« Nul individu ne possède une sagesse
suffisante pour qu'on lui confie un pouvoir illimité. A moins d'être un saint -
même peut-être s'il est un saint - il en abusera ».Bryce James
Lorsque le 6 Avril 1992, le quotidien (du
secteur «public») El Massa avait indiqué que l'ex-Président de la République,
Chadli Bendjedid, entendait «reprendre ses activités politiques après avoir
fait part, dans sa lettre de démission de la Présidence de la République, de
son intention de se retirer définitivement de la scène politique», personne n'y
avait effectivement cru… malgré la reprise par la très officielle agence de
presse APS. En fait, cela paraissait tout simplement comme une sorte de
préparation à d'autres «révélations», pour tenter de faire sortir de sa
discrétion un bonhomme qu'il n'était pas question, ici ou là, et pour beaucoup,
de laisser s'en aller jouir tranquillement d'une retraite assurément trop
dorée.
Au départ, certains l'auraient vu
circuler le plus normalement du monde du côté de Bou-Sfer et on (toujours El
Massa) affirme même l'avoir aperçu attendre - en jogging - son tour chez un
boucher. D'autres affirmaient l'avoir vu s'adonner à son occupation
favorite, la chasse. Quant à la rumeur, pour sa part, elle parlait de départ à
l'étranger. Kamel Belkacem (Quotidien d'Algérie, 20 Janvier 1992) donnera des
précisions afin de couper court à toutes les supputations, les lecteurs
connaissant bien la solidité de la source : « L'ancien Chef de l'Etat s'est
retiré dans sa résidence de Zéralda avec le même sens de la dignité et de la
modestie qu'il affichait à son arrivée au pouvoir». Sans tambours, ni
trompettes… Aucun mouvement particulier « vers le large »… et « il suit le
cours des événements sans rien changer à ses habitudes, avec cependant une
pointe d'amertume à l'égard des partis dits démocratiques et de la société
civile qui ont brillé par leur absence… ».
On sut, par la suite, que l'ex-Président
« avait été prié » de quitter la résidence présidentielle oranienne et s'était
«replié» du côté de ses beaux-parents. Mais, demeurer dans l'ombre n'était
évidemment pas chose aisée en Algérie, surtout pour un ancien Président de la
République ayant détenu le pouvoir-presque sans partage- durant plus d'une
décennie. La curée n'allait pas tarder, et les observateurs attendaient
seulement de quel côté elle allait apparaître. D'abord, d'ex-«amis»,
certainement pour ne pas déroger aux habitudes humaines et, tout
particulièrement des proches. Plus globalement, ce sont, pour emprunter à Hamid
Aberkane (El Moudjahid, 15 Mars 1992), tous «les opportunistes… qui diffament
pour se donner un brevet de bonne conduite et pour être «Mâa El Ouagaf»… les
gens qui crachent maintenant dans l'assiette où ils se sont bien nourris»… et,
naturellement, très inquiets pour leur avenir, leur protecteur ou «parrain»
ayant quitté la scène principale. Ainsi, L'Hebdo Libéré annonce la couleur en
faisant paraître-en première page-un «drôle» d'éditorial- non signé, et allant
presque en sens inverse de celui du Directeur de la publication, publié à
l'intérieur du journal-, le 14 Janvier 1992 (n° 42). Pour l'auteur ( ? ) du
«texte», Chadli fait, en quelque sorte, preuve de lâcheté en «kidnappant la
Constitution» : «Ce ne sont pas les hommes qui restent au pouvoir qui ont
interrompu le processus électoral, mais bien la fuite précipitée de Chadli du
pouvoir». Une fuite qui, en vérité, laissait certaines gens sans protection, du
moins juste après la démission, avant la mise en place d'un Haut Conseil d'Etat,
avec tous les risques que la période transitoire (courte ou longue, nul ne
savait) allait engendrer.
Peut-être même «une guerre civile» qui faciliterait les
«règlements de comptes»… avec une polarisation sur la corruption et ses
bénéficiaires, tous connaissant, désormais, les faveurs du grand public pour
les infos sur «valse des milliards». Il y a, aussi, tous ceux qui ne l'ont
jamais porté dans leur cÅ“ur, pour une raison ou une autre. Ce fut, tout
d'abord, l'ex-Président Ahmed Ben Bella qui ouvrit le feu, le 12 mars, en
mettant en cause, lors d'une interview accordée à l'hebdomadaire français
Paris-Match et au journal anglo-saoudien El Hayat, puis au quotidien El Watan,
l'ex-Président de la République, citant des affaires de corruption. Dix à
quinze milliards de dollars auraient été détournés… et transférés sur des
comptes privés en Belgique et au Vénézuela. Le tout sans document ou preuve quelconque…
et, dans le seul but «de provoquer une enquête qui restituerait l'argent
détourné à l'Algérie». Chadli Bendjedid ne tardera pas à sortir de sa réserve
par une réaction certainement étudiée (remise à l'APS, renforçant ainsi la
thèse qu'il aurait reçu, avant sa démission, toutes les assurances (de l'armée)
qu'il (ainsi que sa famille) ne sera aucunement inquiété pour tout ce qui
touche à sa gestion): Tout d'abord en exprimant sa disponibilité totale à
collaborer avec la justice pour «faire la lumière sur tous les faits et
attaques dont il fait l'objet» en déclarant que «ses ressources sont facilement
contrôlables», en désapprouvant les «tentatives conjoncturelles d'introduire la
confusion dans l'esprit des citoyens, de les démobiliser ou d'en faire des
opposants à tout pouvoir, et en marquant «son mépris des mises en scène
politiciennes et irresponsables… qui empêchent le peuple de se confronter aux
vrais problèmes en lui jetant en pâture un «dossier» ou un «homme».
Ce fut, ensuite, par le biais du quotidien Le Matin (16 Avril), la
veuve de feu Houari Boumediène, décidément de plus en plus active, qui interroge
: Où sont passés les cadeaux offerts au défunt Président durant son mandat lors
des différents Sommets ?». Pour elle, les cadeaux ne sont pas exposés dans les
musées, et elle demande donc qu'une enquête soit ouverte pour… Au
passage, elle fait plus qu'égratigner l'ex-Président de la République qui
«porte une lourde responsabilité devant l'Histoire comme il est, pour moi, et
je pense exprimer l'avis de beaucoup de gens, fossoyeur de la puissance
algérienne; son régime depuis 1979 a mené le pays à la faillite».
Il y eut, enfin, la publication, par le quotidien El Watan en date
du 27 Avril (juste après que le journal Essalem eut reçu les «confidences» d'un
officier supérieur (Khaled Nezzar ?) qui révélait- entre autres - que, parmi
les dossiers de détournements qui seront transmis à la justice militaire figure
celui de l'ex-Général Major Belloucif) d'un rapport - datant de 1989 et établi
par une commission d'enquête formée de 6 Généraux : Hadjeres, Attaïlia, Lakehal
Ayat, Belhouchet, Khaled Nezzar et Benmaâlem-sur les «agissements» du
Général-Major Mostefa Belloucif, cet ancien dauphin du Président Chadli et
premier Général-Major de l'ANP, malgré son (jeune) âge… On vit, par la suite,
le 2 Mai, son placement (ainsi qu'un Colonel, ex-Directeur du budget au MDN et
un ex-Directeur de l'Administration Générale à la Présidence de la République)
sous mandat de dépôt par le juge d'instruction près le Tribunal militaire de
Blida sous les chefs d'inculpation de détournement, complicité et dissipation
de biens publics. Tout ce que le grand public retiendra, c'est que Chadli
Bendjedid et sa famille sont mis en cause directement… d'autant que le premier
avocat de l'inculpé principal, Maître Arezki Bouzida, tout en ne remettant pas
en cause le contenu du fameux rapport, qualifia, devant la presse, son client
de simple «exécutant» des ordres de «son ministre de la Défense», c'est-à-dire
Chadli Bendjedid.
Bien sûr, certains hommes politiques
n'ont pas raté une si belle occasion. Comme Kasdi Merbah qui, par le biais d'El
Khabar et du Matin (31 Mars 1992) porte de nouvelles accusations contre la
gestion Chadli en rappelant certains achats et ventes (avion présidentiel, gros
porteur Lockheed, deux superjets Falcon, un avion Tristar, un bateau,
hélicoptères Puma version présidentielle…) et certains travaux (Riadh El Feth,
Hôtel Aurassi, Complexe Club des Pins, Sidi Fredj, ports privés,…).
La manipulation était, ici, pour beaucoup d'observateurs, évidente
d'autant que l'affaire avait été instruite en 1990 et Mostefa Belloucif avait
alors bénéficié, au mois de novembre de la même année, d'une mise en liberté
provisoire. La «fuite» du rapport était bel et bien «organisée» par… (on a
beaucoup parlé d'un proche d'un ex-Premier Ministre qui aurait transmis au
quotidien El Watan les extraits les plus croustillants du rapport). Et, le
procès de Belloucif ne devait être, en fait, qu'une belle occasion pour tenter
de «couler» l'ex-Président de la République, sa famille et certains membres de
son entourage encore bien présents politiquement ou très puissants
financièrement. Ou, peut-être, n'était-ce qu'un aspect de la lutte sourde qui
se déroulait au sein du pouvoir entre les tenants de la «réconciliation
nationale» et ceux du «rassemblement» modèle déposé. Puis, d'un coup, ce fut le
silence… mis à part un communiqué laconique du ministère de la Défense
nationale déclinant «toute responsabilité dans la divulgation et la
publication» du rapport… classé «secret défense»… et des tentatives des
quotidiens La Nation (11 mai et 31 mai 1992), proche de Mouloud Hamrouche et El
Watan de relancer le dossier de la corruption, mais en axant, cette fois-ci,
les attaques contre des cibles moins protégées comme la (belle-) famille et les
parents de Tipaza ou de Annaba. Tout ceci s'arrêtera durant l'été, mais
reprendra en novembre avec le quotidien Le Journal, un nouveau titre créé en
association-disait-on- avec Le Soir d'Algérie, et journal proche, disait-on, de
certains membres du HCE… par le biais d'une polémique entre Nouredine
Benferhat, un proche de Belloucif, disait-on, et Amine Bourokba, le beau-frère
oranais de Chadli Bendjedid (10 novembre, puis 26 novembre 1992).
Si la démission de Chadli fut une surprise totale, le départ ne
remua que quelques personnes…peut-être les femmes et des enfants, sensibles
peut-être à son air de «papa gâteau». Tous les politiques et tous les journalistes,
dont beaucoup ont chanté jusqu'au dernier instant, et à longueur de colonnes ou
d'émissions, les qualités de «père de la démocratie» au «grand cÅ“ur» ou de
«libéral», se rejoignirent dans une quasi-unanimité gênante, à la limite de
l'indécent, les titres allant de «l'itinéraire chaotique» d'Alger Républicain
au «bon débarras» du Jeune Indépendant, en passant par la mise en exergue du
«machiavélisme» d'El Khabar, et l'ironie d'El Massa : «Il est entré par la
porte, il sort par la fenêtre». C'était là, évidemment, une fin peu honorable
pour un homme qui, bien que propulsé «accidentellement» et contre son gré,
dit-on, au pouvoir suprême, en 1979, après la mort de Houari Boumediène, avait
pourtant-avec une stratégie moins capitalistique que le modèle des «industries
industrialisantes», prenant en charge les besoins sociaux immédiats (la
première mesure, démagogique mais très populaire sur le moment, fut la
suppression de la trop fameuse «autorisation de sortie du territoire
national»), et par des ruptures successives (rendues en fait nécessaires,
surtout à partir de 1986, les caisses de l'Etat se vidant sous les coups de la
dégringolade des cours du brut et du dollar et des «grands travaux» de
prestige, et l'économie parallèle et la corruption faisant des ravages) souvent
imperceptibles - voulu libérer socialement et libéraliser économiquement le
pays grâce à une ouverture politique menée au pas de charge, à partir d'Octobre
1988. Mais, bien maladroitement, d'abord à cause d'une faible
conceptualisation et, ensuite, d'oppositions, surtout celles des appareils trop
habitués à l'Etat-clan et à l'Etat-arbitraire. Et, à cause, aussi, de la mise à
l'écart des opinions publiques générale et, surtout, spécialisées qui, jusqu'à
fin 1988, n'ont jamais été effectivement associées aux décisions.
C'est, ici, toute la problématique du
pouvoir en Algérie, question que Abdelkader Yefsah a magistralement décortiqué
dans un ouvrage édité par l'Enap (Alger, 1990) et «question» dont la société
algérienne et les citoyens - trop longtemps «bloqués»-vont subir les effets
d'abord enivrants, puis douloureux, après Octobre 1988 et la Constitution de
février 1989.
Les gouvernements successifs «utilisés» n'arriveront pas à
remettre le pays sur les rails, les efforts étant contrecarrés par les grandes
et petites manÅ“uvres de tous ceux que les réformes n'arrangeaient pas ou plus
et, surtout, à cause des disparités sociales qui s'avéraient incommensurables.
Le pouvoir (le parti du Fln y compris) n'arrivait plus à mobiliser une base
sociale désorientée, et dont les plus démunis - de plus en plus nombreux - se
tournaient vers tous ceux qui exigeaient le changement, radical et rapide, de
la démarche et, surtout, des hommes, de tous les hommes, Chadli en tête.
Les victoires des islamistes du Fis-lors des élections locales de juin
1990 et en décembre 1991 à l'issue du premier tour des élections
législatives-allaient pleinement démontrer, sur le terrain, la naissance de
cette nouvelle attitude politique chez le (jeune) citoyen algérien.
A la décharge de Chadli Bendjedid, on peut
dire que, dans les fonctions de Président de la République, il ne pouvait faire
plus que ce que lui permettait sa compétence originelle: Né le 14 Avril 1929
dans une famille de paysans à Bouteldja (Annaba), militaire de carrière après
avoir milité très jeune au Ppa et participé au maquis dès le déclenchement de
la guerre en terminant avec le grade de Capitaine, avant tout amateur de
chasse, de bonne chère et de belote, bon père de famille, sportif, seule la
conjugaison du hasard (le décès de Houari Boumediène) et la nécessité (la
désignation d'un homme sûr, représentant l'armée, au lieu de «civils» comme
Abdelaziz Bouteflika, le «trop libéral» ou Mohamed-Salah Yahiaoui, le «gardien
du temple» ou même Bélaïd Abdesselam) avait fait d'un tranquille et discret
colonel (Il quitte rarement Oran, transformée en «véritable satrapie», et on
savait seulement qu'il tenait tête à Boumediène dont il ne partageait pas les
options socialisantes et qu'il entretenait de bonnes et étroites relations avec
le monde algérien des affaires. Commandant d'une région militaire sans
problèmes- la 2ème, celle d'Oran, après un passage à la 5ème, celle de
Constantine, membre du Conseil de la Révolution, il est vrai, et surtout
«désigné», après le décès de Houari Boumediène, au poste stratégique de
coordinateur de toutes les forces de sécurité), un Chef d'Etat… que beaucoup
s'apprêtaient à consommer comme ils l'entendraient. Abdelkader Yefsah rapporte
dans son ouvrage que «le principal artisan du choix (…) fut incontestablement
le Lieutenant-colonel Kasdi Merbah, alors Chef de la «Sécurité militaire». Ce
choix fut, aussi, appuyé par le Colonel Belhouchet et d'autres dirigeants
militaires», réunis à l'Ecole des ingénieurs de Bordj El Bahri (Enita) et,
parmi lesquels se trouvait au premier rang un certain Mostefa Belloucif…
ex-Secrétaire général de l'Etat-major général, lieutenant mais déjà Directeur
du personnel, un poste-clé au ministère de la Défense nationale…Et, d'après les
différents témoignages, toujours selon A. Yefsah, «Kasdi Merbah aurait menacé
les éventuels opposants à son «choix» de rendre public des dossiers gênants les
concernant». Les parrains (ils étaient huit selon Chérif Belkacem qui, dans une
interview à El Khabar, le 5 août 1992, «révélait» que l'arrivée de Chadli au
pouvoir «était l'Å“uvre des huit frères qui sont restés au Conseil de la
Révolution»… et, cela sera confirmé par Chadli lui-même lors de sa rencontre
avec la presse nationale, le 24 décembre 1991, puisqu'il citera ses «amis du
Conseil de la Révolution»… dont Mohamed-Salah Yahiaoui et Abdelaziz Bouteflika)
ne vont pas tarder à s'apercevoir que le fruit du hasard et de la nécessité
était bien encore bien vert et à gros pépins. Après sa désignation par le 4ème
Congrès extraordinaire du Fln, fin janvier 1979, comme candidat unique à la
Présidence de la République, on pensait, déjà tout bas, dans les coulisses,
qu'il n'allait «tenir le coup» que six mois. Durant près de 13 années, jusqu'à
sa démission en 1992, grâce à son pragmatisme et à sa ruse bien paysanne et surtout
à son sens «bourguibien», de la manÅ“uvre «maquisarde» , faite d'alliances
changeantes en fonction des objectifs, ainsi qu'à une utilisation efficace des
«pare-chocs» et des «fusibles» (pratique courante chez certains décideurs
«boumediéniens» qui surent s'approvisionner dans le «panier à cadres», fabriqué
entre autres par le Service national), il va rapidement (avant la fin du
premier mandat) consolider son pouvoir, puis imposer son clan et sa famille qui
en profiteront tous- avec leurs amis, cela va de soi-largement, imitant en cela
et en plus grand ou en plus tapageur leurs prédécesseurs. Durant les premières
années, il va-et c'est, peut-être, ce côté qui lui attirera au départ beaucoup
de sympathies-rompre avec le style spartiate et la démarche froide et
méthodique de Houari Boumediène. Un peu trop rapidement, peut-être, surtout
pour le pays «profond», modelé durant plus de 13 années par ce dernier.
«Chadli, tout à la fois premier Secrétaire du Parti et Chef de l'Etat, c'était
le Japon comme référence, puis l'Urss et la Bulgarie comme modèle de rigueur
dans le travail. Un clin d'Å“il par-ci, un coup de barre politique par-là.
Beaucoup d'atermoiements et des hésitations. L'échec de l'homme, c'est
l'absence d'un projet. L'histoire retiendra qu'il a été l'initiateur de la
démocratie…» écrit Mohamed Balhi (Algérie-Actualité, 16-22 Janvier 1992).
Cependant, malgré sa gymnastique qui
désoriente l'analyste méthodique, et ses «absences» (mis à part quelques
discours qui tranchent comme celui du 19 Septembre 1988, représentatif de son
«ras-le-bol», et celui du 10 Octobre 1988, le soir du «Lundi noir» qui a réussi
à calmer les esprits grâce à la plus émouvante prestation de sa carrière), il
restera incontestablement celui qui a fait voler en éclats le système politique
monopartisan, certes agonisant depuis 1986, et ouvrir jusqu'à l'anarchique les
portes à l'expression pluraliste. Mais, il restera, aussi, celui qui n'a pas pu
ou su ou osé s'élever au-dessus des contingences de l'exercice du pouvoir pour
pousser à la conception d'une stratégie nouvelle, porteuse d'expansion
économique et de progrès socio-politique et qui, surtout, a régné plus que
gouverné, laissant le «clan»; la (belle-) famille, les salons et les appareils,
calculer le devenir du pays en fonction de leurs intérêts, de leurs amitiés et
de leurs humeurs… se contentant « d'arbitrer»… parfois assez tard et souvent,
hélas, trop tard. Ceci est surtout vrai vers la fin du premier mandat, l'homme
s'étant habitué au pouvoir et éloigné des réalités, acceptant d'être étouffé
par les «barons», et à tenir des discours trop orientés ou «censurés» par les
«fonctionnaires de la vérité», donc ternes et sans impact, incompréhensibles,
sinon pour le seul cercle restreint des initiés, au pouvoir ou dans
l'opposition. Il est vrai que «la confrontation directe avec ses ennemis lui
répugne, il préfère de loin les amadouer tout en prenant soin de miner le
terrain sur lequel ils avancent» (Hebdo Libéré, 11-17 Avril 1992).
Heureusement, dans la vie de cet homme «de tous les paradoxes… produit d'une
histoire, celle d'un pays qui se cherche et cherche son identité» (Aïssa
Khelladi, Hebdo Libéré, le 14 Janvier 1992), il y a deux hommes qui lui ont
permis de continuer à jouer un grand rôle. D'abord Mouloud Hamrouche, exécuteur
ou porteur d'un projet de réformes… jusqu'en mai 1991 mais, aussi, et surtout,
Larbi Belkheir, sorte de grand «imam caché», même s'il estime qu'on a «trop
fabulé sur son compte» (El Watan, 29 Octobre 1991).
Ce dernier, né en 1938 à Frenda, dans la région de Tiaret, a fait
une longue carrière militaire avant de se retrouver-après avoir été élevé au
grade de Général-Major en juillet 1991-au poste-clé de ministre de l'Intérieur
et des Collectivités locales du gouvernement Ghozali, en octobre 1991, juste
avant les élections législatives de décembre 1992. Chef d'Etat-major à la 4ème
Région militaire de Ouargla, Commandant de l'Ecole (militaire) nationale des
ingénieurs et techniciens d'Algérie, Secrétaire permanent du Haut Conseil de
Sécurité, avec rang de conseiller à la Présidence de la République, Directeur
du Cabinet du Président à partir de Février 1986 et enfin Secrétaire général de
la Présidence en 1989 (les deux fonctions de Directeur de Cabinet et de
Secrétaire Général ayant été confondues… avant d'être recréées après son
départ), donc un des plus proches et des plus fidèles collaborateurs du
Président depuis plus de dix années puisqu'il a fait, aussi, un passage au sein
de la 2ème Région militaire d'Oran que Chadli Bendjedid dirigeait. Ses qualités
de «grand chambellan», discret de plus, auraient été appréciées en ces
moments-là. A 53 ans, Larbi Belkheir est donc un véritable gardien du temple
(Mouloud Hamrouche étant une sorte de «milieu de terrain») qui aura traversé
sans broncher toutes les crises internes, malgré les nombreuses attaques de
l'intérieur comme de l'extérieur. Il est vrai qu'il aurait des pouvoirs
«inimaginables». «Légaliste», et «homme d'aucun clan», c'est la personne idoine
pour aider à la «continuation» de l'Å“uvre démocratique après l'échec de
Hamrouche, Ghozali, le second «fusible» n'étant qu'un incident de parcours. Son
départ de la Présidence de la République, même s'il marque «la fin d'une
époque» n'est donc nullement une disgrâce, mais bien une grande marque de
confiance car, pour beaucoup, Belkheir fait figure de «complice de Chadli»…
d'être à l'origine du pourrissement du pays… voire-plus tard-de ne pas avoir su
éviter l'assassinat de Mohamed Boudiaf, ne serait-ce qu'en tant que Ministre de
l'Intérieur aux pouvoirs très étendus sur les services de sécurité. Il s'en
défendra à chaque fois (Algérie-Actualité, 14-18 juin 1992), mais les rumeurs
algériennes sont terriblement corrosives et les «étiquettes» très collantes.
L'arrivée de Ghozali à la tête du gouvernement bouleversera la
démarche traditionnelle ainsi que les calculs, celui-là laissant apparaître
rapidement des ambitions présidentielles, alors que l'on attendait un
gestionnaire de la transition et non un moralisateur.
C'est, donc, tout naturellement, que Larbi Belkheir fut projeté
au-devant de la scène, de manière bien surprenante, alors qu'il était attendu
au ministère de la Défense ou comme Ambassadeur au Maroc… ou…La logique est
très simple: Chadli Bendjedid voulait, coûte que coûte, réussir «ses» élections
législatives de décembre, annoncées le 15 octobre (alors que certains partis,
inquiets, comme le Majd, étaient prêts à le «libérer» de sa promesse), pour
sortir de l'image de «Massmar Djeha» que lui avait fabriqué certains partis
d'opposition et pour calmer l'armée qui ne voulait plus intervenir une
troisième fois. Mais, l'Etat… «civil» n'était plus en mesure de les organiser
dans la sécurité nécessaire. C'était donc à l'ANP que revenait le rôle de
«laminer» le Fis d'une part, et de redonner courage à la majorité silencieuse.
Ce qu'elle fit. Cependant, pour gérer toute la situation, plus que délicate, il
fallait un homme à poigne digne de la plus grande confiance comme Larbi
Belkheir (sorti des rangs de l'ANP tout récemment avec le grade de
Général-Major).
L'objectif: dégager une «majorité présidentielle»,
apte à assurer la pérennité du régime en attendant les prochaines élections
présidentielles (avec, comme candidats, peut-être Chadli, sinon des proches
parmi les «fusibles» habituels : Hamrouche, Ghozali, Mehri entre autres). Cette
tendance étant confortée par les déclarations de Abdelhamid Mehri, Secrétaire
général du parti du Fln en faveur-l'optimisme aidant-d'un gouvernement de
coalition ou d'unité nationale… après les élections…
C'est incontestable: «Chadli et Belkheir forment un duo qui
s'épaule pour le meilleur et pour le pire» (Le Quotidien d'Algérie, 20 Octobre
1991). Hamrouche parti, Larbi Belkheir représentait pour le Président de la
République, à partir de 1989, le dernier «pare-choc»… disponible (le tout premier
ayant été Kasdi Merbah). Il est vrai qu'il en avait grandement besoin, les
rangs des fidèles s'étant, au fil des ans, assez rapidement clairsemés, le
processus de démocratisation n'étant pas du goût de tout le monde. Il est tout
aussi vrai que le style de gouvernement avait commencé à déplaire, surtout à
partir de la fin du premier mandat, générant beaucoup plus d'adversaires que de
fans sincères et ce, tant au sein du Fln que dans l'Administration et l'ANP.
Ainsi, la consommation de cadres et d'hommes politiques durant la période s'est
déroulée de façon assez effarante, avec un taux de rotation ultra-rapide (avec
une moyenne générale de 24 mois pour un poste de haute responsabilité: 5
premiers Ministres, en 12 ans, entre autres), les évictions ou les limogeages
se déroulant bien souvent sans raison apparente, l'application du fameux
article 120 n'expliquant pas toutes les éliminations-et, on peut même dire
qu'il fut créé pour être utilisé en alibi-sinon celles de ne pas accepter les
règles du «jeu», de discuter ou de suspecter un tant soit peu les décisions ou
les orientations. Le premier tour de scrutin des élections
législatives de décembre 1992 et les résultats ont été le moment de la grande
et fatale rupture, le Président de la République voulant adapter son style de
gouvernement aux résultats ce qui, pour les «démocrates», n'arrangeait ni le
processus soumis, désormais, aux risques et aux dérapages multiples générés par
l'intégrisme religieux, ni l'Armée qui allait se retrouver, dans ce cas de figure,
dans le rôle d'un «pompier» perpétuel, rôle qu'il serait difficile de jouer
avec, demain, un Président de la République Fis, «Chef suprême des Forces
armées de la République».
Le discours «musclé» d'un Président tout à coup optimiste et
décidé «à rester jusqu'au bout» et «à veiller à contrer résolument tout
dépassement» (Interview APS, 5 Décembre 1992) et prêt à «cohabiter» car il
voulait «accomplir son devoir jusqu'au bout, surtout si la menace sur l'unité
nationale persiste» (rencontre avec la presse nationale, 24 décembre 1992),
tout en sachant par le biais de (derniers) sondages aux résultats tenus
secrets, élaborés, dit-on, pour le compte de la Présidence de la République et
de l'ANP, que le Fis avait de fortes chances de remporter les élections avec
plus de 40 % des voix et qu'il y aurait un fort taux d'abstentions, n'avait pas
déjà manqué d'inquiéter. Il n'était pas du tout-l'échec à demi-consommé
-partagé par tout ou bonne partie de l'Armée (El Watan, éditorial, 9 Janvier
1992) et des personnalités politiques ou composantes de la mouvance
démocratique (PAGS, RCD, UGTA, ministre de la Communication et de la Culture,
etc.). L'inquiétude et l'opposition iront grandissant après le 26 décembre,
avec le «rapprochement» Fln-Fis, la discussion FFS-FIS et les rumeurs
«d'arrangements» FIS-président de la république. Dans un entretien publié par
Le Figaro, le 13 Janvier, Rachid Ghanouchi, le leader du Mouvement Islamique
Tunisien En Nahda, affirmait que les dirigeants du Fis et le Président Chadli
«se seraient entendus, il y a environ une semaine, pour gouverner ensemble
l'Algérie…».
Le 11 janvier 1992, Chadli Bendjedid, «se sacrifiant»,
«convaincu», dit-on, par Larbi Belkheir (chargé par ses pairs de la difficile
mission), abandonne le pouvoir, en fait «démissionné» beaucoup plus que
démissionnant, car «certains milieux n'étaient pas d'accord» (R. Ghanouchi) sur
son entente avec le Fis. Il était évident que ces milieux se situaient d'abord
et avant tout au sein de l'Armée, institution qui s'était estimée en droit de
réagir face au «processus de disqualification» qui la mettait à l'écart de
«concertations» engageant son avenir et celui du pays. Le tout s'est passé dans
une certaine indifférence, l'opinion publique s'interrogeant globalement
beaucoup plus sur la suite à donner au processus électoral qu'au devenir d'un
homme qu'elle n'a porté dans son cÅ“ur que les temps des fameux programmes
anti-pénuries. Même ses plus proches ne manquèrent pas de l'achever par des
phrases assassines pour dénoncer sa «démocratie à la carte»: «On n'a pas fait
la démocratie pour la démocratie, mais pour cacher un bilan» (Sid Ahmed
Ghozali). Seul, le ministre des Affaires étrangères, Lakhdar Brahimi (interview
publiée par le journal libanais El Hayat, 20 janvier 1992) a été serein: «Le
Président Bendjedid a démissionné, après une appréciation des données, et après
avoir jugé que la poursuite du processus démocratique était porteuse de menace
pour le pays… Le Président (et d'autres personnalités) ont réalisé que les
élections allaient conduire à une grave scission dans la société algérienne et
que, par conséquent, sa démission aura été une tentative de sauvegarder l'unité
du pays…». Par la suite, «Jeff Chandler», «libre de ses mouvements et tout en
ne bénéficiant pas d'une haute protection» (El Watan, 27 Juillet 1992),
continuera d'observer en silence le déroulement des événements. Il savait que
tout serait fait pour démonter sa politique, tant dénoncée surtout depuis son
départ. Rumeurs et «campagnes» de presse abondèrent donc comme pour exorciser
un sort ou, pour purifier une conscience tourmentée par la complicité et les
silences passés, mais démontrant pourtant que le produit, bien qu'étiqueté
d'homme «le plus mal-aimé» d'Algérie, faisait bien vendre ou, alors,…
inquiétait:
On vit, ainsi, la publication (le 17 Juin
1992) par le quotidien Essalam d'un document administratif présenté comme
«authentique», visant à démontrer, «chiffres à l'appui», que le troisième
mandat de l'ex-Président était usurpé… et ce, juste après «l'annonce» des
présidentielles anticipées pour fin 1992 et de la candidature de Mohamed
Boudiaf, présentée comme une hypothèse forte, encore que certains n'y virent
qu'une manœuvre contre Kasdi Merbah, alors Chef du gouvernement et, maintenant,
futur présidentiable. On eut, aussi, des accusations diverses, tout
particulièrement par L'Hebdo Libéré, l'ex-Chef de l'Etat étant, pour lui,
«véritable Chef» des fameux «3 F + F» (FLN, FFS, FIS, plus France) ou celui qui
a «financé la campagne présidentielle de François Mitterrand». On eut, ensuite,
des «départs en exil» et des «fuites à l'étranger» multiples. Enfin, pour
couronner le tout, c'est le Secrétaire Général de l'UGTA qui appelle-lors d'un
meeting… en présence du nouveau responsable de l'exécutif-à la création d'une commission
nationale d'évaluation et de contrôle, portant sur la gestion du pays durant la
décennie 80… Après le décès de Mohamed Boudiaf, la rupture avec le Chadlisme
s'accélère. Elle va même connaître son point final : Sid-Ahmed Ghozali est
remplacé par Bélaïd Abdesselam, un opposant notoire au régime, Larbi Belkheir
est prié d'aller goûter aux «délices» de la retraite et l'ex-Général Belloucif
est incarcéré à la prison militaire de Blida. Seul Chadli est épargné. Mais,
dans sa solitude, tout en broyant, certainement, des idées noires sur la vanité
du pouvoir et l'ingratitude des hommes, il conservait au moins une
satisfaction. Il savait qu'il était quasi-impossible pour tout nouveau pouvoir
de déshabituer le peuple des libertés (re-) trouvées à partir d'Octobre 1988,
grâce à «sa» démocratie. De ce côté-ci, il restera dans l'histoire, non comme
le «père de la démocratie», celle-ci ayant été quasi-complètement ratée et,
pire encore, génitrice de heurts sanglants, mais seulement (et, c'est déjà
énorme pour l'époque !) comme le «promoteur des libertés démocratiques
individuelles» dont le fleuron restera la liberté d'expression… si mal utilisée
que quelqu'un l'a dénommée «liberté d'explosion».
Cet article est un extrait (très
légèrement revu) d'un ouvrage (323 pages) «Chroniques d'une démocratie
mal-traitée (octobre 1988-décembre 1992) » publié par l'auteur en 2005 aux
éditions Dar El Gharb (Oran)….et qui n'a connu qu'une diffusion très limitée.
** Journaliste indépnedant, Ancien Dg de
l'ANEP et de l'APS, ancien membre (désigné) du Conseil supérieur de
l'Information (CSI)….
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 06/10/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Belkacem Ahcene-Djaballah **
Source : www.lequotidien-oran.com