de chemma dans son quartier. «En réalité, il gagne autour de 200 000 DA. Il tenait à rester discret sur ses gains», rectifiera plus tard une source proche. «Ce commerce est très lucratif. Des propriétaires ont construit des villas, affirme de son côté le grossiste de Sétif. J'ai payé des amendes et des pots-de-vin pour éviter la prison, mais je ne m'arrêterai pas de vendre de la makla illégale, la demande est trop forte.»




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