Algérie

Ces hommes qui nous manquent



Djamel, le séducteur par le savoir Il s’en trouve souvent des hommes, sans titre ni renom singulier, qui, une fois partis de l’endroit où ils ont toujours vécu, laissent un vide autant profond qu’indéfinissable. Si larges, si mobiles si disséminés dans leurs actions, qu’ils semblent n’avoir qu’effleurer. On ne peut ni les dési-gner ni les situer, en-core moins leur donner un statut: leurs présences ne s’appréciant peut-être que selon une échelle plus subtile que celle convenue: Djamel Si Larbi fait partie de ceux-là. Aujourd’hui, il manque à Oran, comme je ne sais quel sel. Dans l’explosion urbanistique qu’elle connaît ces dernières années et le dynamisme culturel qui, tant bien que mal, s’en génère, Oran aurait beaucoup à gagner, en goût de vie en tous cas, à avoir des hommes de sa nature. Sa capacité à créer des liens, voire à initier toutes sortes de rapprochement entre les hommes de culture, son sens critique, son souffle dans la polémique, sa capacité de proposition et sa propension (bien qu’aventureuse parfois) à entreprendre, tout cela aurait contribué à tendre des vecteurs de qualité et de richesse. Ces réflexes presque, que je lui connais, trouvent leur source et leur signification à la fois dans une nature d’homme aux passions secrètes, de lutteur obsessionnel, de joueur secret de «séduction» et dans une pratique militante d’ombre et de lumière, dans un espoir -malgré tout- impérissable. La première fois que j’ai vu Djamel, c’était en juin 1980. Il était encore ce jeune homme à l’air angélique qui donnait l’impression de s’étonner en vous regardant, ce qui encourageait, il ne s’en doutait pas déjà, la discussion avec lui dès l’abord. Il se tenait, à la tribune du CDSH à côté de Bachir Hadj Ali (secrétaire général du PCA dissous en 1965) qu’il présentait au public après sa mise en liberté. Je compris que Djamel n’était pas là par hasard; et, plus tard, j’appris qu’à cette époque-là, le jeune Djamel était militant de gauche au sein de la jeunesse estudiantine. Depuis, petit à petit, son profil politique se révélait à moi. Les idées qu’il défendait, les groupes professionnels qu’il soutenait et surtout les personnes avec qui ils était profondément liées et dont je connaissais avec certitude l’appartenance politique, tels Djellid M’hamed, Abdelkader Alloula, Messaoud Benyoucef, finirent par ne me laisser aucun doute qu’il était de la «famille» du PAGS, parti semi-clandestin à ce moment-là, marxiste-léniniste dans son programme. Dès le début de sa carrière de professeur, sa lutte militante se déplaça -naturellement- de l’université vers les lycées. Cependant ce qui fut important durant cette période, c’était tous ces débats, et ces programmations d’actions dans ce vieil appartement qu’il occupait avec des amis et qu’on avait dénommé métaphoriquement «La Commune»*. «La Commune» était le lieu où, au gré des situations, se diffusaient les écrits et les idées, voire se confectionnaient des œuvres, politiques ou artistiques, conformes à nos convictions ou à notre goût. Et cela dans une ambiance, faut-il le dire, de convivialité saine où l’on ne se privait pas de simples plaisirs et ne bannissait pas l’esprit de fête. C’est là, par exemple, que j’ai connu les meilleures discussions sur les questions littéraires ou artistiques, tant nationales qu’internationales, du moment; c’est là qu’a été composée la musique de la pièce théâtrale Ladjouad de Alloula et engagée l’impression de l’Aguellid (poésie) et du premier numéro de la revue «Erg»; c’est là aussi que l’on définissait l’action de soutien à mener envers telle ou telle famille de militant en difficulté, ou qu’on accueillait le camarade ou simplement l’ami de passage à Oran. Patron des lieux, Djamel était au centre de toutes ces actions. Sa présence était grande parmi nous. Quelqu’un disait de Rimbaud (vivant loin de la France et alors anonyme) à peu près ceci: «Il apparaissait, et, aussitôt, il n’y avait que lui.» Je dirais la même chose de Djamel de «La Commune». Nous n’évoquerons, lui et moi, le Parti (le PAGS) qu’après ce qui était convenu d’appeler l’ouverture politique. En 1989, le PAGS était un parti légal; et Djamel m’a proposé d’y adhérer. J’ai dit oui, presque naturellement puisque la plupart de mes amis politiques ou de l’art y étaient et que, en vérité, je ne me suis jamais senti loin des idéaux et surtout de l’éthique que ce parti se fixait. Une cellule de réflexion du Parti, regroupant des hommes de culture, fut installée un ou deux mois plus tard. Raja Alloula, Abdelkader Alloula, M’hamed Djellid, Messaoud Benyoucef, Mourad Senouci, Djamel Si Larbi et moi-même en étions les membres. Mais sous la lumière, le PAGS ne vécut pas longtemps. Le parti qui en sera issu ne reçut pas notre adhésion -en tout cas pas celle de tous. Nous étions désormais organiquement libres de tout engagement politique. M’hamed Djellid (qui a laissé une excellente thèse sur l’œuvre de Alloula) nous avait quittés déjà; Alloula allait être assassiné quelques années après et Messaoud Benyoucef (qui traduira plus tard en français l’œuvre du dramaturge) s’exilera en France. Entre-temps, Djamel avait quitté l’enseignement (après avoir déménagé de «La Commune» lui et sa femme Bouchra) pour s’adonner à sa passion, jusque-là peu affichée, la bande dessinée. En 1990, le hasard m’avait mis sur le chemin de Ammar Izli, alors rédacteur en chef de As-sah âfâ (un hebdomadaire satirique fraîchement créé) qui cherchait un bon dessinateur. Je ne voyais pas autre que Djamel. Djamel fera ses débuts -des débuts somme toute heureux- dans ce canard. Il me disait souvent: «Je m’amuse bien...»; une expression dont il avait l’habitude, qui signifiait qu’il trouvait du plaisir à pratiquer son art, mais qui, là, cachait mal son inquiétude de dessinateur satirique dans une ambiance politique où la liberté d’expression d’alors était guettée des pires retournements. Après l’interdiction de As-sah-âfâ, notre ami rejoindra l’équipe de l’hebdomadaire Détective. Le ton de sa bande dessinée allait être -vocation du journal oblige- moins ironique mais non moins cocasse. Après l’assassinat de Alloula, on savait qui pouvait être, à son tour, visé par les tueurs. Djamel, en compagnie de son épouse Bouchra, prirent le chemin de l’Egypte. C’est donc au Caire que son talent de bédéiste va connaître sa pleine mesure; un talent à quoi il faudra ajouter un autre: celui de traducteur. Mais c’est là aussi que sa hâte de vivre et sa douleur de vivre -parfois l’une cachant l’autre- vont s’exacerber, par le fait sans doute de l’exil et par la sensation qu’il ne cessera pas d’être trahi. Une année après sa disparition, heureux qu’un hommage lui soit rendu en Egypte, ce pays qui l’a reçu et protégé autant qu’il l’a pu. Puisse l’ouvrage, qui lui sera consacré, constituer une première pierre qui fera connaître son œuvre jusqu’à notre ville, sa ville natale, Oran. Et peut-être qu’alors saura-t-on que ce qui manque en Algérie pour faire de l’art ou pour mieux l’apprécier, par-delà les moyens mis en œuvre, c’est ce quelque chose que des hommes comme Djamel (du temps où il vivait dans son pays) avaient: la profondeur dans la simplicité, l’entreprise dans la convivialité, la séduction par le savoir... sans poudre au yeux.   * Référence faite à la seconde Commune de Paris, qui fut le gouvernement révolutionnaire formé lors de l’insurrection du 18 mars 1871. Mohamed Sehaba


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