Beaucoup de nos
compatriotes, mon frère, sont tellement bouffis de bêtise qu'on se demande
comment ils font pour se déplacer et vaquer à leurs occupations quotidiennes.
On n'arrive plus
à faire un pas dans ce pays sans buter sur un gros tas de sottise avec deux
pattes. Ça foisonne, des citoyens abrutis, ça se multiplie comme des larves. La
Nation est en danger !
Pourtant, tu conviens que ce ne sont pas les
écoles qui manquent. Malheureusement, le drame est là. Excepté une poignée de
gens intelligents, esprits clairs et pénétrants, notre patrie pullule plutôt de
types stupides, esprits brumeux et bornés. C'est à se demander s'il ne vaut pas
mieux raser toutes ces bâtisses qui coûtent à l'État un budget fantastique sans
arriver à désencroûter ce peuple.
Tu grilles d'impatience, tu veux savoir à
quoi je veux en venir. Soit. J'ai ressenti le besoin de t'entretenir du
désordre qui a frappé la capitale ces derniers temps. Il me fallait quelqu'un
d'intelligent avec qui débattre de ce chahut, et j'ai aussitôt pensé à toi. Tu
me connais. Je n'allais quand même pas ouvrir un dossier pareil avec le premier
venu. Tu me comprends. Entrons maintenant dans le vif du sujet, mon frère.
Sache, mon frère, que dans tous les cafés du
pays, comme celui dans lequel nous sommes attablés en ce moment, des nuées
d'individus s'acharnent sans répit sur nos responsables avec une méchanceté incroyable.
Surexcités par ce café infect et des cigarettes nauséabondes, critiques et
commentaires acides fusent de leurs bouches déformées par la haine. En ce
moment, ils parlent du chahut qui a eu lieu récemment à Alger. Des individus
louches se sont mis brusquement à jeter des pierres, à hurler, et à brûler des
pneus. Excités par ce tapage gamin, des citoyens naïfs et bêtes ont rejoint la
horde. On en a l'habitude. Ce n'est pas la première fois que les Algériens
descendent dans la rue en se comportant comme des fous. Peinturlurés, cagoulés
et braillant. Tout est bon maintenant pour faire l'intéressant et semer la
pagaille. Des mains manipulatrices se cachent sûrement derrière ces boucans
périodiques. Et des désirs inavouables.
Évidemment, la police antiémeute a été
dépêchée sur les lieux pour éviter que ce vacarme infantile ne dégénère en
dégâts moraux et matériels. Une certaine presse s'indigne. Elle amplifie. Elle
se plaint de la brutalité policière. Que pouvait faire le gouvernement face à
ces possédés ? Envoyer des Brésiliennes leur faire du strip-tease sur des
tréteaux ? Pardonne-moi, mon frère, cette image, mais comment échapper
aujourd'hui aux malices du Diable ?... Il se niche partout... Même nos langues
ont été colonisées par ses ruses... D'ailleurs, c'est ça ce qu'ils désirent...
Les hurlements qu'ils poussent, torse nu, prouvent que c'est la débauche qu'ils
recherchent... Les façades et les terrasses dévoilent leurs entrailles... Des
millions de paraboles fichées dans le béton et dressées vers les cieux,
déversant à l'intérieur des foyers des images qui seraient capables de choquer
un cochon... J'en ai fait l'expérience un jour... Par inattention... Satan
s'était dissimulé dans ma télécommande... Il m'a fallu me laver pendant des
heures pour pouvoir continuer à vivre... Mais revenons à notre sujet.
Les forces de sécurité furent arrosées de
toutes sortes de projectiles : des pierres, des bouteilles de limonade en
verre, des cocktails Molotov. Beaucoup de blessés furent dénombrés parmi ces
agents de l'ordre. Et ça, c'est le résultat de la tolérance, mon frère, de
l'absence de châtiments. Nos gouvernants sont trop mous. Mais ils n'ont pas le
choix. Des organisations occidentales les surveillent étroitement. Pourtant,
ils n'arrêtent pas d'expliquer aux Présidents et aux Rois étrangers que les
Arabes ne sont pas encore prêts pour vivre en démocratie. C'est le cas
d'ailleurs de tous les dirigeants arabes. À chaque visite officielle, il faut
que ces derniers rabâchent cette évidence à des dirigeants et des personnalités
occidentaux têtus comme une mule. « Dans un pays arabe, leur disent-ils, la
démocratie, c'est l'émeute à longueur d'année. Nos peuples ne sont pas mûrs
pour le dialogue et la concertation. Nous sommes condamnés à les surveiller
comme une mère ses enfants. » Heureusement, ces paroles tombent de temps à
autre dans des oreilles attentives, qui comprennent, qui compatissent. Tu veux
une preuve ? Écoute alors ces gens attablés là près de nous : Profitant sans
pudeur de la démocratie et de la liberté d'expression, ils déchirent à pleines
dents ces pauvres ministres qui triment pour que nous puissions vivre dans la
paix et le bonheur. Non, mon frère, c'est le fouet et la matraque qu'il faut
dans ce pays. Il faut que cesse cette manie d'envahir les rues et de tout
casser. Il faut aussi revoir cette liberté de la presse qui permet à certains
quotidiens de transformer le moindre pet en tonnerre. Lâcher la bride à un
Arabe, c'est comme lâcher un taureau en rut dans un magasin de bibelots qui
sentent la vache. Encore une fois, pardonne-moi. Cette fois-ci, ce n'est pas
Satan, c'est la colère. Mon amour pour la Nation me jette parfois dans les bras
d'une excitation qui me trouble et affaiblit ma raison. La fièvre s'empare
alors de moi et des paroles désobligeantes m'échappent... Mais revenons à notre
sujet.
Je disais donc que ce sont certains
journalistes qui ont transformé ce fait divers en une révolte populaire.
D'après eux, les émeutiers sont des citoyens qui vivent des conditions
inhumaines. Ils sont, ont-ils rapporté, 15 000 familles à vivre entassés
jusqu'à 15 par pièce, dans des appartements de 27 m2. Selon eux encore,
manquant d'espace vital, ces habitants ont été obligés d'utiliser les caves ou
de se construire des baraques au pied des bâtiments. Je t'épargne les
descriptions qu'ils donnent des lieux. Chômage, drogue, alcool, prostitution,
promiscuité, amoncellements d'immondices, puanteurs... Des mots. Ces
journalistes devraient avoir honte de gagner leur vie de cette manière. Ils
grossissent et noircissent tout ce qu'ils voient avec un plaisir malsain. Eux
aussi ont besoin d'ordre et de discipline. Au lieu d'aborder les faits
calmement et sagement, ils ont été aveuglés par ce penchant louche qu'ils ont
pour le dénigrement.
Réfléchissons ensemble mon frère.
L'étroitesse d'un logement n'a jamais poussé un Algérien à se comporter comme
un voyou. L'Algérien est connu pour sa patience légendaire. Ils sont des
millions à vivre dans la misère, mais ils sont rares ceux qui parmi eux ont
quitté le droit chemin. L'Algérien possède une dignité qu'aucune privation ne
peut détruire. C'est un homme paisible et doux. Un couffin contenant quelques
boîtes de conserves le remplit de reconnaissance et lui arrache des larmes.
Mais ce sont les mots qu'il aime le plus, et notre culture est pleine de
paroles fabuleuses qui lui permettent de supporter les misères les plus noires.
Elles l'apaisent aussi efficacement que le font des berceuses ou des seins
généreux avec un bébé. Certes, il lui arrive parfois de s'agiter un peu, de
gigoter, de vagir, mais c'est parce qu'il manque de fête. C'est l'instinct de
la débauche qui le chatouille. Il a envie de s'offrir du plaisir... Par
exemple, il aimerait bien qu'on importe un festival comme celui de Rio de
Janeiro, le polisson... Il serait ravi de dévorer du regard des Brésiliennes
dansant la samba... Charnues et félines, elles éteindraient ces feux sataniques
qui le consument et l'endiablent... Mais je me laisse aller, mon frère. Encore
une fois, je te demande pardon.
C'est Satan qui
me souffle ces paroles impures. Pourtant, maman m'a fait boire ce matin deux
bols d'une infusion de tilleul. La pauvre passe son temps à me surveiller. Ses
yeux braqués sur mon corps détectent la moindre anomalie. Mais revenons à notre
sujet.
Toujours à propos
de ce tintamarre de la capitale, dans un café comme celui-ci, j'entends un
idiot dire à ses camarades : « Il faut que le Président de la République impose
à tous les ministres à vivre avec leur famille, pendant au moins quinze jours,
dans les appartements de cette cité nommée Diar Echems. De quel droit se
prélassent-ils dans le luxe tandis que des Algériens comme eux s'abâtardissent
dans des habitations sombres, exigües, humides et puantes. Pourquoi cette
injustice ? » Les crétins qui l'écoutaient approuvaient par des hochements de
tête. Tu vois ce que désire cet aigri, ce jaloux, ce voyou ! Enfermer des
ministres dans des F2 et des F3 ! Tu vois où mène le fait de lâcher la bride à
des Arabes ! Non, mon frère, dans ce pays, il faut faire siffler le fouet et la
matraque jour et nuit. Cet imbécile n'a aucune idée du désastre qui
s'ensuivrait si son idée venait à être entendue. La folie et le suicide
s'abattraient sur des hommes, des femmes et des enfants innocents, habitués à
l'abondance et au confort. Ce serait un ignoble crime. De la barbarie. Jamais
Dieu ne nous pardonnerait une horreur pareille. En outre, la patrie se
retrouverait alors immanquablement sans gouvernement. Car il est une vérité
qu'aucun homme sensé ne peut nier sans se ridiculiser : nos ministres sont
irremplaçables. Alors le désordre et la dégénérescence envahiront le pays. La
science de l'approche par compétence et la théorie des tabliers à trois
couleurs se verront piétiner. Une végétation touffue grouillante de sangliers
recouvrira l'extraordinaire autoroute qui va traverser notre Algérie de part en
part. Les criminels transformeront le pays en un repaire malfamé. Des centaines
d'autres maladies viendraient s'ajouter à celles qui sévissent déjà chez nous.
La mixité corruptrice s'emparerait à nouveau des cités universitaires. Qui
enverrait des couffins remplis de boites de conserve et des bus Solidarité aux
démunis ? La Tripartite n'aura pas lieu. Les prix flamberont. Plus de passeport
et de carte d'identité biométriques. Plus de fibre optique : les paraboles
continueront à salir notre dignité. Plus de logements. Bref, je te laisse
imaginer l'ampleur des dégâts. Et c'est ça ce que voulait ce type détraqué, et
ses copains qui absorbaient ses paroles, la bouche grande ouverte.
En vérité, mon frère, ces émeutes et ces
critiques cachent des besoins que je suis arrivé à exhumer. J'ai profondément
réfléchi au problème. Voici la conclusion à laquelle j'ai abouti au terme de ma
longue rumination : le sang de ce peuple a été contaminé. Il a envie de
s'offrir du plaisir... De dévorer des yeux des Brésiliennes félines et charnues
qui danseraient de la samba en tenues vaporeuses... La curiosité m'a poussé à
acheter un DVD sur le Brésil. Des plages fascinantes. Des gens très
décontractés. Des corps divins offerts aux doigts caressants du soleil... J'ai
été particulièrement ému par la vie dans les favelas... Cette animation
débridée... Cette fièvre... Cette liberté... Cette vérité... Ce monde ou les
interdits sont foulés aux pieds et piétinés... Cette insouciance... Mais il
faut que je te demande encore une fois pardon... Je demanderai à maman de me
servir désormais trois bols d'infusion de tilleul... Ce soir, je la prierai de
dormir dans ma chambre. Je ne me sens pas bien. Tu veux que je te prête mon
DVD... Aucun inconvénient... J'en ai d'autres beaucoup plus intéressants... Je
te les montrerai tout à l'heure... Certes, ils contiennent des images très
osées, mais il nous faut parfois patauger dans la boue si nous voulons savoir.
L'ignorance est la pire des tares. Tu m'approuves. Je crois que c'est le moment
de rentrer. Tu brûles d'impatience de visionner mes films...
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Posté Le : 29/10/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com