L’action héroïque du 1er Novembre 1954 représente une date référence marquant la volonté ferme de s’affranchir du carcan colonial, mais aussi une conséquence de l’exploitation abusive de la force étrangère.
Au-delà des sacrifices que cette entreprise avait nécessités, la justesse de son idéal reste et restera un argument solide pour juguler toute oppression des peuples.
Les raisons ayant poussé «les fils de la Toussaint», comme les appelait Yves Courrière, sont diverses et en même temps variées. Bien que le rouleau compresseur colonial, à ce moment, ait réfuté le terme de «guerre», les moudjahidine avaient une chose en tête: en découdre avec le système abhorré qui déniait toute liberté, toute expression remettant en cause ses abus et toute organisation de la majorité ou peu s’en faut des Algériens, pouvant conduire à l’émancipation de l’indigène.
La première cible dans le collimateur du dominateur était le reniement de l’identité nationale en s’attaquant à la personnalité des aborigènes; ensuite, il y avait les spoliations sous différentes formes pour plonger les paysans dans la mouise totale; et enfin la privation des enfants du droit à l’instruction.
Ces éléments ont constitué un argumentaire assez fort pour booster les paysans à rejoindre leurs concitoyens en guerre contre la puissance coloniale. En tout cas, il apparaissait, à l’époque, qu’il n’y avait aucune autre alternative pour le recouvrement de l’indépendance que le passage à la lutte armée.
Après avoir pris Alger, les militaires français n’avaient pas hésité à user de tous les procédés les plus humiliants à l’encontre des Algériens. Quelque temps avaient suffi pour claironner l’Algérie « terre française ». Mais la réalité concordait-elle avec ces allégations mensongères des oppresseurs ? Il faut signaler que les neuf dixièmes de la population étaient algériens pendant toute la période coloniale. Cette population, pour des raisons à la fois historiques et religieuses, ne voulait pas qu’on fasse d’elle des sujets subalternes à la botte de la métropole. De l’autre côté, les Français n’étaient pas non plus enclins à accorder ne serait-ce que les droits les plus élémentaires. Cela explique que même lorsqu’on parle réforme - quelle réforme peut-il y avoir dans la loi du plus fort -, l’indigène ne bénéficie d’aucun avantage.
Le premier à avoir pensé à l’intégration de quelques Algériens était Clémenceau, qui, une fois arrivé à la présidence du conseil, avait essayé d’apporter d’infimes changements aux codes antérieurs régissant les indigènes. Ainsi, les Algériens pouvaient devenir citoyens français dans les dispositions définies par l’administration coloniale et qui étaient:
1) être âgé d’au moins 25 ans,
2) être monogame ou célibataire,
3) avoir servi dans les armées de terre ou de mer et produire un certificat de bonne conduite,
4) être propriétaire d’un bien rural ou d’un immeuble urbain,
5) être titulaire d’une décoration française ou d’une distinction honorifique accordée par le gouvernement français.
Il est mentionné en bas du document que les mesures disciplinaires prises en vertu du code de l’indigénat permettent d’exclure du corps électoral tous ceux qui auront enfreint les réglementations administratives ou qui auront déplu à l’administrateur.
Ces mesures ne tendaient pas assurément à faire de l’Algérien un citoyen français jouissant de tous les droits octroyés par la constitution française. Pourquoi, dans ce cas, vouloir faire de l’Algérie une terre française si les propriétaires légitimes des terres ancestrales ne l’étaient pas ?
L’idéologie coloniale a toujours fonctionné sur une base militaro-économique, sur le mensonge, la violence et le sentiment de la supériorité d’une culture, d’un pays plus fort sur d’autres, sur la prétention d’aligner le reste du monde sur ces propres valeurs, écrivait Guy Richard à propos de la colonisation.
Quant aux colons, leurs mots quand il s’agissait de parler du statut de l’indigène étaient nets et précis. Bien que des députés de l’extrême gauche, en 1887, aient déposé une motion accordant la naturalisation systématique de tous les Algériens auxquels on laisserait leur statut personnel, la presse algérienne, qui était entre les mains des colons, avait fini par avouer ses raisons: « Nous autres algériens, nous ne pouvons pas admettre que les indigènes soient des français comme nous ».
Le colonialisme avait montré un visage monstrueux en procédant de diverses manières pour faire de l’indigène un éternel indigent. En effet, deux mondes ambivalents avaient existé pendant toute la période d’occupation: celui des Français était, bien entendu, moderne et développé et l’autre était traditionnel. En plus des moyens matériels offerts aux colons arrivés en Algérie, ils possédaient environs deux millions d’hectares des meilleures terres. La moyenne par propriétaire était estimée à environ 120 hectares. Quant aux aborigènes, la moyenne n’avait jamais dépassé les 10 hectares par propriétaire.
Toutefois, malgré l’écart de richesse qui séparait les deux mondes, par ailleurs vivant sur le même sol, les Algériens contribuaient à alimenter l’essentiel des budgets. En 1914, plus de 60% des impôts directs avaient été versés par les Algériens.
La question qui taraude l’esprit est indubitablement de savoir comment, en un temps relativement court, les Français avaient-ils pu posséder autant de terre ? Le plus illustre ministre qu’ait connu la France, M. Jules Ferry, avait reconnu devant le Sénat le 6 mars 1891: « Après la chute de l’Empire, depuis 1871 et jusqu’en 1883, c’est assurément dans le sens de la colonisation française qu’on a administré et gouverné l’Algérie. C’était essentiellement la colonisation par la dépossession de l’Arabe ».
Concernant la répartition des aides aux agriculteurs, la raison qui devrait prévaloir dans un pays d’égalité et de fraternité, c’est que lorsqu’on contribue aux mêmes efforts inhérents à l’augmentation de la richesse du pays, l’Etat devrait aider, en cas de calamités naturelles, les nécessiteux en toute impartialité. Pendant la colonisation, bien que l’effort ait été le même, l’indigène ne devait compter que sur lui-même.
L’affirmation était du gouverneur de l’Algérie en 1931 qui attestait que « le maximum de crédits prévus pour aider les indigènes se trouvant dans le besoin se monte à 82.000 F, alors que la seule commune mixte du département de Constantine nécessite à elle seule plus de 120.000 F ». Cette situation précaire avait conduit à un phénomène assez général: ventes judiciaires, licitations et saisies de propriétés algériennes. Le bilan, entre 1885 et 1889, fut très lourd de conséquences pour les autochtones: 5.435 ventes judiciaires, 1.715 licitations et 3.330 saisies.
La prise de conscience, s’il y en avait eu, n’est venue que tardivement. Le gouverneur Tirman, qui avait conduit cette politique, avait dû reconnaître plus tard que cette législation avait servi à dépouiller les Algériens en affirmant: « Je puis dire que dans les territoires où elle avait (la législation) reçu son exécution, on trouve aujourd’hui peu d’indigènes ayant conservé leurs propriétés et beaucoup qui sont devenus «khemmès», les ouvriers de terres dont ils étaient autrefois propriétaires ».
Si l’on croit le discours des politiques français à cette époque, celui-ci devait être basé sur une mission qui aurait consisté à juguler le phénomène de l’ignorance et de la barbarie des pays à occuper (faut-il par ailleurs se demander si le conquérant n’était pas plus barbare que le conquis). Mais une fois la conquête réalisée, y avait-il la mise en oeuvre de la promesse donnée ?
D’abord, la présence française a débuté par une invasion armée. Du coup, les indigènes n’étaient confrontés qu’à la seule force des armes: par conséquent, ils ne pouvaient goûter à la supériorité de la civilisation occidentale. La politique pratiquée par l’armée était aux antipodes de ce que devait être la civilisation. Pour preuve, une lettre du général Montagnac en 1843, qui a été interceptée, donnait des ordres clairs à l’un de ses amis sur la conduite à tenir: « Voilà, mon brave ami, comme il faut faire la guerre aux Arabes: tuer tous les hommes jusqu’à l’age de 15 ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens ».
Bien qu’il n’y ait aucun baromètre qui permette de mesurer l’ignorance des uns et des autres, François Guillaume a pu affirmer qu’à l’époque de la conquête, il n’y avait pas une grande distance au point de vue de la civilisation entre les ouvriers et les paysans français - qui ont formé la quasi-totalité des colons officiels - et les paysans algériens. En dépit de la position prépondérante qu’occupe la France en Europe par l’éclat des sciences, des lettres, cette magnifique culture ne touchait pas toutes les classes de la société. On peut même dire, ajoute l’historien, que le paysan français était plus ignorant que l’algérien: il existait 54% de citoyens illettrés en France au début du XIX siècle. Michel Winock, quant à lui, constate que plus de 100 ans après l’arrivée des Français, sur 1.250.000 enfants de six à quatorze ans, moins de 100.000 sont scolarisés. L’illettrisme atteint le seuil le plus bas chez les adultes: 94% de la population masculine algérienne est illettrée en français, 98% chez les femmes.
Ces chiffres n’étaient pas les mêmes chez les colons qui scolarisaient quasiment tous leurs enfants. D’ailleurs, les statistiques de 1914 corroborent la thèse de moins d’illettrés chez les colons. Il y avait à l’école secondaire à ce moment un élève sur 1.460 Français, qui était une moyenne nationale, hormis les Algériens. Pour le même cycle, on trouve un élève pour 20.161 chez les Algériens. Quant à l’école supérieure, le rapport était le même pour les Français d’Algérie, mais il atteint un rapport de un étudiant pour 322.580 pour les indigènes.
Il va de soi qu’à l’examen de ces éléments, le 1er Novembre ne constitue pas un fait de hasard. Après des attentes, des mini-insurrections, le mouvement national, dans la douleur après la scission du MTLD, a pu tirer les conclusions qui s’imposaient. Ayant été privée de ses terres, de sa culture, du droit à l’instruction, la population autochtone n’avait d’autre choix pour exprimer son ras-le-bol que par l’action armée, comme l’illustre le proverbe « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Le bilan de la colonisation, à l’exception des deux guerres mondiales, aura été l’entreprise humaine qui a produit le plus de victimes dans le monde.Â
Ouvrages consultés
1) Charles-Robert Agéron: L’histoire de l’Algérie contemporaine
2) André Nouschi: L’Algérie amère
3) François Guillaume: Les mythes fondateurs de l’Algérie française
4) Guy Richa
Posté Le : 01/11/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Aït Benali Boubekeur
Source : www.quotidien-oran.com