Choaïb ibn-Hocein El-Andaloussi, surnommé Abou-Médian, et dans le langage populaire Sidi Boumédiène, naquit à Séville, dans l'Andalousie, vers l'année 520 de l'hégire (1126 de notre ère) sous le règne du sultan almoravide, Ali ibn-Youçof Ibn-Tachifin, le même qui fit bâtir la Grande Mosquée de Tlemcen.
Choaïb fut destiné de bonne heure, par sa famille, à la profession des armes, mais une vocation irrésistible l'entraînait vers la science.
" Dans mon enfance, a-t-il écrit lui-même, chaque fois que je passais devant une mosquée ou une école, mon cœur palpitait d'émotion, je ne savais pas encore ce que c'était que lire et prier, mais je brûlais de l'apprendre. Je m'échappais donc, chaque jour, de la maison paternelle, pour aller entendre les professeurs en vogue. Mon frère, qui épiait mes démarches, vint à me surprendre. Il entra, pour lors, dans une grande colère, et me dit: "Choaïb, tu ne recommenceras plus, ou je te tuerai". En même temps, joignant le geste à la menace, il tira son épée du fourreau, mais son épée se brisa entre ses mains. Il demeura tout interdit, puis il me dit : " Eh bien: Dieu le veut, fais ce qu'il te plaira".
Libre, dès lors, de s'adonner à son goût pour l'étude, je jeune Choaïb, après avoir suivi pendant quelque temps des écoles de Séville, prit congé de sa famille et passa à Fez, dans le Maghreb, avec l'intention de s'y livrer aux hautes études théologiques. Il trouva dans cette ville, qui passait alors pour un foyer de lumières, des maîtres d'un grand renom. Il s'attacha de préférence au cheikh H'irzihim et au célèbre légiste Abou'l-Hacen Ben R'Aleb. Il fit à leur école des progrès rapides. Sa véritable vocation ne tarda pas à se révéler aux yeux clairvoyants de ses professeurs; déjà le marabout perçait sous l'étudiant, on s'empressait de lui présager de hautes destinées. Sidi Boumediène a raconté lui-même, dans un de ses écrits, ses débuts dans la carrière qu'il venait d'embrasser avec résolution, et les premières impressions qu'il ressentit dans ces moments de ferveur juvénile, où son âme avait peine à contenir ses ardentes aspirations vers un idéal encore enveloppé de nuages. Déjà le surnaturel, déjà le merveilleux se fait jour et se glisse dans cette vie qui doit relever plus tard du domaine de la légende. Mais il est intéressant de l'entendre, à cet égard parler lui-même. Ces confidences d'un futur grand homme qui se cherche encore, ne laissent pas d'être curieuses et instructives.
" Dans les premiers temps, dit-il, c'est-à-dire, à l'époque ou j'étudiais chez mes professeurs, quant il m'arrivait de comprendre l'explication d'un verset du Coran, ou quant je saisissais le sens d'un passage des Hadits, mon ambition était satisfaite, je m'éloignais, me retirant dans un endroit solitaire, en dehors des portes de Fèz, afin de pouvoir m'abandonner à l'inspiration divine et me livrer, sans témoins, au recueillement, ainsi qu'à la pratique des actes de ma religion.
Lorsque j'étais dans mon lieu de retraite, une gazelle venait ordinairement m'y rejoindre et me tenir compagnie; et, de même toutes les fois que je m'y rendais, je rencontrais sur mon chemin des chiens appartenant aux douars voisins. Ces animaux, à mon approche, accouraient, faisaient cercle autour de moi et semblaient m'accueillir par des signes de joie. Un jour, comme je revenais de Fèz, une personne que j'avais connue en Andalousie m'aborda et me salua par les compliments d'usage. Je me dis à moi-même: je dois reconnaître cette politesse et offrir à cet étranger les présents de l'hospitalité. Je m'empressai, dans ce but de vendre un de mes vêtements moyennant dix dirhems, je courus ensuite après l'étranger, pour lui remettre cette somme; mais il me fut impossible de le retrouver, il avait disparu. Je gardai donc l'argent avec moi, et le lendemain, selon ma coutume quotidienne, je me dirigeai vers mon lieu de retraite. Mais quel fut mon étonnement, lorsque j'approchais du premier douar qui se trouvait sur ma route, de voir les chiens s'élancer furieux contre moi et m'empêcher d'avancer. Il fallut qu'une personne du village vint à mon aide, et ce ne fut pas sans peine qu'elle parvint à éloigner de moi ces animaux en fureur. Arrivé peu de temps après, à l'endroit où j'avais coutume de me recueillir dans la méditation, ma chère gazelle vint à moi, comme toujours, mais qu'elle m'eût flairé, elle s’enfuit précipitamment, comme si je lui étais inconnu. Mon étonnement redoubla, mais après avoir réfléchi je me dis: certainement, une telle aventure ne m'arriva que parce que j'ai gardé avec moi cet argent, dont la destination était sacrée, je me hâtai de le jeter au loin. Aussitôt je vis la gazelle revenir, me flairer amicalement puis elle se coucha à mes pieds et me tint compagnie, ainsi qu'elle le faisait auparavant.
" De retour à Fez, j'y rencontrai de nouveau le même andalou, et je lui remis les dix dirhems. Depuis lors, dans mes courses de chaque jour, les chiens que je rencontrais sur ma route me firent le même accueil joyeux que par le passé, et ma gazelle me demeura fidèle pendant tout le temps que je continuai le même genre de vie.
" La réputation du fameux Abou-Yaza, dont les miracles se répétaient de bouche en bouche, vint jusqu'à moi. Je me sentis, d'instinct porté à l'aimer. Je conçus donc le projet d'aller lui rendre visite en compagnie de Kadirs. Ce projet fut promptement mis à exécution.
" Abou-Yaza accueillit avec une grande cordialité les personnes qui étaient venues avec moi; mais il ne montra pas les mêmes prévenances à mon égard. Je fus très peiné de la froideur de son accueil. On servit le repas, et il me défendit d'y toucher. La même défense se renouvela trois jours durant. La faim épuisait mes forces; j'étais anéanti; je ne comprenais rien à ce que je voyais. Je me dis: lorsque le Cheikh Abou-Yaza se lèvera de son siège pour nous quitter, je roulerai mon front dans la poussière. Le Cheikh ayant enfin abandonné sa place, je mis à exécution don dessein. Je me levai ensuite, mais je distinguai plus aucun objet. Je passai la nuit à verser des larmes. Le lendemain, le Cheikh m'appela, me fit approcher auprès de lui et m'interrogea avec bonté: "je suis devenu aveugle, lui dis-je avec vivacité, je ne vois plus rien". Il posa alors ses doigts sur mes yeux; incontinent, je recouvrai la vue.
Il promena également sa main sur ma poitrine et tout aussitôt s'évanouirent les lugubres pensées qui oppressaient mon esprit; ma faim aussi disparut. J'en rendis grâces à Dieu, le Maître de l'univers, et je m'inclinai devant le pouvoir merveilleux et la science incomparable du Cheikh Abou-Yaza. Je fus encore témoin de bien des choses surnaturelles qu'il avait le don de faire, à cause de sa grande sainteté. Entre autres faits extraordinaires, je puis raconter le suivant : après avoir séjourné quelque temps auprès de sa personne, je le priai de m'autoriser à me séparer de lui pour accomplir le pèlerinage. Il accéda de bonne grâce à ma demande, et me dit : "Partez mon enfant. Voici que vous rencontrerez un lion sur votre route; mais n'en ayez point peur. S'il vous arrivait, cependant, d'éprouver quelque crainte, prononcez ces paroles : Par le respect qui s'attache à celui qui fait jaillir la lumière, je t'ordonne de t'éloigner". Or, l'évènement arriva précisément comme il l'avait prédit ".
Cette citation est extraite de l'ouvrage intitulé
" Le jardin des récits, touchant les savants et saints personnages qui ont vécu à Tlemcen ".
L'auteur de cet ouvrage que nous avons déjà cité précédemment, est Mohammed Ibn-Mohammed Ibn-Ahmed, plus connu sous le nom d'Ibn-Meriem Ech-Cherif, originaire de Meleta. Il écrivait son livre vers l'année 680 de l'hégire (deJ.C. 1475-76). Il avait recueilli à Tlemcen, son pays d'adoption, une foule de documents précieux sur les hommes célèbres dont il voulait perpétuer le souvenir en retraçant leur vie et en rappelant leurs titres au respect et à l'estime de leurs concitoyens. Comme on le pense bien, la vie de Sidi Boumédiène est complaisamment décrite dans ce recueil biographique. C'est pour nous un guide excellent. Nous en citerons donc encore plus d'un passage sans négliger, toutefois, de nous inspirer de la tradition locale, qui a un prix inestimable lorsqu'il s'agit d'un personnage presque légendaire.
A l'époque où Sidi Boumédiène se sépara du Cheikh Abou-Yaza pour prendre le chemin de l'Orient, il se trouvait passé maître dans la plupart des sciences alors cultivées dans les écoles musulmanes; il s'était acquis déjà le renom de théologien consommé. La première grande ville qu'il aborda, après son départ de Fez, ce fut Tlemcen. L'accueil qu'il y reçut, à son arrivée, ne fut pas de nature à lui inspirer une favorable idée de l'hospitalité de ses habitants. Une députation de ceux-ci vint au-devant de la caravane et lui dit : " Il n'y a pas de place pour vous dans nos murs; la ville regorge de monde, nous ne pouvons vous permettre d'y entrer". En même temps, le chef de la députation, comme pour appuyer ces paroles fit apporter une jatte de lait pleine jusqu'aux bords, et dit : " Voilà l'image de Tlemcen. - Qu'à cela ne tienne, répondit Sidi Boumédiène, en s'avançant à la tête de ses compagnons, vous n'en êtes pas moins de braves gens". Puis tirant de la poche de son vêtement une rose fraîchement épanouie, bien que la saison des fleurs fût depuis longtemps passée, il la déposa silencieusement dans la jatte de lait. C'était son premier miracle. La foule demeura interdite.
A la première surprise, succédèrent l'admiration et le respect, et chacun alors de lui crier à l'envi: "Vous êtes notre seigneur, vous êtes notre maître; entrez et soyez le bienvenu parmi nous". Sidi Boumédiène, suivi de ses compagnons de voyage, pénétra dans la ville, mais comme il recherchait la solitude, il se retira sur la montagne, au-dessus d'El-Eubbad, et alla se mettre en oraison auprès du tombeau de l'ouali Sidi-Abdallah ben Ali. Le peuple vint l'y rejoindre.. On voulait entendre sa parole. Lui s'assit au pied d'un olivier qui abritait le tombeau sous son ombre, et se mit à discourir; pour lois une feuille d'olivier vint à tomber à ses pieds. Sidi Boumédiène la ramassa et la fit voir aux gens qui l'entouraient. Les plus lettrés distinguèrent sur cette feuille des caractères tracés par une main invisible et qui signifiaient : "Tlemcen, que de tristesse dans ton sein et que de deuil. En vérité, si Dieu daigne encore te protéger, ce sera à cause de Sidi Ed-Daoudi".
Sidi Boumédiène dut enfin se soustraire aux instances de ses hôtes, qui mettaient tout en oeuvre pour le retenir. Après des prédications qui avaient excité l'enthousiasme général, il dit adieu Tlemcen, qu'il ne devait plus revoir qu'une fois, longtemps après, et pour y mourir. Il continua son voyage vers l'Crient, s'arrêtant dans toutes les villes importantes qui se trouvaient sur sa route, et y recrutant de nombreux disciples. Arrivé à La Mecque, il y fit la connaissance du fameux Cheikh Sidi Abdelkader el-Djilani, dont le nom est si populaire en Algérie. L'amitié unit ses deux hommes si bien faits pour s'entendre, et qui, tous les deux étaient appelés à exercer une influence si grande sur leurs coreligionnaires. Le Cheikh Abou-Yaza avait initié Sidi Boumédiène aux secrets du soufisme, Sidi Abdelkader, l'un des plus grands apôtres de cette doctrine et fondateur d'un ordre religieux destiné à la propager, compléta son instruction sur ce point et fit de lui son disciple bien-aimé. " A la mort de son maître, dit le biographe, Sidi Boumédiène devint le plus célèbre de tous les Cheikhs que cet ouali avait formés à son école". A partir de cette époque, Sidi Boumédiène n'eut plus de rivaux dans l'enseignement de la nouvelle science (el-hakika). Nul ne pratiqua plus que lui le renoncement au monde, ne l'affirma davantage dans la contemplation des mystères divins et ne pénétra plus avant dans la recherche des secrets du spiritualisme. C'était un soufi parfait, et comme à la science profonde des doctrines mystiques il joignait, disent ses sectateurs, une éloquence rare, il en fut, sa vie durant, un des propagateurs les plus autorisés.
L'humilité dont il faisait profession ne l'empêchait pas de se poser en apôtre et de s'affirmer lui-même comme un des maîtres de la révélation, de manière à dérouter les contradicteurs et les incrédules qui pouvaient douter de sa mission. "Le règle du soufisme que nous professons, disait-il, nous a été enseignée par Abou Yaza, qui l'avait apprise d'El-DjoneÄ©di, qui la tenait lui-même d'Abou'l-Hocein Séri Sakti. Celui-ci avait été instruit par et-Habit et Adji, qui avait suivi la voie tracée par Hacen el Bosri, et ce dernier avait hérité des doctrines professées par Ali (que Dieu sois satisfait de lui et perpétue sa gloire par le monde)".
Il ajoutait "Dieu (loué soit son nom) me tint en sa présence et me parla ainsi : "ChoaÄ©b, les actes d'humilité que tu as accomplis ont doublé ton mérite à mes yeux, et je te pardonne tes fautes. Heureux l'homme qui t'aura vu ou qui connaîtra celui qui t'aura vu".
Un jour comme quelqu'un l'interrogeait sur le rôle que Dieu lui avait attribué dans le monde, il répondit "Je n'en ai pas d'autre que celui de faire preuve d'humilité constante dans la pratique
de la vie, d'aimer Dieu, de l'adorer, de le bénir, et d'invoquer sans cesse son saint nom". Puis, il ajoutait encore: "Le sentiment de la grandeur et de la toute puissance divines exalte mon âme, s'empare de tout mon être, préside à mes pensées les plus intimes, de même qu'aux actes que j'accomplis au grand jour et aux yeux du monde. Ma science et ma piété s'illuminent de l'éclat des lumières d'en haut. Quel est celui sur qui se répand l'amour de Dieu, c'est celui qui le connaît et qui le recherche partout, et encore celui dont le cœur est droit, et qui se résigne entièrement à la volonté de Dieu. Sachez-le bien, celui-là seul s'élève, dont tout l'être s'absorbe dans la contemplation du Très-Haut. Dieu n'exauce point la prière si son nom n'est pas invoqué. Le cœur de celui qui le contemple repose en paix dans un monde invisible. C'est de lui qu'on peut dire: "Tu verras les montagnes, que tu crois solidement fixées, marcher comme marchent les nuages. Ce sera l'ouvrage de Dieu, qui dispose savamment toutes choses'.
On le questionna un jour touchant l'amour divin, et il répondit: "Le principe de l'amour divin, c'est d'invoquer constamment et en toute circonstance, le nom de Dieu, d'employer toutes les forces de son âme à le connaître, et de n'avoir jamais en vue que lui seul".
Un des plus fervents sectateurs du soufisme, un illuminé, le Cheikh Abou'l-Abba el-Mousri, racontait que, se promenant dans le monde des esprits, il avait aperçu Sidi Boumédiène, debout auprès du Trône de Dieu. Il lui était apparu comme un homme de grande taille ayant des cheveux roux, le teint clair et les yeux bleus. Il lui avait dit: "Combien de sciences possédez-vous, quel degré occupez-vous dans l'échelle de la vie spirituelle ?" Sidi Boumédiène avait répondu: "Je possède soixante dix sciences, je viens immédiatement après les quatre khalifes, et je prends rang après les sept Abdal".
Aux dires des docteurs musulmans, les plus versés dans ces matières, Dieu a partagé la terre en sept climats et il a choisi sept personnes d'entre ses serviteurs auxquels il a donné le nom d'Abdal qui sont chargés de présider chacun à la destinée d'un de ces sept climats. En même temps, chacune de ces sept personnes correspond à l'un des prophètes : l'Abdal du premier climat correspond à Abraham, celui du second climat à Moise, celui du troisième à Aaron; du quatrième à Idriss, du cinquième à Joseph; du sixième à Jésus et enfin celui du septième correspond à Adam.
D'où l'on voit que la place que Sidi Boumédiène s'était choisie dans cet Empyrée n'était pas des moins enviables, et que ses vœux de renoncement n'allaient pas jusqu'à diminuer ses prérogatives dans le monde invisible des esprits.
Un saint placé aussi avant dans les bonnes grâces du TrèsHaut devait posséder le don de faire des miracles. Il y parut bien par une foule d'actes surnaturels qui firent grand bruit dans ce temps-là et dont la mémoire s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Nous ne saurions les rapporter tous, tant le nombre en est grand, mais nous en citerons quelques-uns des plus authentiques, qui se trouvent consignés dans le Bostan.
Un jour, Sidi Boumédin, passant dans une ville du Maghreb El-Aksa (il importe peu laquelle) aperçut un lion qui dévorait un âne. Pendant ce temps-là, le propriétaire du baudet, qui était un pauvre diable, se tenait à l'écart, contemplant cette scène lugubre, pleurait, se lamentait et se déchirait le visage. Sidi Boumédiène, s'avançant résolument vers le lion, le saisit par la crinière et l'amène à notre homme désolé. "Prends-le lui, dit-il, il est à toi; tu l'emploieras désormais à ton service à la place de l'âne que tu as perdu". Étonnement du pauvre homme. "Je n'en veux pas, réplique-t-il, il m'inspire trop de frayeur. N'aie aucune crainte, reprend Sidi Boumédiène, car, je te le dis en vérité, il est dans l'impuissance de te nuire". L'ânier, à demi-rassuré, mais confondu par le ton magistral de celui qui lui parla ainsi, se décide à obéir. Il prend le lion par la crinière et l'emmène. L'animal se laisse conduire avec la docilité du chien lévrier. La foule qui s'était rassemblée fait entendre des cris d'admiration. Mais il arriva que, sur le soir, l'homme au lion revint trouver Sidi Boumédiène et lui dit: "Maître, vous avez un grand pouvoir. Ce lion que vous avez rendu si docile me suit partout où je vais; mais véritablement, j'en ai toujours grand peur, je ne puis continuer de le garder en ma compagnie; reprenez-le, je vous en prie". A quoi Sidi Boumédiène répartit: "Qu'il soit donc fait, ô homme sans foi et sans courage, ainsi que vous le voulez". Puis, apostrophant directement le lion: "Éloigne-toi, dit-il, et ne reviens plus. Mais s'il arrive qu'un de tes pareils porte préjudice à une créature humaine, je donnerai à cette créature le pouvoir de se rendre maître de toi".
Ce fut le Cheikh Mohammed Abderrezak, l'ascétique, un des disciples de Sidi Boumédiène, qui, le premier, divulgua ce miracle. L'auteur du livre intitulé Er-rond rapporta l'aventure d'après lui, et c'est à ce dernier que l'auteur du Bostan prétend l'avoir empruntée.
Voici une autre histoire qui ne mérite pas moins de créance:
" Certain taleb, que sa femme avait mécontenté certaine nuit, et qui, à raison de ce cas, méditait de s'en séparer, sortit de bon matin, pour aller consulter Sidi Boumédiène sur le parti qu'il devait prendre. Il était à peine entré dans la salle où se tenait le Cheikh, que celui-ci, élevant la voix et apostrophant son disciple "Garde ta femme et crains Dieu", lui dit-il. Cette citation du Coran répondait si à propos aux préoccupations du mari offensé, que la surprise le cloua sur place. "Et comment avez-vous su la cause de ma démarche, se hasarda à dire le taleb; car, j'en jure Dieu, je n'en avais parlé à âme qui vive"."Lorsque vous êtes entré, répartit Sidi Boumédiène, j'ai lu distinctement ces paroles du Livre de Notre Seigneur sur votre burnous, et j'ai deviné vos intentions". Il est inutile d'ajouter que le taleb garda sa femme, mais l'histoire ne dit pas si, depuis, ils firent meilleur ménage".
Terminons par le récit d'un autre de ces miracles les plus connus:
" Sidi Boumédiène se promenait un jour, sur le rivage de la mer. Des infidèles le firent prisonnier et le transportèrent sur leur navire, où se trouvaient déjà plusieurs captifs musulmans. Aussitôt qu'il eût mis le pied à bord du navire, la patron donna l'ordre de mettre à la voile. Il ventait frais en ce moment-là et le bâtiment devait fournir une course rapide. Mais quelle ne fut la stupéfaction du patron et de tout l'équipage; toutes la voilure était déployée, et le navire n'avançait plus. Alors un des infidèles s'écria: "Descendez à terre ce musulman. Les siens le vénèrent comme un saint et peut être est-il de ceux qui tiennent rang auprès de leur Dieu. Qui sait si sa présence ne nous porte pas malheur ?". Cet avis est trouvé raisonnable. Le patron fait signe à Sidi Boumédiène de débarquer. Je n'en ferai rien, dit-celui-ci, à moins que vous ne mettiez aussi en liberté tous les captifs qui sont à votre bord. "Le patron frappé du grand air de Sidi Boumédiène et de la dignité qui préside à son langage, accède sur-le-champ à sa demande. Tous les captifs sont délivrés et transportés à terre. Alors, le navire reprit sa marche avec une rapidité inaccoutumée.
Sidi Boumédiène voyageait beaucoup. Comme sa réputation était considérable, toutes les villes importantes se le disputaient. Il professa successivement à Baghdad, à Séville, à Cordoue, à Bougie.
Il s'établit définitivement dans cette dernière ville, où la science était alors en grand honneur, et que, pour cette raison, il préférait à toute autre. "Son séjour est enchanteur, disait-il, et contribue à nous faire rechercher les jouissances des choses licites". Des savants de tous les pays venaient le voir et le consulter dans cette résidence. "Il se plaisait, dit son biographe, à leur dévoiler les mystères de l'avenir". Ses connaissances en jurisprudence n'étaient pas ;soins approfondies que celles qu'il possédait en théologie. Il était capable de résoudre immédiatement les questions de droit les plus ardues et les plus subtiles: ses décisions faisaient loi. On raconte, par exemple, que les légistes de Bougie étaient partagés d'opinion sur la signification à donner à ce passage du Hadit : "Lorsqu'un croyant meurt, la moitié du Paradis lui est accordée". Cela voulait-il dire" lorsque deux croyants meurent tout le paradis leur est accordé". La majorité des docteurs opinaient pour cette interprétation. On convint d'en référer à Sidi Boumédiène et de s'en rapporter à sa décision. Le Cheikh leur indiqua immédiatement le véritable sens qu'il fallait donner à ces paroles; il leur dit: "Dieu accorde la moitié du Paradis au croyant, c'est-à-dire qu'il lui réserve sur cette moitié la place qui lui est nécessaire, pour qu'il puisse jouir des bienfaits célestes, et que son âme éprouve une satisfaction complète. Quant à l'autre moitié, Dieu la tient en réserve pour le jour du jugement dernier". Les docteurs eussent pu ajouter: Que fera-t-il de cette moitié au jour du jugement: Mais ils se tinrent pour satisfaits, et s'inclinèrent devant le génie divinateur du Maître.
Cependant, Sidi Boumédiène avait des jaloux, des détracteurs, des ennemis en un mot; quel grand homme n'a pas les siens ? Des savants envieux de sa renommée se présentaient quelquefois devant lui à l'improviste, tachaient de l'embarrasser par leurs questions et cherchaient à le prendre en défaut.
C'est dans cette intention malveillante que certain esprit fort se rendit un jour, à une de ses leçons. Il se confondit parmi les autres assistants qui étaient très nombreux. L'élève chargé de lire à haute voix les passages du Coran qui devaient être commentés, entreprit sa lecteur, sans se préoccuper du nouveau venu. Mais Sidi Boumédiène l'interrompit aussitôt, et se retournait vers cet auditeur inconnu, il lui demanda poliment quel était le but de sa visite.
" Je n'en ai pas d'autre, répliqua celui-ci, que de profiter de vos lumières. Quel livre portez-vous sous votre burnous ? ajouta Sidi Boumédiène; un exemplaire du Coran, répondit l'étranger. Fort bien, fit le Cheikh, ouvrez-le donc et à l'endroit où vous aurez ouvert, lisez à partir du commencement de la première page; vous aurez ainsi l'explication de ce que vous cherchez". L'étranger obéit, et il lut: " Ceux qui traitèrent Choaïb d'imposteur disparurent comme s'ils n'avaient jamais habité ce pays là, ceux qui traitèrent ChoaÄ©b d'imposteur sont perdus".
"Cela ne vous suffit-il pas, ajouta Sidi Boumédiène". L'individu honteux et confus s'excusa de l'indiscrétion qu'il avait commise. Il proclama Sidi Boumédiène le maître des maîtres et devint un de ses dévoués disciples. Une autre fois, c'est dans la grande mosquée de Séville, Sidi Boumédiène y expliquait, commentait et paraphrasait un passage du Kitab el-Ah'ia, un livre qu'il passait pour avoir approfondi mieux qu'aucun docteur de son temps. Un rabbin juif se glissa dans l'assemblée, déguisé en musulman. Il se disposait à interpeller le Cheikh sur des points difficiles et comptait rire de son embarras. Mais Sidi Boumédiène, bien qu'il ne l'eût vu de sa vie, le devina sous son déguisement et pénétra le fond de sa pensée. L'apostrophant alors par son nom: "Un tel, s'écria-t-il, je sais qui vous êtes, d'où vous venez, ce que vous voulez. Je rends grâces à Dieu qui vous a amenées ici, et qui a décidé que vous seriez des nôtres. Avancez donc et prenez notre place. Qui fut confondu ? ce fut notre rabbin. On raconte que plein d'admiration et de repentir, il se jeta aux genoux de celui qu'il avait eu l'intention d'offenser, et lui demander pardon devant toute l'assemblée. Le Lendemain, on ne parla dans tout Séville que la conversion du rabbin, qui s'était fait musulman; et le chroniqueur ajoute que, dans la même journée, soixante autres juifs suivirent cet exemple.
Ibn-Sâd de Tlemcen, dans son livre intitulé En-Nedjem etTsâk'ib, cité par l'auteur du Bostan, a tracé de Sidi Boumédiène le portrait suivant " C'était un homme supérieur, unique que Dieu avait gratifié des dons de l'intelligence les plus précieux. A la connaissance approfondie des dogmes de l'Islamisme, il joignait celle des lois morales; mais ce qui le distinguait de tous les autres savants de son siècle à un degré éminent, c'était la perspicacité merveilleuse avec laquelle il avait sondé les mystères de la vie spirituelle. Rien n'était caché pour lui des choses du monde invisible. Il en pénétrait tous les secrets, et certainement, Dieu en le créant principalement pour être le soutien de la doctrine contemplative, lui avait donné la mission d'appeler les hommes à le suivre dans cette voie. Il s'attachait à méditer sur l'appui que l'on trouve en Dieu. Il avait la conscience d'être toujours observé par son créateur, et c'était vers lui que se reportaient sans cesse toutes ses pensées.
Il avait une éloquence qui charmait et qui paraissait tenir du prodige, comme toutes ses actions. Lorsqu'il prêchait, on venait de tous les côtés pour l'entendre. Les oiseaux même qui volaient audessus de la foule pressée pour l'écouter, suspendaient leur vol, comme s'ils eussent été charmés par sa parole. Ceux-là aussi étaient à leur manière des amants de la Divinité. Il avait écrit plusieurs traités de doctrine spiritualiste et il se plaisait à composer des poésies allégoriques dont le sens profond ne peut être ainsi que par un petit nombre d'esprits d'élite. Lorsqu'il sortait, on se pressait sur ses pas. C'était à qui pourrait le voir, l'approcher, entendre le son de sa voix ou baiser les pans de ses vêtements. C'est bien avec toute raison qu'il fut surnommé le Cheikh des Cheikhs, et que l'admiration aussi bien que le respect pour sa sainteté lui ont fait décerner le titre d'Ouali, et ceux plus glorieux encore de K'otb et R'outs.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 07/08/2013
Posté par : tlemcen2011
Ecrit par : Ch. Brosselard
Source : (REVUE AFRICAINE N° 19/4° ANNÉE/ Octobre 1859.)