Algérie

«Ce fleuve qui a mangé les hommes»



«Ce fleuve qui a mangé les hommes»
Hadda Khalfi, tête posée sur la vitre d’une voiture, regarde la Seine plongée dans l’obscurité et se dit : « Ce fleuve qui a mangé les hommes.» Malika, Mohamed et ses autres enfants ne se rappellent plus de leur père. «J’aurai aimé apprendre plonger pour chercher tes os pour les enterrer. Cela fait cinquante ans que je te cherche», ajoute-t-elle. L’époux de Hadda est mort noyé un certain 17 octobre 1961, laissant sa femme, 25 ans, avec quatre enfants en bas âge. Le documentaire de Yasmina Adi, Ici, on noie les Algériens, présenté en avant-première dimanche soir à la salle El Mouggar à Alger, remonte l’histoire des «ratonnades» du sinistre Maurice Papon, préfet de police de Paris, et des hommes, endoctrinés pour haïr «le musulman d’Algérie». Les policiers, débordés par les manifestations pacifiques des Algériens de France sortis à l’appel du FLN pour dénoncer le couvre-feu ethnique qui leur avait été imposé, avaient pratiqué la répression à grande échelle. Ils avaient tiré sur la foule, jeté des hommes mains ligotées dans la Seine et fait disparaître des dizaines de manifestants. Des crimes impunis à ce jour. Yasmina Adi a fait parler Hadda Khalfi et d’autres témoins de l’époque, algériens et français. «Yasmina et son équipe ont ouvert une page d’histoire écrite par les témoins, écrite par le sang et par la douleur. Certains auraient voulu que cela reste dans l’obscurité», a déclaré Ahmed Bedjaoui, critique de cinéma, avant la projection du documentaire, marquée par la brillante absence des représentants «officiels» de «la famille révolutionnaire». Sans aucun commentaire et durant 90 minutes, Yasmina Adi, qui a passé plus d’une année à faire des recherches dans les archives sonores, filmées et documentées, a tenté de reprendre le fil des événements. La préparation et le déroulement de la manifestation du 17 octobre 1961 (ce qu’on appelle aujourd’hui en Algérie timidement «la journée de l’émigration») a eu peu de place. La réalisatrice s’est plutôt intéressée aux terribles conséquences de l’action de protestation des Algériens. Des extraits des communications téléphoniques des renseignements généraux de la police permettent de restituer l’accélération des événements. Les sonores des radios (médias plus présents à l’époque que la télévision) servent d’appoint important dans le film. Ils donnent une idée assez précise sur les mensonges, les manipulations, la dénaturation des faits… «Bilan des incidents d’hier soir, deux tués», annonce une radio, le 18 octobre 1961. Il faut multiplier par cent ce chiffre pour avoir le nombre plus au moins exact des victimes algériennes. « Nous ne sommes pas sortis pour frapper les gens. Nous sommes descendus dans la rue pour réclamer notre droit. Il nous était interdit de sortir le soir, pas moyen d’aller travailler ou d’évacuer un malade », raconte Ghannoudja Chabane, elle-même arrêtée après la manifestation des femmes et des enfants du vendredi 20 octobre 1961. «J’ai vu trois personnes, des Algériens, jeter l’un par le parapet du pont, et les deux autres plus loin sur le quai de la Seine», se rappelle un témoin français. «Les Français ont fermé leurs volets alors que des frères mourraient sur la chaussée», appuie Ghannoudja Chabane. La répression qui avait suivi la manifestation du 17 octobre était terrible : rafles dans les métros (station Concorde surtout), arrestations massives, disparitions forcées, expulsion vers l’Algérie (décidée en Conseil des ministres par le général de Gaulle). Bilan officiel : 11 538 musulmans ont été arrêtés. « Devant les journalistes, n’employez pas les termes ‘‘appréhender’’ ou ‘‘arrêter ‘‘, dites conduits dans les centres et foyers sociaux», ordonne une voix aux hommes armés de Papon. Une autre précise : «Ne laissez pas les journalistes vous prendre en photo, des photos peuvent vous nuire ! » Les Algériens devaient être transportés par bus entiers (qui portaient la mention «service spécial»), puis entassés dans le Palais des sports et d’autres lieux autour de Paris. «Ils nous ont entassés comme des sardines et choisissaient ceux qu’ils allaient frapper. On ne savait pas ce qu’on allait devenir, si on allait rentrer chez nous ou pas», se rappelle Amar Nanouche. Grâce, ou en raison, d’un concert de Ray Charles, le Palais des sports a été évacué ! Un infirmier se souvient comment le personnel d’un hôpital psychiatrique s’est solidarisé pour empêcher que la police fasse accéder une cinquantaine de femmes algériennes à ce centre. Yasmina Adi n’a pas omis de montrer les protestations publiques des syndicats et des partis de gauche, comme le Parti socialiste unifié (PSU), contre la répression et le racisme. A l’époque, le philosophe Jean-Paul Sartre était descendu dans la rue, avec des centaines de Français, dénoncer l’interdiction de manifester dans les rues de Paris. Des chauffeurs de la RATP devaient montrer aussi leur désapprobation. «On a nous avait dit de parler de transbordement de voyageurs d’un train pour expliquer l’utilisation des bus», confie l’un d’eux. L’omerta, donc. A la fin du documentaire, le refus du Sénat français d’ouvrir une enquête sur les massacres de Paris est souligné. Devant le Parlement, Roger Frey, ministre de l’Intérieur, disait : «Le devoir du ministère de l’Intérieur est d’assurer l’ordre public. Il a le devoir de ne pas exposer inutilement les policiers qui luttent depuis des années contre le terrorisme. Ils luttent à visage découvert devant les coups meurtriers et anonymes des agents du FLN (…) Il fallait d’abord penser aux vies, c’est que j’ai fait.» Roger Frey (qui avait assumé la répression sanglante de la manifestation du métro de Charonne en février 1962) n’a jamais été inquiété. Le documentaire Ici, on noie les Algériens évacue quelque peu le rôle central du préfet de police Maurice Papon. Aucun historien n’intervient pour restituer dans leur contexte certains faits. C’est peut-être un choix de la documentariste, mais cela aurait pu aider le spectateur à mieux comprendre le déroulement des événements. Film entièrement français, Ici, on noie les Algériens est produit par Agat Film en collaboration avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA). En 2008, Yasmina Adi a réalisé, L’autre 8 Mai 1945, aux origines de la guerre d’Algérie. Un documentaire sur les massacres commis à cette date en Algérie au moment où l’Europe fêtait la fin du régime nazi et de la guerre.
 


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