Algérie

Carnets d'une générale



Par Boualem Aissaoui
Que de fois ce moment magique dans le parcours d'une pièce de théâtre a-t-il été différé ! Aux derniers ajustements, avant l'ultime séance de filage, le comédien principal, qui campe le personnage du roi, était déclaré souffrant et donc indisponible.
Une fois remis d'une alerte de santé qui finira malheureusement par se répéter à un degré plus grave et par l'emporter en pleine maturité quelques mois plus tard, le programme des répétitions reprit tant bien que mal et la générale de la pièce pouvait enfin être envisagée.
C'était compter sans de nouveaux «imprévus» : la costumière, comédienne à l'occasion, qui avait essuyé un refus quelque peu rude du metteur en scène qui trouvait sa taille inconvenante pour camper le personnage d'une dame de cour auquel elle aspirait vivement, avant de se résoudre à exercer dans son métier d'origine où elle fera preuve d'ailleurs de tout son talent, choisit ce moment capital pour disparaître subitement emportant costumes et accessoires, au motif, devait-elle déclarer au retour de sa courte fugue, qu'elle trouvait tout à fait injuste de ne pas être admise à «se tailler» un costume de scène, juste pour un petit rôle et la joie de partager avec tous les comédiens l'ovation du public sur les planches et non en coulisses, tenait-elle à préciser.
Une enfance et une jeunesse difficiles, des petits métiers de survie sous la colonisation, passionné de théâtre et de cinéma dès son jeune âge, s'étant forgé lui-même dans les débuts de sa carrière professionnelle avant de se parfaire au contact des grands noms du quatrième et du septième art au lendemain de l'indépendance nationale, cinéphile averti, capable, sur la base d'une simple photo, de raconter, dans les moindres détails, le parcours d'une star mondiale du septième art, sa vie conjugale dans la vraie vie et à l'écran, le metteur en scène, un enfant du plus ancien quartier de la capitale dont le profil et la gravité de la voix rappellent Orson Wells dans ses vieux jours, pointait aussitôt du doigt en guise d'explication de ces «incidents» le mauvais sort, en y associant, sous des traits noircis à souhait, l'image du directeur du théâtre qui le poursuit, dit-il, de sa malédiction depuis fort longtemps pour le seul plaisir d'entraver sa remontée sur scène.
Une question de vieille rivalité, pas uniquement professionnelle, murmurait-il, sourire en coin, à l'oreille de ceux qui souhaitaient en savoir davantage, laissant croire, en guise d'argument délivré sous le sceau de la confidence, à une histoire de jalousie où se mêlent séduction et charisme nettement en sa faveur, selon son propre sondage, dans la vie artistique et mondaine.
Pour couronner le tout, un membre de sa famille qu'il chérissait par-dessus tout fit l'objet d'une interpellation aux conséquences malheureusement inattendues lors d'un banal contrôle routier en ville, ce qui le mit dans tous ses états.
Comme s'il avait perdu soudain la raison, il se rendit dans une course effrénée au bureau de son producteur exécutif pour annoncer, les larmes aux yeux, qu'il abandonnait, séance tenante, la mise en scène de la pièce, épuisé par la charge de plus en plus insupportable de tous ces «mauvais signes» et craignant le pire pour lui et sa famille, avant de se ressaisir au bout d'un silence qui parut une éternité, donnant finalement raison aux paroles de sagesse qui lui étaient prodiguées. Alors que la date et l'heure de la générale étaient enfin fixées et les invitations lancées, voilà qu'à la veille de l'évènement officiellement annoncé, une bruyante altercation l'opposa à une comédienne de premier rang. Le mauvais sort que l'on croyait vaincu est-il revenu à la charge ' Dans sa superstition apparemment toujours en éveil, le metteur en scène avait-il finalement raison '
La colère facile, il quitta à grandes enjambées, sans se retourner un seul instant, les loges du théâtre, à la surprise des membres de la troupe, perturbés par les situations invraisemblables pour le moins irrationnelles auxquelles ils étaient à chaque fois exposés avec le risque de voir leur indispensable concentration mise à rude épreuve.
Au producteur exécutif inquiet de son départ précipité des lieux qui le joignit au téléphone après maintes tentatives, il répondit, le souffle coupé, qu'il n'y avait rien de grave et qu'il était simplement sous l'emprise... d'un coup de folie.
La nuit portant conseil à tout âge lui permit de chasser au réveil les démons imaginaires qui le poursuivaient de leurs lances et de se présenter suivant les instructions de la feuille de service établie par le producteur exécutif, deux heures avant la première représentation générale, dans les coulisses du théâtre, souriant, dans un costume qui sied au caractère solennel de l'évènement et à son statut d'acteur racé des merveilleuses années noir et blanc du septième art où il compte à son actif de nombreuses interprétations de premier plan.
Scrutant de temps à autre, à travers une mince ouverture du rideau de scène, l'arrivée et l'installation joyeuse du public dans la salle, il redevint l'homme de théâtre, l'artiste parcouru, malgré son âge et sa longue expérience, par les mêmes frissons et émotions que lors de son premier spectacle.
Il oublia le mauvais sort qui le hantait jour et nuit, les entraves supposées du directeur du Théâtre national auquel il prêtait à chaque instant le noir dessein de retarder son retour sur scène et réprima vite, en s'éloignant du rideau, un éclat de rire qu'il avait pour habitude de libérer à pleines gorgées chaque fois qu'il ressentait au fond de lui-même avoir grossièrement exagéré dans le registre de ses affabulations et de ses suspicions.
Une façon bien à lui de se moquer sans doute des mauvais rêves qui lui rendaient la vie difficile, et de revenir vite à la raison et à sa passion après toutes ces péripéties à rebondissements.
De ces rebondissements, tout n'a pas été dit et s'il faut ajouter quelques perles au chapelet des «variations» qui composent ce récit, il n'est pas tard pour évoquer «l'affaire» du premier assistant metteur en scène qui n'a pu supporter trop longtemps ses humeurs et certaines de ses interventions qu'il jugeait par moments contradictoires dans la phase délicate de préparation de la pièce, le «cas» du musicien qu'il avait pressenti et qui ne composera finalement aucune partition faute de pouvoir, vivant et travaillant plutôt la nuit, assister aux répétitions qui étaient programmées en matinée pour des raisons évidentes de logistique et de bon sens.
Le deuxième musicien qu'il avait présenté au producteur exécutif émargeait, quant à lui, au registre des variétés et se révéla vite, pour son premier essai, malheureusement, hors sujet, proposant, bien loin du contexte historique de la pièce, une réplique approximative du célèbre concerto d'Aranjuez. Confus, il se remit pleinement à l'ouvrage, et après plusieurs séances, mieux imprégné dès lors du contenu et de l'esprit de la pièce, il finit par livrer une bien meilleure prestation.
La conception et l'exécution du décor n'ont pas échappé également aux approches indécises ou hasardeuses avant qu'une décision raisonnable ne l'emporte. Dans ce volet, il recommanda avec insistance à son producteur exécutif de lancer urgemment une recherche pour retrouver un décorateur qui avait quitté depuis fort longtemps la scène professionnelle, et qui serait selon lui l'homme de la situation.
En croisant plusieurs informations, l'homme qui tenait depuis la gérance d'un hammam à la périphérie de la capitale fut retrouvé et invité à se rapprocher du metteur en scène dans les locaux où la production exécutive de la pièce était installée.
Après une rencontre préliminaire au cours de laquelle le projet fut exposé avec enthousiasme par le metteur en scène, une séance de travail réunit, peu de jours après, le décorateur pressenti et le producteur exécutif autour des premières esquisses et d'un devis estimatif.
Est-ce parce qu'il avait pris tout simplement beaucoup de recul par rapport au métier ou qu'il n'avait répondu à l'invitation du metteur en scène qui en gardait les meilleurs souvenirs que par devoir d'amitié et de courtoisie, ni les ébauches lourdes du décor et encore moins les estimations budgétaires qui se limitaient à une série de montants à plusieurs chiffres ne pouvaient emporter l'adhésion et la décision.
Gestionnaire du temps et des ressources affectées à la pièce avec à la clé l'exigence de qualité du spectacle que cela suppose, le producteur exécutif fit appel à un décorateur professionnel en exercice qui donna finalement pleine satisfaction au metteur en scène, remplissant sa mission dans les délais et les règles de l'art.
Faut-il préciser ici que le producteur exécutif s'était fixé comme règle de conduite dans ce projet de donner la primauté au metteur en scène dans les propositions touchant au casting des comédiens, d'opérer toujours dans la consultation s'agissant de l'affectation aux postes techniques et artistiques principaux, et de n'intervenir directement qu'en cas de blocage en apportant chaque fois toute son expertise. Annonciateurs, selon une vieille tradition, du lever imminent de rideau, les trois coups du brigadier sur le plancher de la scène ont retenti, imposant le silence dans la salle et invitant techniciens et comédiens à offrir une «générale» de la pièce au public, délivrant du même coup le metteur en scène d'une longue angoisse.
Très bien accueillie par le public et la presse, la pièce de théâtre, déclinée en plusieurs tableaux, qui met en scène les valeurs de tolérance et de résistance de la société algérienne dans un contexte historique et un décor qui renvoient à la période ottomane en Algérie et se prolonge, par des raccourcis et des repères dont l'art a le secret, jusqu'à la guerre de Libération nationale et l'indépendance, va connaître une longue et brillante tournée à travers les grandes villes du pays et compter près de huit mille entrées en vingt-cinq représentations grâce au soutien et à l'assistance multiforme... du directeur du théâtre.
Homme de radio à ses débuts, comédien de théâtre hors pair aux côtés des grands noms du quatrième art algérien, metteur en scène, adaptateur et traducteur reconnu de textes nationaux et universels, fondateur et directeur d'une compagnie théâtrale privée, auteur, acteur de télévision et de cinéma, le directeur du Théâtre national, qui gérait directement ou indirectement en cette année-là plusieurs productions théâtrales, accorda une assistance significative au déroulement des représentations de la pièce de notre metteur en scène qui a été surpris ému jusqu'aux larmes lors de la conférence de presse rituelle précédant la générale, comme s'il regrettait déjà les mauvaises intentions qu'il avait prêtées à son rival imaginaire durant la période de préparation.
Questionné plus tard sur le «vieux conflit» qui l'aurait opposé à notre metteur en scène selon les propos répétés jusqu'à l'obsession par ce dernier, le directeur du théâtre mettra en cause avec une pointe d'humour... la terrasse d'une célèbre brasserie mitoyenne de l'édifice du Théâtre national, anciennement Opéra d'Alger, qui se transforme en «atelier de menuiserie» à ciel ouvert où des artistes, peu nombreux heureusement, en attente d'une production ou d'une représentation jugée trop longue à leurs yeux, ou tout simplement dont les projets n'ont pas été retenus, occupent leurs journées à «scier le tronc» de tous ceux «d'à côté» qui travailleraient, du haut de leurs fonctions de direction, à leur barrer le chemin des planches en les maintenant délibérément dans l'inactivité.
Notre metteur en scène aurait-il émargé dans un passé récent à cette «occupation», peu honorable disons-le, et en a-t-il gardé les «stigmates» même une fois remonté sur les planches, ce qui expliquerait les sombres calculs prêtés au directeur du théâtre qui s'est abstenu, quant à lui, par devoir de réserve sans doute, de livrer le moindre indice qui aurait permis de dresser le portrait-robot d'un seul «coupable» parmi les clients proches ou lointains de cette terrasse devenue, au fil du temps, un lieu de mémoire du Vieil Alger, un espace de convivialité où se donnent rendez-vous des artistes de toutes les régions du pays, de passage dans la capitale pour quelque raison que ce soit'
En paraphrasant un auteur de fables célèbre, on pourrait se poser, à ce stade du récit, la question de savoir quelle est la morale de cette histoire où la réalité et la raison se heurtent à la superstition et à la suspicion souvent jusqu'au délire, et prennent, par endroits, une tournure dramatique faisant craindre le pire '
Passionné du quatrième art depuis sa prime jeunesse où il prêtait une oreille attentive aux pièces radiophoniques dont il saura plus tard que leurs contenus contribuaient, derrière le rire et le divertissement, à l'éveil de la société en pleine nuit coloniale, spectateur fidèle des grandes productions théâtrales du registre national et universel à l'affiche du Théâtre national dès l'ouverture de ses portes une fois l'indépendance recouvrée, il avait tenu à inscrire l'organisation et la gestion de spectacles de scène dans la palette réglementaire de ses activités dès son installation en tant qu'opérateur audiovisuel et cinématographique indépendant tout au début des années quatre-vingt-dix.
C'est pour toutes ces raisons auxquelles s'ajoutait la relation professionnelle et humaine avec notre metteur en scène qu'il avait eu l'heureuse opportunité de distribuer, dans des rôles majeurs dans des productions audiovisuelles dont l'une avait été consacrée justement à la vie et l'?uvre de l'un des pères fondateurs du théâtre populaire en Algérie, qu'il a accepté la proposition de prendre en charge la production exécutive de la pièce dont les péripéties inattendues ont donné matière à cette chronique.
En dehors de la satisfaction d'avoir conduit, bien au-delà de la générale, sa première production exécutive d'une pièce de théâtre, ce fut pour lui un observatoire de la condition de l'artiste dans le milieu du quatrième art, sa fragilité par moments et sa haute solitude hantée souvent par des ennemis imaginaires, qu'il soit à l'ouvrage comme dans le cas de notre récit, ou savourant simplement une énième tasse de thé sur la terrasse de cette célèbre brasserie de la capitale qui aligne ses tables sous les fenêtres de la direction du Théâtre national derrière lesquelles seraient postés en permanence, selon lui, des «tireurs d'élite» capables à tout moment de le prendre pour cible.
Bien évidemment, nous sommes ici dans l'univers de l'irrationnel et nul ne peut, à partir de situations qui ressortent d'un mélange de réalité et de fol imaginaire aux relents parfois destructeurs, faire d'un cas «particulier» une «règle générale».
Il en va ainsi, dit-on, dans tous les arts. Dans la littérature, la musique, le cinéma, les arts plastiques, l'acte de création par essence solitaire s'accomplit dans de nombreux cas, selon ce que nous savons du parcours des uns et des autres et des plus illustres d'entre eux, dans un monde semé d'embûches, d'angoisses, de suspicions, d'inimitiés, de conflits, le plus souvent imaginaires ou exagérés, à côté de désaccords philosophiques, idéologiques qui ont cependant pour vertu d'alimenter des débats de société et de produire des idées.
Une fois l'?uvre produite et offerte au public dont le nombre et la qualité de l'accueil constituent les meilleures mesures d'audience, tous les excès s'estompent ou retrouvent une taille qui ne justifie point qu'on s'y attarde et encore moins qu'on en fasse un motif de chronique. Tous les excès s'estompent ou sont pardonnés lorsqu'on sait par ailleurs les conditions de création et d'existence souvent défavorables qui impactent dans nos sociétés les rapports de l'artiste avec son environnement social et professionnel jusqu'à fragiliser parfois son sens du discernement. Mais ne dit-on pas aussi que de la fragilité, du doute et de l'angoisse naissent souvent de belles ?uvres et de grandes amitiés '
Abdelkader Tadjer, un artiste de la première génération de l'indépendance, auteur, scénariste, metteur en scène, comédien, un homme d'une extrême sensibilité, à l'émotion à fleur de peau et à la présence remarquable sur scène lorsqu'il porte le personnage qu'il incarne jusqu'à s'effacer pleinement à son profit, pourrait, s'il était encore de ce monde, se reconnaître, en esquissant ce sourire entendu dont il était si familier, dans les péripéties de ce récit proposées sous forme de «Carnets d'une générale», qui rappelle, à bien des égards, la douloureuse naissance de sa pièce Madinet el Hob, qui connut, en son temps, un vif succès. Comme il pourrait, dans sa générosité d'âme retrouvée, s'incliner devant la mémoire de M'hamed Benguettaf, directeur du Théâtre national à l'époque, avec lequel il s'est sans doute déjà réconcilié dans l'Autre Monde, et saluer en signe de reconnaissance tous ceux qui l'ont accompagné dans les allées de cette «Cité de l'Amour», malgré toutes les «variations» qui ont émaillé cette inoubliable aventure professionnelle et humaine.
B. A.


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