Algérie

Carthage chrétienne



Carthage chrétienne
Ancien professeur à l’Institut « Augustinianum », université du Latran, Rome
Il était de la vocation de Carthage, grand port cosmopolite, d'accueillir, outre les marchandises du bassin méditerranéen, les idées nouvelles venues de Rome, d'Asie Mineure, d'Égypte et de Syrie. C'est ainsi qu'à la fin du Ier siècle, colons, commerçants et soldats comptent parmi les agents de propagation du christianisme.
Aux origines de l'Église d'Afrique


Seconde ville d'Occident après Rome, Carthage comptait au IVe siècle une population dépassant cent mille habitants – et atteignant peut-être même, avec ses importants faubourgs, près de trois cent mille. Pour sa part, le géographe grec Strabon (58 av. J.-C. – 20/25 ap. J.-C.), qui écrivait un siècle et demi environ après la troisième guerre punique (149-146 av. J.-C.), parlait même de sept cent mille habitants, estimation insoutenable, vu les limites de son extension, pour la seule capitale punique. Grand port cosmopolite, où se rencontraient des religions venues d'Afrique, d'Égypte, de Grèce et d'Orient, la cité était en relation directe avec Rome, certes, mais aussi avec tous les centres économiques d'Orient. C'est vers Rome, c'est-à-dire d'abord vers Pouzzoles, que convergeaient les principales voies maritimes et la route africaine était la plus importante des voies maritimes de Méditerranée occidentale. Elle partait de Carthage et, pendant la belle saison, après l'équinoxe du printemps jusqu'à celui d'automne, reliait la capitale de la Proconsulaire à la côte orientale de la Sardaigne, avant de cingler vers les ports italiens.


Mais Carthage était également reliée à Éphèse, en Asie Mineure, et aux grandes cités d'Alexandrie en Égypte et d'Antioche en Syrie, qui comptaient parmi les plus peuplées de l'Empire et qui, par leur dynamisme et leurs entreprises, drainaient largement vers elles le commerce méditerranéen. Or Alexandrie et Antioche étaient aussi les deux principaux centres d'évangélisation. C'est sans doute principalement par l'antique fondation punique, que le christianisme aborda sur ces côtes.


Carthage, au cœur de la Méditerranée, entre Rome et les Églises d'Orient


Le christianisme parvint-il à cette terre d'Afrique en arrivant de Rome ou d'Orient ? Si aucun document n'apporte certes de réponse claire à la question, il est probable que c'est à la fois par ces deux courants convergents que l'évangélisation est apparue. Nous n'entendons pas dire là toutefois que la hiérarchie ecclésiastique de la capitale de l'Empire, à commencer par le pape, soit elle-même spécialement intervenue dans cette expansion. En réalité, ce sont les immigrés venus d'Italie pour s'installer dans ces provinces comme colons, et aussi les commerçants et les soldats, qui ont dû compter parmi les agents de la propagation du christianisme. Mais il n'étaient pas les seuls, ni peut-être les plus actifs, à y travailler.


Augustin rappelle lui-même le prestige éminent de Carthage, l'autorité dont jouissait la cité et sa proximité des pays d'outre-mer. Dénonçant l'obstination des donatistes, il rappelle en effet que les évêques de Carthage ont non seulement été en relation constante avec l'Église de Rome, mais aussi, ajoute-t-il, « avec toutes les autres régions d'où l'Évangile est venu en Afrique elle-même » (Lettres, 43, 7). Il accuse ainsi les schismatiques de s'être coupés des liens qui unissaient l'Eglise catholique africaine aux Églises orientales qui sont à ses origines.


On a parfois avancé que l'ancien courant religieux punique, propageant un hénothéisme sémitique loin du polythéisme traditionnel, avaient ouvert ou du moins facilité les voies au christianisme. En fait, cette thèse ne saurait être soutenue. Pour ne citer que deux exemples choisis en Berbérie, on connaît assez les allusions malveillantes de l'Africain Apulée, pourtant fort instruit des croyances locales, qui dans ses Métamorphoses (IX, 14, 5), stigmatise à sa façon la foi monothéiste. Et, deux siècles plus tard, le manichéen africain Faustus de Milev (Mila) se faisait gloire d'être passé directement des croyances polythéistes de ses ancêtres à la foi chrétienne. On pourrait aussi citer les familles de proches d'Augustin comme Honoratus et Alypius, à Carthage, où le paganisme traditionnel était toujours vivace.


La diffusion du christianisme y bénéficia-t-elle, comme on l'écrit parfois, de la Diaspora juive ? On a cru hâtivement que l'antique nécropole juive du Djebel Khaoui, près de Gamart, au nord de Carthage, contenait des fragments d'inscriptions chrétiennes, ce qui serait la preuve de l'entente dans un premier temps entre les deux communautés. Mais, comme le souligne lui-même C. Delattre, l'inventeur de ces fouilles, « ces débris sont insuffisants pour en déduire quoi que ce soit ». Certes, les communautés juives africaines étaient très anciennes et celle de Carthage fut particulièrement florissante, mais selon Tertullien, les synagogues étaient devenues les « sources de la persécution » (Scorpiace, 10, 10) ; le polémiste s'étendait aussi sur des frictions entre chrétiens et juifs (Aduersus Iudaeos). Il semble bien toutefois que l'auteur traduisait là une situation qui s'était instaurée plus tardivement et il pourrait s'agir de querelles scripturaires.


On ne peut évoquer les premiers développements de l'Église de Carthage sans se référer à chaque pas aux écrits de ce chrétien contestataire, Tertullien, qui écrivait : « On ne naît pas chrétien, on le devient » (Sur le témoignage de l'âme, 1), et embarrassait la hiérarchie ecclésiastique quand il rejetait une Église « collection d'évêques » (De la pudeur, 21, 9,10 et 16-17 ).


L'Église de Carthage, ses martyrs, son développement et son organisation


Il est possible que les premières associations de chrétiens se soient organisées autour des collèges funéraires – collèges protégés par la loi romaine et dont les membres avaient le privilège d'assurer, sur des enclos inviolables, les rites funéraires de leurs défunts. De très bonne heure, l'Église de Carthage prit coutume de se rassembler sur ses cimetières communautaires et c'est dans une area chrétienne, sur la Via Mappaliensis, la rue des cabanes, que fut inhumé le corps de Cyprien après son supplice. C'était en effet le temps des persécutions.


Le 17 juillet de l'année 180, à Carthage, comparaissaient devant le tribunal du gouverneur douze chrétiens et chrétiennes originaires de Scilli, dans le voisinage de la métropole. Ayant refusé d'abandonner leur croyance, ils furent conduits au supplice et décapités. C'est avec ces Actes, relatant l'exécution de cinq femmes et de sept hommes, que l'Église d'Afrique entre dans l'histoire. En 197, lors d'une nouvelle persécution, des chrétiens comparaissaient chaque jour devant les tribunaux. Quelques-uns furent torturés, certains étaient relégués dans les îles, d'autres, décapités, d'autres livrés aux bêtes féroces, brûlés, crucifiés.


C'est en application de la législation datant de Septime Sévère que fut frappé un groupe de martyrs, illustre entre tous par la relation qui nous est parvenue, la Passion des saintes Perpétue, Félicité et de leurs compagnons, eux aussi livrés aux bêtes, dans l'amphithéâtre de Carthage le 7 mars 203. On rappellera enfin le martyre du glorieux Cyprien, élu évêque de Carthage au début 249. Recherché par les agents du proconsul, il attendit que celui-ci fût de retour dans sa cité pour se rendre et y subir le martyre (14 septembre 258) : « Il convient, écrit-il, que ce soit dans la ville où il est la tête de l'Église du Seigneur, qu'un évêque confesse le Seigneur, et qu'ainsi l'éclat de la confession rejaillisse sur tout le peuple » (Lettres, 81, 1, 1).


Avant même la création de lieux de culte, les chrétiens se rassemblaient dans des maisons, qui devinrent le noyau d'églises. La Carthage chrétienne s'étendit d'abord principalement à travers les faubourgs. Dans ces quartiers pauvres, sans vestiges de quelque ampleur, les sanctuaires étaient les seuls monuments qui pouvaient retenir l'attention des chercheurs. Au temps où saint Augustin vivait dans la cité, on y comptait déjà une douzaine d'églises. C'est à partir de 400 environ que, sous l'action dynamique de l'évêque d'Hippone et l'impulsion de quelques évêques, en premier lieu Aurelius de Carthage, primat de la Proconsulaire, les grands propriétaires terriens et l'aristocratie citadine se rallièrent au catholicisme, où ils voyaient leur intérêt, l'Église intégrant alors les diverses couches sociales.


L'Église de Tertullien et de Cyprien


Sans doute, la chrétienté de Carthage devint-elle de très bonne heure la plus célèbre de celles d'Occident. C'est d'abord par ses martyrs qu'elle tint une place majeure dans l'histoire du christianisme et grâce aussi à ses représentants, les plus éminents de ce temps : à commencer par Tertullien, d'un génie rude et passionné. « Le maître », comme le définissait son compatriote Cyprien, s'insurgeait avec vigueur contre ces lois scélérates frappant les fidèles de l'Église : « Allez-y, bons gouverneurs, d'autant plus agréables à la populace que vous lui sacrifiez des chrétiens ! Torturez, suppliciez, condamnez, écrasez ! La preuve de notre innocence, c'est votre ignominie... Mais plus vous nous fauchez, plus vous nous multipliez : c'est une semence que le sang des chrétiens ! » (Apologétique, 50, 12-14). Contre des lois qui conduisent les magistrats à des forfaitures au regard des droits naturels, le polémiste réclame le respect de la liberté de conscience auquel ont droit tous les hommes.


Avec Tertullien, « acris et vehementis ingenii », il faut donner la place qui lui convient, la première, à Cyprien. « Le pape de Carthage » s'imposait pour ses qualités d'homme d'action, d'organisateur, d'écrivain aussi – avec une œuvre théologique importante où se dessine un style pastoral, limpide, dépouillé certes, mais ardent. Il s'imposait surtout pour son ascendant, sa spiritualité militante enfin. Chef spirituel d'élite, il prit la tête de l'Église d'Afrique brisée par la persécution, en même temps qu'on sollicitait ses conseils dans les Églises d'Espagne et de Gaule. Cyprien ne craignait d'ailleurs pas, à l'occasion de querelles disciplinaires, de s'opposer aux directives romaines pour défendre la tradition africaine. Ainsi, lors de la crise du « rebaptême » des lapsi, hérétiques et schismatiques désirant revenir à l'Église, face au pontife romain Etienne Ier qui, pour imposer son primat, menaçait les rebelles d'excommunication, Cyprien et toute la hiérarchie africaine rejetèrent les consignes de Rome. Les canons de l'Église d'Afrique témoignent de la jalousie avec laquelle elle sauvegarda ses privilèges, s'opposant ainsi au recours à Rome d'un clerc et ne reconnaissant pas les décisions du tribunal pontifical.


« L'Église est formée de l'évêque, du clergé et des chrétiens restés fidèles », écrivait Cyprien (Lettres, 33). Les laïcs n'étaient pas de simples ouailles au service des pasteurs, mais ils étaient consultés sur toutes les décisions concernant la communauté : promotion et ordination des clercs, aucune mesure n'était prise sans leur avis. Dès le milieu du IIIe siècle, on voit ainsi apparaître à Carthage, les ordres suivants : exorcistes, acolytes, lecteurs, sous-diacres, diacres, prêtres, évêque.


Le collège épiscopal était déjà fort développé et, vers 220, l'évêque de la cité Agrippinus réunissait en concile « un grand nombre » de ses collègues venus de la Proconsulaire et de la Numidie. Dans les années 236-240, une nouvelle assemblée se tint sous Donatus prédécesseur de Cyprien, rassemblant quatre-vingt-dix évêques. La « tradition synodale » se manifesta avec force tout au long des dix années d'épiscopat de Cyprien. C'est ainsi que, de 251 à 256, sept conciles se tinrent à Carthage pour répondre aux divers problèmes découlant des persécutions.


L'Eglise de Carthage à la tête de la chrétienté africaine


Les circonscriptions ecclésiastiques, qui s'identifieront avec les civiles, au nombre de six, à partir de 393, n'étaient pas encore organisées au temps de Cyprien, et le métropolitain de Carthage avait alors autorité sur toute l'Afrique romaine. Mais, avec la crise donatiste, apparue dans les années 307, conséquence des rivalités de prélats ambitieux et avides d'occuper le siège du primat d'Afrique, un schisme épiscopal venait à nouveau briser l'unité de la chrétienté. Pour tenter d'y mettre fin, le 1er juin 411, l'empereur Honorius faisait ouvrir à Carthage une Conférence d'évêques des deux partis. Étaient présents à l'ouverture 286 catholiques et 279 donatistes, les deux Églises possédant des sièges épiscopaux en nombre sensiblement égal. Présidée par un commissaire impérial, la Conférence devait rétablir l'unité de la chrétienté africaine autour de la Catholica. La rupture allait toutefois se poursuivre, souterraine, avec des soubresauts violents. Mais déjà les Vandales ariens arrivaient et en 439, Carthage tombait.


La persécution contre les catholiques devenus les nouveaux « hérétiques » était désormais officiellement légitimée. Les quelque cinq cents clercs de Carthage furent flagellés et relégués outre-mer, et quatre-vingt-dix périrent dans les deux années qui suivirent. La cité se trouva sans évêque. Il y eut des apostasies dans le clergé, certains clercs recevant le baptême arien.


Dès 533, le siècle vandale prenait fin et l'Afrique revenait sous le giron de l'empereur byzantin Justinien. L'épiscopat se renforça d'abord en Proconsulaire, doublant ses effectifs et passant de quarante-huit évêques, lors l'assemblée de 525, à près de la centaine en 646. Mais, revers de la médaille, la libération de l'oppression vandale allait bientôt soumettre les clercs au rôle de simples exécutants du pouvoir. Les évêques africains refusant de se plier aux volontés de l'empereur, Justinien réagit vivement. Châtiments et exil frappèrent les réfractaires, remplacés par des hommes à la dévotion du prince, et l'Eglise d'Afrique fut mise au pas. Les siècles de la grande Catholica étaient bien révolus. Sans compter que, au marasme où s'enfonçait l'Afrique byzantine, s'ajoutait la situation insurrectionnelle agitant des confédérations de tribus sédentaires constituées en principautés.


Bien plus tard, en 1053, le pape Léon IX évoquera le temps où les conciles africains réunissaient des centaines d'évêques, alors que désormais, in tota Africa,on n'en comptait que cinq. Et, dans une lettre de 1076 adressée par le pape Grégoire VII à l'évêque de Carthage Cyriacus, on apprend que celui-ci était le dernier évêque d'Afrique du Nord. Certes, l'Eglise d'Afrique continuait à tenir une place de premier plan dans l'Occident chrétien, mais c'était celle des Tertullien, des Cyprien et surtout d'Augustin, figures entrées à jamais dans la légende.

François Decret


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