À cheval sur le XIXe et le XXe siècle, l'existence de Charles de Foucauld (1858-1916) se situe dans cette France où les clivages sociaux, intellectuels et spirituels, aussi forts qu'ils aient été, n'empêchèrent pas les regards de toute une jeunesse patriote d'être fixés sur la ligne bleue des Vosges – ou sur les vastes territoires d'outre-mer. Hugues Didier auteur d'une Petite vie de Charles de Foucauld, (Desclée de Brouwer, 2000), nous fait revivre ici cet itinéraire hors du commun, qui mena Charles de Foucauld, sous la bannière de la fraternité chrétienne et républicaine, de Saint-Cyr au Hoggar, de la solitude érémitique à l'étude de la société berbère.
Un Janus français de la « Belle Époque »
D'un point de vue séculier ou laïc, Charles de Foucauld peut être défini à la fois comme un explorateur, un ethnologue et un linguiste, de souche ou de formation militaire, comme tant d'autres Français qui, au XIXe et même au XXe siècle, consacrèrent leur vie à la connaissance de l'Algérie ou du Maghreb. D'un point de vue religieux, et cet aspect des choses ne peut en aucun cas être minoré, il faut voir en lui un des plus grands maîtres spirituels catholiques de l'époque contemporaine, puisque, devenu moine trappiste puis prêtre diocésain après avoir été officier, il demeure un guide et un modèle pour un grand nombre d'ordres ou d'associations de prêtres, de religieux, de religieuses ou de laïcs catholiques. Double du point de vue historique, sa figure représente aussi une articulation tout à fait particulière du sacré et du profane.
Même si leur genèse se situe dans la trame historique du catholicisme français à la fin du XIXe siècle, les enseignements spirituels de Charles de Foucauld sont d'une force et d'une originalité peu banales. Il n'est pas étonnant qu'un certain nombre de nos contemporains aient reconnu en lui ce que d'autres, à partir du XIIIe siècle, virent en François d'Assise : une sorte de double actualisé de Jésus. Sa présence, au Sahara, aux plus pauvres, aux plus abandonnés, aux plus humiliés, comme les anciens esclaves noirs ou mulâtres appelés « haratines », son action et son attitude ont entraîné nombre de mouvements chez les catholiques au cours du XXe siècle. Pour Charles de Foucauld, Dieu s'est révélé aux hommes en Jésus-Christ dans et par la chair. Il est avant tout le Dieu compassionnel et passionnel : Dieu-tendresse, Dieu-désir, Dieu-abandon et même Dieu-souffrance en compagnie de tous ceux qui sont livrés au mépris, à l'abandon, à la souffrance. Peu de spiritualités catholiques sont incarnées ou même « charnelles » au même degré que la sienne. Ses longues méditations au désert tournent sans fin autour du « Dieu manifesté dans notre chair ». L'Eucharistie prolonge l'agonie du Golgotha non moins que le repas de la Pâque partagée par Jésus avec ses disciples. On ne s'étonnera pas que Charles de Foucauld et ceux qui le suivent vouent un culte particulièrement intense au plus charnel emblème de la religion d'un Dieu qui s'est incarné, le « Sacré-Cœur de Jésus ».
Il est difficile de dégager la figure de Charles de Foucauld d'une certaine gangue hagiographique apparue dès la publication de sa première biographie, œuvre de René Bazin. Tant de livres publiés sur lui reproduisent certaines erreurs ou certaines stylisations contenues dans cet écrit fondateur. Même si les documents nécessaires à une semblable entreprise sont déjà réunis ou sont en passe de l'être, on attend toujours la publication d'une véritable biographie détaillée, qui serait un travail d'historien.
Parmi les points en litige, ou qui devraient l'être, retenons au moins celui-ci : l'enracinement de Charles de Foucauld dans l'histoire sociale et politique de la France. C'est un Alsacien de l'intérieur, né d'une famille originaire du Périgord. Nombre de ses biographes insistent sur le fait que les ascendants de Foucauld sont des nobles de très ancienne lignée : un Bertrand de Foucauld était parti avec saint Louis pour la septième croisade. Mais le fait qu'il descende par sa mère d'un homme du Tiers-État devenu millionnaire en 1796, grâce à l'acquisition des biens nationaux, n'a guère retenu leur attention.
Le point est pourtant essentiel : Charles de Foucauld n'est pas entièrement du côté de l'ancienne France, catholique et royale. On peut qualifier sa tradition de famille d'orléaniste plutôt que de légitimiste, car on s'y est efforcé de concilier un évident monarchisme avec les valeurs de 1789 et avec celles d'une bourgeoisie attentive à la vie économique moderne, banquière et industrielle.
Après son retour à la foi catholique, Charles de Foucauld aura une vénération particulière pour la figure de son arrière-grand-oncle, Armand, prêtre réfractaire martyrisé en 1792. Mais il n'en est pas moins de sensibilité républicaine, puisque, au cours des douze dernières années de sa vie, il jugera, parfois avec une très grande sévérité, l'action des autorités françaises, civiles et militaires, en Afrique du Nord, à l'aune des principes de Liberté, Égalité, Fraternité.
Une existence d'abord rivée à la « ligne bleue des Vosges »
Charles de Foucauld est élève à Saint-Cyr, de 1876 à 1878, où il eut comme camarades de promotion Philippe Pétain, le futur maréchal, et une personnalité sans doute plus exubérante que ce dernier, mais moins connue, Antoine de Vallombrosa, marquis de Morès, plus tard figure de proue des anti-dreyfusards au moment de l'affaire Dreyfus. Plus encore peut-être que dans sa tradition familiale, l'engagement de Charles de Foucauld dans la carrière militaire s'inscrit dans le grand élan patriotique de la France vaincue en 1870. Comme l'atteste sa correspondance, jamais il n'oubliera l'Alsace annexée à l'Empire allemand. À l'instar de tant d'autres jeunes gens cultivés ou socialement privilégiés de sa génération, mus par l'amour sacré de la Patrie, il sacrifie d'autres virtualités – par exemple, celle de devenir un lettré ou un universitaire –, aux servitudes de la condition militaire. Symbole bien involontaire mais puissant, Charles de Foucauld était né à Strasbourg, très précisément dans la maison où Rouget de l'Isle avait fait retentir en 1792 les premières mesures de la Marseillaise. L'armée française est à la fois celle du régime fondé sur les principes de 1789 et celle du pays tout entier. Y convergent nécessairement les deux France, la France royale et catholique et la France républicaine et laïque. Ne pas tenir compte de la dimension militaire et patriotique de l'existence de Charles de Foucauld ne serait pas moins mutilant que d'en ignorer la portée chrétienne ou évangélique.
La France de la Belle Époque rencontrant le Maghreb
Si le métier des armes contribue à fixer alors les regards sur la ligne bleue des Vosges, il contribue aussi à mettre de jeunes Français au contact de l'outre-mer. Charles est envoyé en 1880 à Sétif en Algérie. Le Maghreb, ses paysages et ses habitants exercent aussitôt sur lui une très forte attirance. En 1883-1884, s'étant mis en congé de l'armée et déguisé en rabbin, il explore le Maroc, alors encore fermé aux Européens. Il en tirera sa première œuvre, Reconnaissance au Maroc, publiée en 1888. L'expérience marocaine est doublement décisive : il a bravé d'immenses dangers, mais surtout, lui, l'officier français, a accompli la démarche culturelle inverse de celle que commencent à accomplir, au contact de la France et de sa culture, certains groupes indigènes d'Algérie : israélites naturalisés en 1871, élite kabyle, ou même parfois arabe, scolarisée en français : s'européaniser. Charles de Foucauld s'est au contraire orientalisé. Le déguisement induit chez l'explorateur du Maroc un bouleversement à la fois culturel et religieux. Certes, il voit autrement qu'auparavant sa qualité de Français, qu'il ne songe d'ailleurs aucunement à renier. Mais il éprouve aussi un très fort attrait pour l'islam, qu'il envisage un moment d'adopter. Il fait encore au Maroc l'expérience décisive du dépouillement de soi, de l'humilité d'une condition exposée à toute sorte de périls et d'indigences.
L'évolution humaine et religieuse de Charles de Foucauld s'explique par sa rencontre avec l'Islam. On peut le compter parmi ces Français de la Belle Époque, tels Ernest Psichari ou Louis Massignon, que le contact avec la religion du Prophète a arrachés à un athéisme ou à une incroyance de type positiviste et reconduits à la foi chrétienne.
Le « marabout chrétien » et l'armée française au Sahara
En 1890 il devient moine trappiste. En 1901, ayant quitté la Trappe, il se fait ordonner prêtre. Puis il s'installe au Sahara à Béni-Abbès, puis dans le Hoggar. À cette époque, les Territoires du sud ne sont pas rattachés aux départements français d'Algérie mais soumis à l'administration militaire. Très peu nombreux, soucieux de conquérir les Sahariens plus par l'action psychologique que par la force, les militaires ont besoin de Charles de Foucauld ès qualités de prêtre-ermite ou, si l'on veut, de « marabout chrétien », afin de dissiper une rumeur ruineuse pour le prestige du conquérant. Cette rumeur parcourt la société maghrébine, dès que les fidèles de l'Islam commencent à se faire quelque idée du mouvement de sécularisation et de laïcisation qui parcourt la société française : l'occupant ne serait même pas chrétien. Si les Français n'ont plus de religion, qu'adviendra-t-il de leur prestige en milieu musulman ? Cette question n'est même pas concevable au nord de la Méditerranée. Charles de Foucauld permet aux militaires établis au Sahara d'être des croyants par procuration. Voilà au moins un Français qu'on voit prier ! Tout en étant resté très proche du milieu militaire et y comptant de solides amitiés, Charles de Foucauld est parfaitement conscient du risque d'être ainsi instrumentalisé. Mais sans l'autorisation de l'armée, ou sans sa protection, il ne peut être question de s'établir au Sahara.
Charles de Foucauld et les Berbères ou Imazighen
Or, ayant dû renoncer à son rêve de pénétrer de nouveau au Maroc, il est attiré par le Hoggar. Il veut explorer le monde berbère, côtoyé à Sétif en 1880 et retrouvé dans le Haut-Atlas en 1883-1884. De 1905 à sa mort en 1916, il s'attelle à la tâche de connaître et de comprendre le groupe berbère le mieux conservé dans son état originel, c'est-à-dire le moins transformé par la religion musulmane et par le contact avec les Arabes, à savoir les Touaregs du Hoggar. Il en explore la vie sociale, en recueille le patrimoine poétique et littéraire, établit la grammaire et le lexique du tamazight, leur langue au demeurant fort complexe, après avoir percé les énigmes du tifinagh, écriture aussi ancienne, peut-être, que l'alphabet phénicien. L'œuvre scientifique de Charles de Foucauld est considérable. Elle fait toujours autorité auprès des berbérologues.
Comme tant de connaisseurs de la société arabo-berbère au début du XXe siècle, il est habité par la conviction que la France n'a pas encore su s'en faire admettre. Il est de ceux qui espèrent qu'à long terme, un rapprochement social, politique et culturel entre Français et Maghrébins se produira. Car, comme eux, il est révulsé par l'Algérie française, telle qu'elle existe alors : ni vraiment colonie ni vraiment province, ou pseudo-province fondée en fait sur une inévitable ségrégation ethno-religieuse, à l'instar de beaucoup d'autres sociétés méditerranéennes comme la Bosnie, la Macédoine et la Crète de l'époque, et bientôt comme Chypre, le Liban et la Palestine. En bref, fondée sur la négation des principes républicains de Liberté, Égalité, Fraternité. Comme les militaires de sensibilité républicaine – par opposition à ceux qui ont conservé un attachement à l'Ancien Régime –, Charles de Foucauld a pour idéal politique l'intégration de l'Afrique du Nord à la France, et non pas un système de protectorat ou de vie séparée entre conquérants et conquis. Cette intégration leur paraît évidemment impossible, à court terme.
Si Charles de Foucauld ou les militaires de sensibilité républicaine se prennent de passion pour les Berbères, c'est parce qu'ils leur paraissent moins figés dans leur civilisation que les Arabes ou les Arabisés, plus souples, plus adaptables au monde moderne et donc susceptibles de constituer dans l'avenir un pont entre ces derniers et la France. En s'immergeant dans la société touarègue, Charles de Foucauld a certainement voulu participer à ce grand dessein politico-social axé sur le monde berbère. À cet égard, il est remarquable qu'il n'ait point cherché à convertir les Touaregs. Il s'est appliqué à les connaître et aussi, très concrètement, à y introduire des principes d'égalité jusque-là inconnus dans cette société de type clanique, ainsi que des éléments de progrès technique. Il fallait d'abord « républicaniser » le Hoggar. Plus tard, bien plus tard, d'autres y introduiraient l'Évangile.
Assassiné en haine de la fraternité ?
Charles de Foucauld est tué dans son bordj à Tamanrasset le 1er décembre 1916 par des irréguliers appuyés par des éléments venus du territoire libyen, théoriquement italien depuis 1912, mais livré en fait à l'action d'agents turcs ou turco-allemands, ainsi qu'à celle de la confrérie des Sénoussis. Dans le cadre de la Grande Guerre, il se dépense beaucoup pour défendre le Hoggar, dégarni comme tant d'autres positions sahariennes ou nord-africaines en raison des envois répétés de troupes sur le front entre Vosges et mer du Nord. L'engagement de Charles de Foucauld dans la défense de Tamanrasset doit être compris à la lumière de ce qui fut l'attitude unanime des catholiques, et notamment des prêtres et religieux, en 1914-1918 : surenchère patriotique destinée à faire taire définitivement la rumeur infâme, jusque-là colportée dans les milieux républicains ou anticléricaux, comme quoi l'obéissance à la Papauté équivaudrait à l'allégeance à une puissance étrangère. Ses agresseurs ne s'en prirent pas à sa qualité de chrétien, semble-t-il, mais à sa qualité de Français. On ne lui demanda pas, d'ailleurs, de renier le Christ. Ce qui l'avait rendu haïssable, et dangereux aux yeux de certains, convaincus comme tous les radicaux de la Guerre Sainte, dont les Sénoussis, c'était le fait qu'en s'étant fait adopter par la société touarègue, il contribuait aussi à la rendre francophile et plus ouverte à la civilisation occidentale, voire à la modernité, qu'envers ceux qui allaient s'employer à l'islamiser pour de bon, voire même à en entamer l'arabisation. La mort de Charles de Foucauld donne la clé de son existence au Sahara et de celle des groupes ou associations qui plus tard, se réclameront de son exemple : c'est la fraternité. Or ce mot de fraternité est commun à deux lexiques : celui de la religion chrétienne et celui de la République.
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Posté Le : 15/04/2021
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Hugues Didier Professeur à l'université Jean Moulin-Lyon III
Source : clio.fr