Algérie

C'est ma vie



Aujourd'hui, on use de plusieurs substantifs pour désigner les gens du voyage, tziganes, bohémiens ou nomades. Autrefois, en Kabylie, nous les appelions «aâdassène», ils s'installaient à la périphérie de la ville, montaient leurs tentes et cahutes puis aménageaient un enclos pour leurs bêtes. Mangala, une créature de rêve, faisait partie du convoi.Chacun s'attelait à une tâche qui lui était désignée, les hommes sont habituellement chargés de la surveillance du camp, des enfants et de divers travaux, les femmes et les filles d'un certain âge avaient pour mission de parcourir les rues, les commerces et maisons de la cité dans le but de récolter un peu d'argent auprès des âmes charitables. Parmi ces jeunes filles qui essayaient d'apitoyer nos quidams se cachaient fréquemment de sublimes créatures aux visages ensorcelants qui n'avaient besoin d'aucun artifice, et malgré des accoutrements d'une extrême pauvreté, on devinait des corps de rêve.
Subjugués par le physique et le charme de ces reines de beauté, plusieurs dragueurs en herbe se sont heurtés à des murs d'indifférence lorsqu'ils tentaient d'influencer l'une d'elles.
Malgré tous leurs efforts et propositions plus qu'alléchantes, jamais de mémoire d'homme un de ces messieurs n'est arrivé à ses fins. Après de multitudes tentatives infructueuses, ils avaient tous fini par baisser les bras et ne cherchaient plus à embobiner ou importuner ces femmes d'une vertu exemplaire et à toute épreuve.
Par un beau matin d'été, une bohémienne que tout le monde allait surnommer Mangala fit son apparition à travers les avenues, rues et ruelles du centre-ville. à cette époque, le cinéma Shanghai affichait toujours complet lorsqu'il projetait des films hindous. L'actrice la plus éblouissante, la plus attirante et la plus parfaite, sur laquelle fantasmait tout cinéphile de cette mythique salle obscure, s'appelait Mangala. Les Bougiotes qui ont vu et revu le film Mangala, la fille des Indes, où elle interprétait le rôle principal, garderont à jamais un souvenir ineffable de cette fabuleuse et talentueuse star.
L'insolite ressemblance entre l'actrice et la jeune bohémienne poussa tous les admirateurs de la comédienne à admettre que la jeune fille qu'ils avaient là devant eux méritait de porter le nom de Mangala, sans que personne puisse crier au scandale ou à l'usurpation d'identité.
Elle était le parfait sosie de l'étoile du cinéma hindou. Nombreux étaient les baratineurs qui voulaient se rapprocher d'elle et la séduire, mais sans succès. Comme toutes les filles de sa communauté, elle restait inflexible repoussant les multitudes tentatives de séduction dont elle était l'objet par des œillades très dissuasives qui calmaient la fougue des plus téméraires, et ce, jusqu'au jour où le regard de Mangala croisa celui de Nabil, un jeune commerçant au sourire foudroyant. La flèche de Cupidon venait de lui transpercer le cœur. Elle voulut à tout prix résister et chasser cette image qui venait de s'incruster traitreusement dans son subconscient. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit de transgresser les lois ancestrales qui l'obligeaient à rester chaste jusqu'au jour du mariage, sous peine d'être exclue et bannie des siens.
Elle chercha à se focaliser sur d'autres préoccupations afin d'oublier ses tourments et ses combats intérieurs, elle s'est juré de ne plus emprunter la grande avenue où se trouvait la boutique de celui qui lui faisait perdre la tête et tout contrôle de soi. Mais l'envoûtement était tel que toutes ses résolutions s'envolèrent très rapidement.
La tentation de briser les tabous et de choisir l'élu de son cœur sans avoir à demander la permission aux membres de sa famille l'emporta. Elle avoua sa flamme à Nabil, tout en lui spécifiant qu'elle cherchait une relation stable et durable. Le jeune commerçant s'engagea, oralement bien sûr, à se conformer à tous ses souhaits, promesse qu'il n'avait aucunement l'intention de tenir.
Rassurée et confiante, elle se donna à lui corps et âme, elle ne lui refusait rien, elle était devenue sa chose. Quand les parents de Nabil eurent vent de l'idylle de leur fils avec une bohémienne, ils le sommèrent d'y mettre un terme au plus vite sous peine de le mettre à la rue.
Ne pouvant se passer du confort familial et de la manne financière de ses géniteurs, Nabil capitula et annonça sa décision de rompre avec Mangala. Se sentant trahie par le seul être au monde sur lequel elle avait fondé tous ses espoirs, elle accepta cette terrible sentence, sans un cri et sans une larme, elle s'en voulait d'avoir été aussi sotte et d'avoir pris tant de risques pour une liaison éphémère et sans lendemain.
La honte, la peur et la culpabilité de ne pas avoir pu ou su résister à l'appel de ses sens la poussèrent à prendre l'irrévocable décision de rester définitivement à Béjaïa. Elle n'avait plus le courage d'affronter ses proches.
Ce cruel choix va la conduire dans un tunnel sans fin d'où elle n'en sortira pas indemne. Seule, sans famille, sans argent ni logement, elle est devenue une proie facile. Certains hommes sans scrupules profitèrent de sa fragilité et de son innocence pour assouvir leurs bas instincts. Afin de gommer de sa mémoire ce qu'elle est devenue, le bannissement qu'elle s'était imposé et la déchéance dans laquelle elle se retrouvait, elle s'est mise à boire sans pouvoir étancher une soif destructrice et voulue puis à fumer comme une cheminée.
Quand elle éteignait une cigarette, c'était juste pour en rallumer une autre. Ravagée par l'alcool et le tabac, elle était devenue méconnaissable. N'inspirant plus aucun attrait, devenue SDF, elle trouva refuge du côté de la gare, elle dormait dans des wagons de marchandises vides avec d'autres indigents.
Dans la journée, elle passait des heures avachie sur un des bancs qui font face à la gare, les passants qui vaquent à leurs occupations ne prêtait plus attention à elle, comme si elle faisait désormais partie du décor. Elle aussi ignorait ou ne voulait plus voir ce qu'il se passait autour d'elle, personne ne pouvait deviner ce qu'elle ruminait.
Tout le monde pensait qu'elle était finie, qu'elle avait déjà un pied dans la tombe, mais la vie nous réserve souvent de merveilleuses surprises. Salim, un très beau et sympathique jeune homme, lui aussi porté sur la boisson, n'a jamais raté un film où son actrice fétiche Mangala tenait un rèle. Il pouvait se le permettre sans débourser un sou vu que son père était gérant d'un cinéma à Sétif.
Un soir d'été, en déambulant du côté de la gare, il fut foudroyé en voyant la star qui hante ses nuits en chair et en os, là , en face de lui. Il faut avouer qu'il était un peu dans les vapes. Il s'assit à côté de la bohémienne et la bombarda de compliments sur son physique, sa beauté, sa chevelure. Les éloges pleuvaient sur une femme ébahie.
Elle n'en revenait pas, comment pouvait-elle encore être attirante avec un corps devenu complètement méconnaissable. La sincérité qu'elle décela dans ses louanges finirent par la convaincre qu'elle n'était peut-être pas aussi repoussante qu'elle le croyait.
Son cœur s'embrasa à nouveau, la flamme qu'elle s'imaginait éteinte se ralluma, Salim venait de la ressusciter. Mangala était de retour.
Les deux tourtereaux vont vivre une love story dont se rappelleront tous les Bougiotes de l'époque. Ils étaient fous amoureux et inséparables. Le couple étonnant qu'ils formaient ne passait pas inaperçu et faisait sourire plus d'un lorsqu'ils affichaient leur amour sans aucune retenue. On peut dire que les dernières années vécues par la bohémienne étaient loin d'être tristes. Son fidèle chevalier servant arrivait à satisfaire tous ses désirs et même ses caprices les plus fous. Elle nous quitta heureuse et complètement réconciliée avec elle-même. Le seul regret des personnes qui ont connu cette inoubliable et courageuse femme c'est qu'ils n'ont jamais su son vrai nom, seul peut-être Salim qui est aujourd'hui adulé telle une véritable célébrité à Béjaïa connaît ce patronyme.


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