PUBLIÉ LE 27-12-2022 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Anissa Boumediene
Le 27 décembre 1978, le président de la République algérienne Houari Boumediene s’éteignait à l’hôpital Mustapha après quarante jours de coma. Le diagnostic des médecins qui le soignaient était celui de la maladie de Waldenström qui avait déjà frappé le président de la République française Georges Pompidou et le dernier shah d’Iran Reza Pahlavi.
L’annonce de cette maladie avait surpris le peuple algérien et des citoyens envoyaient des lettres touchantes au directeur de l’hôpital proposant d’offrir soit un rein, soit du sang.
L’annonce de sa mort causa un véritable choc. Durant les trois jours où le catafalque fut exposé au palais du Peuple, un nombre incalculable d’hommes et de femmes affluait dans les jardins en criant de toutes leurs forces : «Boumediene mazal hay» (Boumediene est toujours vivant). Les gardes, affolés à la vue de cette marée humaine, n’hésitaient pas à déverser sur eux des trombes d’eau de crainte d’être débordés, mais ces citoyens et citoyennes, ruisselant d’eau, avançaient toujours, défonçant les barrages.
Le soir, les grilles du palais fermées et le calme revenu, on pouvait voir dans les allées nombre de chaussures et de sandales, humbles témoignages du chagrin qui étreignait ceux qui les avaient abandonnées.
Le jour de l’enterrement, ce chagrin fut encore plus violent. Ces manifestations spontanées, incontrôlables, crevaient les écrans de télévision. Tout se passait comme si, au-delà de la mort, Boumediene offrait, une fois de plus, la preuve de sa popularité à ceux qui avaient faussement prétendu le contraire et avaient opéré toute une série de manœuvres pour empêcher les habitants de l’intérieur d’accompagner leur Président à sa dernière demeure ; agissement que n’avaient pas manqué de remarquer certains médias étrangers.
Ce jour-là, combien de manifestants criaient «Al-Djazaïr asbahat yatima, wa nahnou yatama» (l’Algérie est devenue orpheline, nous sommes des orphelins). Le peuple algérien pressentait obscurément que la voie choisie par l’Algérie de Boumediene serait abandonnée au profit d’une autre bien aléatoire, débouchant sur l’inconnu où l’on naviguerait à vue.
Il n’est pas donné à n’importe qui d’être un bon chef d’état à l’écoute de son peuple, et ceux qui s’y essayent et réussissent ne sont pas nombreux. C’est le métier le plus difficile au monde et pour lequel il n’existe pas de formation. Nous parlons évidemment de ceux pour qui le pouvoir doit servir à grandir la renommée de leur pays, et non de ceux qui sont uniquement intéressés par les attraits matériels du pouvoir. Il y a également ceux qui sont naturellement doués appliquant l’adage «gouverner, c’est prévoir» et qui sont dotés à la fois d’un solide pragmatisme et d’un courage politique hors du commun.
- Exemples de pragmatisme : - De Gaulle se réconciliant avec Adenauer en dépit des graves méfaits de l’Allemagne nazie ;
- Boumediene recevant à Alger, en avril 1975, le président de la République française Giscard d’Estaing, avec ces paroles : «Nous n’oublions rien, mais regardons vers l’avenir.»
- Exemples de courage politique hors du commun :
De Gaulle tenant tête à l’OTAN et aux Américains ou encore Boumediène décidant la nationalisation des hydrocarbures et réussissant là où l’échec de l’Iranien Moussadegh en 1951-1952 avait paralysé les pays du Golfe producteurs d’hydrocarbures. La réussite de Boumediene dans ce domaine le 24 février 1971 avait ouvert les vannes du succès à d’autres pays, tels la Libye de Kadhafi (décembre 1971) et l’Irak de Saddam Hussein (juin 1972), avant que les pays du Golfe s’engagent dans cette même voie en 1975, tout en remplaçant le vocable de nationalisation par celui de participation.
L’Algérie indépendante depuis moins d’une dizaine d’années était parvenue à bouleverser le règlement qui régissait le domaine pétrolier depuis sa création, alors qu’elle n’avait pas hérité de la France de cadres spécialistes en hydrocarbures. Ceux-ci s’étaient formés tout seuls avec une détermination et une volonté inébranlables.
Quant au Président algérien, il avait soigneusement étudié les causes de l’échec iranien et veillé à ne pas les renouveler.
Encore fallait-il que l’argent procuré par la nationalisation de ces hydrocarbures serve les intérêts des citoyens, en créant des usines qui leur fournissent des emplois, en implantant des écoles et des universités, en leur permettant de se soigner gratuitement, en fournissant des médicaments aux plus démunis, en instaurant partout des campagnes de vaccination contre la variole, la tuberculose, la poliomyélite : tel était le programme réalisé à l’époque du président Boumediene.
Mais hélas, après sa mort, les revenus importants procurés par le second choc pétrolier de 1979 servirent à importer uniquement tout le rebut des pays développés sous le slogan ridicule de «Programme anti-pénurie», ou encore celui «Pour une vie meilleure».
S’agissait-il vraiment d’une «vie meilleure» quand en 1988, des centaines de travailleurs manifestaient, car ils avaient perdu leur emploi, qu’ils voyaient l’Algérie crouler sous les dettes avec un dinar démonétisé quand il valait en 1978 un franc français et vingt centimes, que les livres devenaient inaccessibles aux étudiants, quand Boumediene très féru de lecture avait désiré les mettre à leur portée ?
N’était-ce pas l’Unesco qui avait offert des médailles à l’Algérie, en 1976, pour avoir été un des rares pays à consacrer à l’éducation une part importante du budget de fonctionnement ? Était-ce vraiment une vie meilleure de voir, en 1988, l’armée tirer sur ces travailleurs qui manifestaient, alors qu’à l’époque de Boumediene, elle en était très proche, construisant les beaux petits villages de la Révolution agraire, plantant le barrage vert, traçant les routes dont celle de l’Unité africaine. Pour Boumediene, cette armée composée de fils du peuple devait avant tout être au service du peuple.
Boumediene entendait instaurer l’équilibre régional aussi dès le début de ses activités présidentielles, il s’était préoccupé du sort des régions les plus déshéritées. Ainsi les deux seules industries dont bénéficia la Grande Kabylie furent-elles implantées à son époque. Lorsqu’on étudie le rythme de ses nombreux déplacements à l’intérieur du pays, on peut constater qu’ils obéissaient à une logique rigoureuse.
Ainsi, la visite du Constantinois faisait pendant à celle de l’Oranie et il en était de même pour les voyages au nord et au sud du pays. Au début des années 2000, le défunt Akhamouk déclara, devant moi, à la télévision : «Boumediene est le seul Président qui ait pensé à nous, les gens du Sud.» Inutile de préciser que la télévision s’abstint de transmettre pareille déclaration.
Tout jeune chef d’état-major général désigné par le CNRA, organisme suprême de la révolution, Boumediene, doté d’une grande maturité pour son jeune âge, avait conçu un programme économique pour sortir l’Algérie du sous-développement (nationalisation des hydrocarbures, des banques et des assurances), qu’il avait brièvement exposé dans des directives à l’armée, et ce, bien avant les accords d’Évian et le programme de Tripoli. Il ne faut pas oublier que d’après les rapports du Gouvernement général de 1954, «le peuple algérien était analphabète à 91%».
La sociologue Germaine Tillion, revenue en Algérie en 1955, écrivait : «J’ai retrouvé le peuple algérien dans un état de clochardisation avancé.»
Le pragmatisme du général de Gaulle lui avait fait réaliser que l’Algérie, tôt ou tard, ne cesserait de réclamer son indépendance. Aussi au début de son retour au pouvoir, a-t-il tout fait pour garder l’Algérie, envoyant le plus grand nombre de soldats (550 000) faisant le plan de Constantine destiné à la mise en valeur des ressources de l’Algérie. Mais tout ceci venait beaucoup trop tard. D’ailleurs, le général Duval ne lui avait-il pas écrit, en 1945, après les événements de Sétif, Guelma et Kherrata : «Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais ne nous leurrons pas, il faut des réformes profondes en Algérie.»
La guerre d’Algérie coûtant fort cher à la métropole, l’obligeant à emprunter au FMI, le général de Gaulle a préféré doter la France de l’arme atomique afin de restaurer sa puissance au lieu de la gâcher pour une cause perdue d’avance.
Des historiens s’intéressant à l’histoire de l’Algérie oublient systématiquement de signaler le voyage de De Gaulle au Sahara en mars 1957, alors qu’il n’était pas encore au pouvoir. Il avait été accueilli par le général Salan et le ministre résident Robert Lacoste.
La presse algérienne de l’époque a rapporté son discours où il félicitait les pétroliers «d’avoir découvert un nouvel eldorado». Hassi Messaoud pour le pétrole et Hassi R’mel pour le gaz avaient été découverts respectivement en juin et septembre 1956. Que, lors des discussions relatives aux accords d’Évian, les Français défendent farouchement leurs intérêts, c’était parfaitement normal.
Quant aux négociateurs algériens obnubilés par le seul mot d’indépendance, c’était une autre histoire, car comme l’avait maintes fois répété le jeune colonel Boumediene : «Une indépendance non assortie d’intérêts économiques est un mot vide de sens.» Résultat palpable : l’Algérie se retrouvait en 1962 fortement endettée vis-à-vis de la France, ne disposant ni de ses devises ni de son gaz. Il faudra attendre les accords de juillet 1965 pour récupérer ce dernier.
Boumediene a toujours détesté le désordre et l’improvisation, c’était viscéralement un homme d’ordre, étudiant à l’avance les conséquences d’une prise de décision. Tout le contraire d’un Ben Bella très brouillon et impulsif, nationalisant les salons de coiffure et les hammams, s’arrogeant les postes ministériels des Finances, de l’Information et de l’Intérieur. Faisant régulièrement le contraire de ce qu’il affirmait et de ce qu’il avait promis.
Boumediene recherchait avant tout la stabilité de l’Algérie. Dès 1969, Alger se distinguait par un grand festival panafricain. Les orchestres jouaient dans les rues et saluaient la venue de Miriam Makeba et Nina Simone. Boumediene s’est battu pour faire de l’Algérie un état respecté et un pays non aligné, un état qui se distinguait d’abord par sa stabilité et sa tolérance et où les femmes étaient respectées et encouragées à s’instruire, à fréquenter les universités, à apprendre à piloter un avion de chasse ou à pratiquer le parachutisme.
Il parlait avec les grands d’égal à égal, que ce soit avec Nixon ou Brejnev. Ce dernier ne voulant plus vendre d’armes à l’Égypte de Sadate qui avait chassé les experts soviétiques, Boumediene ne lui ménagea pas ses reproches, ce qui ébranla le Soviétique et le fit fléchir. En septembre 1973, Alger accueillait la Conférence des pays non-alignés où plus de 70 chefs d’état et de gouvernement étaient reçus suivant une organisation parfaite, comme pouvaient le constater les 5 000 journalistes qui couvraient le sommet. En avril 1974, c’était le discours de Boumediene en tant que président du Mouvement des non-alignés.
Boumediene s’occupait personnellement de la diplomatie. Ainsi passa-t-il toute une nuit à réconcilier le shah d’Iran avec le représentant de l’Irak, Saddam Hussein.
Cette réconciliation eut pour cadre le Sommet de l’Opep en présence de Fayçal, qui fut assassiné quinze jours après par son neveu. Le rêve du Président algérien était de réaliser l’union des trois plus grands producteurs de pétrole. Il fut et il est jusqu’à présent le seul Président du continent arabo-africain à avoir reçu la médaille de la paix de la part des Nations unies.
Boumediene était farouchement contre la guerre. Lorsqu’un différend pointait entre deux États, il se déplaçait immédiatement pour calmer la colère des futurs belligérants et sa voix était écoutée et respectée. Il considérait que l’argent devait être utilisé pour le développement et non pour des causes stériles.
Sur le plan personnel, il était très humain, sensible surtout aux souffrances des plus démunis. Il ne se passait pas un jour où il ne s’informait pas des prix des légumes et de la viande afin qu’ils demeurent à la portée des citoyens. C’était aussi un homme plein d’humour et fort cultivé, mais il n’en faisait pas un étalage arrogant comme certains. C’était au cours de conversations qu’on découvrait la profondeur de sa culture et son penchant pour la poésie tant arabe que française. D’une grande simplicité, il savait écouter et mettre à l’aise son visiteur. C’était un homme croyant, mais tolérant contrairement à l’image d’un fanatique, répandue par certains journaux étrangers au début de l’indépendance. C’était un bourreau du travail connaissant à fond les dossiers, car, disait-il, «il ne faut pas que mes ministres viennent me raconter des histoires». Il pensait prendre sa retraite à cinquante ans, car il n’avait jamais pris de vacances. Il fallait que l’état algérien soit solidement installé.
Un journaliste d’origine pied-noir, Daniel Junque, venu à Alger pendant le coma de Boumediene qu’il n’avait jamais rencontré, rédigea peu après sa mort pour Le Monde un article sur trois numéros intitulé «L’Algérie au milieu du gué» où il écrivait : «L’Algérie a quitté la rive du sous-développement, elle se trouve au milieu du gué, il lui faut aller vite et ne pas perdre de temps si elle veut rejoindre la rive des nations riches et prospères.»
Comprenne qui pourra.
A. B.
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Posté Le : 28/12/2022
Posté par : rachids