Algérie

Ces lieux interdits aux femmes !



C'est un état de fait : la rue, comme la nuit, est l'espace des mâles. Les villes sont pensées par et pour les hommes. Bien qu'elles aient conquis l'espace public, les femmes n'y font souvent qu'y passer pour étudier, travailler ou faire les courses?. Certains lieux restent les éléments les plus visibles de l'occupation masculine de l'espace public : les cafés, les stades, certains souks? El Watan Magazine fait le point.Rahbet Ledjmal, la rue de l'Echelle et la mauvaise réputation
Malgré le froid de cette matinée du mois de janvier, une foule compacte d'hommes de différents âges s'est formée devant le siège du théâtre de Constantine. Des vendeurs de portables et autres accessoires de téléphonie mobile n'hésitent pas à investir la voie publique sur la place du 1er Novembre (ex-La Brèche), en dépit d'une forte présence policière. Nous sommes à la rue Hanoune Rachid (ex-Massenet), située entre la bâtisse du théâtre et le siège de la BNA, l'un des accès vers la fameuse «Rahbet Ledjmal», ou Place des Chameaux, actuellement place Benhamadi Mohamed Ameziane.
Occupant tout l'espace délimité par la rue Ali Bounab, la place du 1er Novembre, les rues des Frères Ahsane, Abdallah Bey et Hacket, ce lieu populaire, devenu même mythique, qui ne désemplit guère, est occupé à longueur de journée par des dizaines de vendeurs informels de téléphones portables, de prêt-à-porter, de chaussures et d'articles sportifs, exposés sur des étals de fortune. Ici, on peut trouver un peu de tout, de la friperie aux produits dernier cri. Toutefois, Rahbet Ledjmal est un espace assez particulier.
Il est le seul endroit situé en plein centre-ville réservé uniquement aux hommes, pour ne pas dire qu'il est inaccessible aux femmes. Entrer dans ces lieux pour la gent féminine demeure l'un des tabous les plus durs dans cette ville. Un tabou qui persiste de nos jours, malgré quelques tentatives de le briser. La question reste liée aux mentalités qui résistent encore aux changements spectaculaires que la ville a connus sur tous les plans, mais surtout à cause de l'histoire assez particulière de ce lieu qui veut garder encore «sa virilité».
L'empreinte de la colonisation
Historiquement, et comme son nom l'indique, la place des Chameaux, qui existait bien avant l'expédition française, selon les écrits des voyageurs qui ont visité la ville de Constantine, était le lieu «d'atterrissage» des caravanes de chameaux venant de plusieurs régions d'Algérie, ramenant dans leurs chargements différents produits. Capitale du beylik de l'Est, l'antique Cirta, située à mi-chemin entre l'Est et l'Ouest, le Sahara et les ports algériens sur la Méditerranée, était un carrefour stratégique incontournable sur les voies commerciales.
La place des Chameaux, qui se trouvait à proximité du magasin d'orge de la cité beylicale, abritait aussi des fondouks, des sortes de caravansérails abritant des dépôts de marchandises, mais aussi des chambres servant de lieux de repos pour les commerçants et les caravaniers. Des bâtisses qui ont été remodelées au fil des années et façonnées selon l'architecture coloniale.
On citera surtout le Grand caravansérail, devenu aujourd'hui «Fondouk Beni Abbes», contre lequel est venu se greffer un autre moins important, appelé «Fondouk Aouidet». Dans les anciens plans de la ville, on notera la présence aussi d'une caserne de janissaires, qui sera démolie après la prise de la ville par les Français en 1837. A sa place sera construite, entre 1877 et 1883, une merveille architecturale, qui n'est autre que l'Opéra de la ville, l'un des plus beaux d'Algérie, devenu le Théâtre de Constantine.
D'après les récits des voyageurs, la place des Chameaux, située juste derrière l'Opéra, était décrite comme un lieu plus spacieux, avec des échoppes où l'on vendait toutes sortes de marchandises et un grand marché de fruits et légumes, qui se prolongeait jusqu'à la place Vallée, devenue aujourd'hui le square Bachir Bennacer. La construction de nouveaux immeubles de style colonial derrière la bâtisse de l'Opéra réduira l'étendue de la place des Chameaux.
De l'autre côté du siège de la BNA, dont l'immeuble abritait autrefois la Halle aux grains, puis le Crédit foncier, durant l'époque coloniale, la rue des Frères Ahssane (ex-Hackett), qui forme le deuxième accès vers Rahbet Ledjmal, se termine tout juste devant le portail de la mosquée Abderrahmane El Karaoui et Omar El Ouazane, construite au VIIIe siècle de l'Hégire, puis rénovée en 1968. Après l'ouverture en 1865 de la rue Nationale, actuelle rue Larbi Ben M'hidi, avec pour principal but de séparer le quartier européen de celui habité par les autochtones, les chameaux ne sont plus autorisés à pénétrer dans la ville. Le temps des caravansérails est terminé.
Des réticences et des mentalités
La cause de ces mentalités qui continuent d'empêcher les femmes d'accéder aux lieux est purement d'ordres social et culturel. Nous avons interrogé de nombreuses personnes qui exercent dans cet espace ou le fréquentent.
La majorité expliquent que cette particularité réside dans l'histoire même de Rahbet ledjmal, un lieu purement commercial, mais surtout par la présence durant la période coloniale et même après l'indépendance de maisons closes, situées sur l'ex-rue de l'Echelle, reliant la place des Chameaux au quartier de Bab El Djabia, juste à l'entrée du pont Sidi Rached.
Un lieu qui avait une mauvaise réputation et dont on n'osait même prononcer le nom. «Jusqu'à la fin des années 1980 et la fermeture de ces maisons closes, il était impensable pour une femme même d'y jeter un regard en passant par la place de la Brèche, ou même par l'ex-rue Perrégaux, située en contrebas.
Ce fléau social a complètement disparu et les vieilles maisons closes sont tombées en ruine, mais les souvenirs et les anciens interdits sont encore présents dans la mémoire collective des Constantinois», nous explique Rachid, l'un des anciens tailleurs qui exerçaient dans les fondouks de Rahbet Ledjmal depuis plus de 40 ans. «Moi personnellement je n'imagine pas que ma femme ou ma fille puisse venir ici, car il s'agit d'un endroit qui garde encore les séquelles de ce passé où les gens se permettaient des vulgarités intolérables», poursuit-il.
Du côté de la jeune génération, les choses sont vues autrement. Fares, qui tient un commerce de prêt-à-porter, n'y voit pas un inconvénient. «Les choses ont vraiment changé, même si les gens sont toujours réticents. J'ai vu des touristes étrangers, dont des femmes, qui sont venus ici et ont même goûté le fameux plat de pois chiches dans une gargote et sont partis sans être dérangés.
Mais vous savez, les vieilles traditions ont encore la peau dure, je comprends que l'endroit reste encore mal fréquenté», nous a-t-il déclaré. Du côté de la gent féminine que nous avons abordée, les avis sont partagés, même si la plupart des Constantinoises préfèrent ne pas s'aventurer dans ces lieux, par pudeur. Radia se rappelle encore de cette époque où elle avait décidé de «s'engouffrer» dans ce milieu pour les besoins de sa thèse universitaire.
«Cela remonte à une quinzaine d'années, quand je préparais ma thèse sur l'architecture coloniale et les espaces commerciaux au centre-ville, j'ai découvert pour la première fois ce lieu, dont on m'a souvent parlé, j'étais très choquée par le comportement agressif des gens qui ne voulaient pas de notre présence dans ces lieux, j'avais vite compris que les femmes sont indésirables ici, je garde encore de mauvais souvenirs», témoigne-t-elle.
Ce sentiment est toujours cultivé par les Constantinoises envers un espace perçu comme une zone interdite, dont on n'ose pas franchir les limites. Un sentiment qui semble se transmettre de génération en génération pour prendre les allures d'un véritable tabou. A moins qu'un jour, une nouvelle génération réussisse vraiment à le briser et à le mettre aux oubliettes. Ce sera peut-être une question de temps.


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