Algérie

«Ce n'est pas l'heure de prendre des décisions abruptes, même pas dans la lutte antiterroriste»



«Ce n'est pas l'heure de prendre des décisions abruptes, même pas dans la lutte antiterroriste»
- La Conférence internationale sur le partenariat, la sécurité et le développement entre les pays du Sahel s'est tenue à  Alger les 7 et 8 septembre derniers sans la Libye, et ce, bien que l'on ait reconnu les lourdes retombées sur la sous-région que risque d'avoir la crise libyenne. Quelle lecture donnez-vous à  la démarche algérienne ' A quoi répond-elle au juste '
Les problèmes évoqués ne peuvent àªtre traités sans un regard sur les reclassements des forces politiques locales et extérieures qui s'opèrent depuis une année en Afrique du Nord. Les classes Etats domestiqués qui ont abandonné leurs desseins de développement en profondeur se sont coupés d'éventuelles bases politiques dans leur masse populaire. Elles se sont isolées au moins depuis une décennie. Elles gouvernent par les services secrets et le découragement généralisé. Après avoir échoué dans le dessein de développement autocentré, faute d'en créer les conditions fondamentales, c'est-à-dire l'intégration économique arabe et la restructuration sociale interne afin de lancer la consommation des masses populaires, elles se sont réfugiées dans une libéralisation limitée. Celle-ci n'a pas permis le développement par le biais de l'exportation de produits manufacturés à  cause de la présence de la rente et des taux de change très élevés qui en résultaient. Elles se sont alors réfugiées dans des alliances, marquées par l'absence de cordialité avec les Occidentaux, seuls restés capables de projeter à  l'extérieur leur puissance militaire depuis 1989, et apeurés comme elles-mêmes par la vague islamiste depuis la révolution iranienne. Dans ce modus vivendi avec les Occidentaux, on trouve des classes Etats indépendamment de leur orientation idéologique, des héritiers pro-Occidentaux de Sadate au leadership algérien en passant par El Gueddafi. Seuls les trublions, tels que Saddam Hussein, qui exigeaient un prix trop élevé des Occidentaux, étaient rejetés. Concernant l'exclusion de la Libye de cet exceptionnel rendez-vous d'Alger, il s'agit pour le leadership algérien de se maintenir dans une position favorable dans la course des pouvoirs locaux pour une place respectée en se maintenant comme leader régional. L'exclusion de la Libye correspond au souhait de ne pas donner trop de poids à  un leader rival qui, de surcroît, peut àªtre accusé dans l'avenir d'avoir été fabriqué par les néo-impérialistes occidentaux.
- Doit-on s'attendre à  une nouvelle stratégie de lutte contre le terrorisme et le crime organisé à  ce que des décisions majeures soient prises au terme de cette conférence dans la perspective de faire face aux menaces sécuritaires induites par le conflit libyen '
Ce n'est pas l'heure de prendre des décisions abruptes, même pas dans la lutte antiterroriste. Continuer les politiques connues est la meilleure garantie pour éviter qu'un rival puisse apparaître comme allié préférable pour les Occidentaux. Seulement, si un tel rival émergeait avec une nouvelle stratégie antiterroriste, les autres se retrouveraient en face de l'alternative ou bien de décourager le projet ou de sauter dans le train. Je ne vois pas une telle initiative.
- Certains de vos travaux de recherche ont traité des questions migratoires dans l'espace euro-méditerranéen. Vous avez également eu à  vous occuper de programmes de développement du Grand Maghreb et de l'Afrique sahélienne. A ce titre, pouvez-vous nous définir le type de contribution que pourraient apporter aux pays du Sahel les partenaires extrarégionaux pour faire face au retour massif des personnes de Libye '   
Il est évident que les Occidentaux vont contribuer au retour des réfugiés, mais surtout quand ce retour s'avérera difficile. Ce qui sera fait localement sera bienvenu, mais pas récompensé. Tous les pouvoirs locaux vont alors se montrer comme étant surchargés. Les Occidentaux ne vont pas prendre des initiatives majeures pour procurer aux réfugiés et déracinés de nouvelles possibilités d'emploi, au-delà des initiatives de certaines ONG.
Ce n'est qu'à partir de décembre 2001 que l'Algérie a établi des rapports positifs avec l'OTAN et intégré le Dialogue Otan-Méditerranée.   - Pensez-vous que ces rapports peuvent àªtre affectés du fait du refus de l'Algérie de reconnaître les autorités de transition libyennes et de l'accueil, sur son territoire, des proches d'El Gueddafi '
Le refus de l'Algérie de reconnaître le CNT est certes une bévue due à  l'attente d'un règlement de compromis entre le CNT et le clan El Gueddafi, considérés non pas à  tort comme issus de la même foulée socioéconomique la classe Etat. Cette attente n'était pas si fausse si l'on voit que les démocratisations en Afrique subsaharienne étaient l'œuvre de membres des classes Etats parce que souvent ils ne sont pas suffisamment «considérés» dans les luttes intérieures de leurs classes Etats.
L'Algérie se trouve ici en bonne compagnie avec l'Allemagne et aussi les Etats-Unis dont les derniers disposaient certes de sources de renseignements fiables. On peut s'attendre à  apprendre ultérieurement que certains leaders occidentaux, d'ailleurs aux relations privilégiées avec le fou de Tripoli, ont été heureux d'utiliser le conflit pour redorer leur blason, probablement aussi pour peser plus dans la crise de l'euro.
Néanmoins, cette bévue ne pèsera pas d'un poids lourd pour l'Algérie. Il est sûrement possible de transformer la Libye du «CNT» en allié proche de l'Occident du type émirat du Golfe. Je vois pourtant mal le poids d'une telle Libye en Afrique du Nord, notamment si les forces révolutionnaires non islamistes en Tunisie et en Egypte perdent en soutien à  cause du manque de réussite dans le développement, dans l'intérêt des masses, donc de l'expansion de l'emploi rémunérateur trop faible. Cette perte de soutien me paraît inévitable.      
- Trouvez-vous que la fermeture par l'Algérie de ses frontières de l'extrême Sud avec la Libye soit une décision opportune et justifiée. Quelles sont, d'après vous, les véritables raisons l'ayant motivée '  
La fermeture des frontières avec la Libye répond au souci de minimiser la participation aux coûts humanitaires, mais permet aussi de limiter le danger de contagion. Plus fondamentalement, cette décision correspond à  la volonté de ne pas changer de cap une fois que l'on a pris la décision de garder la distance par rapport à  la révolution en Libye.
- La Libye est à  reconstruire. Son  pétrole a déjà levé un coin du voile sur la bataille larvée que se livreront surtout la France, la Grande-Bretagne et l'Italie, ce dernier étant le partenaire commercial traditionnel de la Libye.  Pouvez-vous nous en dire davantage '
Je ne vois pas de changements majeurs, au-delà de certaines luttes entre groupes oligopolitiques en Occident qui ne sont pas importantes pour les perspectives à  plus longue échéance. L'Occident n'aspire pas à  des prix pétroliers bas qui pourraient bloquer les stratégies de réorientation de l'approvisionnement énergétique vers des sources renouvelables et moins polluantes. Depuis au moins 1969, il est clair que pour les Etats-Unis, les Occidentaux sont incapables des prix élevés du pétrole (dans le temps afin de disposer de pétrole politiquement sûr) qu'à condition de céder la rente aux pays producteurs. Le problème essentiel consiste à  trouver des produits que l'on puisse vendre aux pays rentiers. En principe, il n'y a pas de différence pour les Occidentaux s'ils vendent des produits qui servent à  un processus de surmonter le sous-développement comme ils le font en Chine. Les préférences et préjugés idéologiques de ceux qui font les décisions en Occident font pourtant que de telles stratégies leur font peur. Votre question semble indiquer qu'il y a eu un complot économique que je trouve peu probable. On trouvera toujours quelqu'un qui, avant ou seulement après, tire bénéfice d'un événement. Ceci n'implique pas qu'il l'ait déclenché, même s'il s'est rendu auprès de celui qui a pris la décision. Ce que l'on trouve pourtant c'est :
- Il y a une opposition, certes hétérogène, qui veut la démocratisation.
- Les classes Etats ont perdu leur légitimité et sont plutôt isolées.
- Il y a des gouvernements occidentaux qui peuvent bénéficier de leur marge de manœuvre et gagner en prestige, en défenseurs de valeurs démocratiques en y associant des ONG qui en tirent leur justification d'existence.
- Il n'y a pas de forces capables de développer un projet de développement alternatif qui pourrait constituer la base d'une alliance politique majoritaire, de sorte que les forces d'opposition s'éparpillent et donnent la chance aux classes Etats en place ou à  des classes Etats qui se reconstitueraient à  stabiliser les structures en place, rentières et autoritaires. En l'absence de chances économiques à  donner aux peuples, il n'y aura jamais de révolution durable.  
- Le Grand Maghreb connaît depuis 2006 une course aux armements sans précédent ainsi que des attaques d'AQMI. Et au moment où  partout dans le monde on privilégie l'édification de grands ensembles régionaux, le projet magrébin demeure bloqué depuis décembre 1995. Le conflit du Sahara occidental et les bouleversements politiques qui ont changé la scène et les acteurs en Libye et en Tunisie ne risquent-ils pas de le freiner davantage '
Le projet du Maghreb piétine non pas à  cause des problèmes que votre question évoque, mais à  cause de la logique rentière que tous les acteurs concernés maintiennent. Ici, la croissance est le résultat de l'affectation de finances d'origine rentière à  l'investissement. Il faut donc réserver un maximum de rente à  son pré-carré, si petit soit-il. Une logique d'intégration miserait sur la mobilisation du travail local par l'expansion du marché de masse et la hausse de la productivité et de l'intensification du tissu industriel par des économies d'échelle. Une telle stratégie risque de rendre les rentiers superflus et ira bien avec une politique qui les exposera à  la compétition internationale aussi.

 


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)