Algérie

C'est ma vie



C'est ma vie
Bahia, la quarantaine bien entamée, le visage livide, les yeux cernés, traîne la jambe en faisant les cent pas dans le couloir de l'hôpital. Elle y séjourne depuis un mois où elle apprend à vivre avec les autres.Bahia prend son mal en patience et fait de son séjour une petite cure de santé. Une maniaque de la propreté ; bien que l'hygiène soit irréprochable et la nourriture bonne, elle préfère les repas que lui apporte tous les jours sa belle-mère. S'étant liée d'amitié avec sa voisine de chambre, elle lui offre discrètement tous les matins la brioche servie au petit-déjeuner et lui emprunte sa petite résistance pour préparer son café. Et c'est elle qui fait son lit après avoir soigneusement aéré couverture et draps. Ces derniers sont parfaitement tirés, dignes d'un lit de nouvelle mariée. Bahia, ce boute-en-train, a gagné la sympathie de ses congénères. Elle compatit avec toutes les malades du service et répond toujours présent pour prêter son joli sucrier en céramique tiré tout droit de son vaisselier ou encore son sèche-cheveux. Sans verser dans le commérage ni dans le dénigrement, elle connaît le mal de chacune des malades et parfois commente leurs déboires, comme ceux de Malika, cette jeune fille de 24 ans qui souffre d'hypertension artérielle après que son père eut convolé en secondes noces suite au décès de sa mère. «Je l'ai entendu la dernière fois, après un pic, lui en vouloir : ''C'est à cause de lui que je suis là . Ah ! les hommes, ils sont tous pareils, une de perdue, dix de retrouvées. Il n'a pas attendu six mois. Je la comprends. Je souhaite qu'elle trouve chaussure à son pied, comme ça elle sera tranquille.» Bahia se fait un point d'honneur à soigner sa tenue, les cheveux propres, ramassés en queue de cheval, un joli pyjama aux tons pastel toujours assorti à ses mules, et une robe de chambre rayée aux couleurs chatoyantes. D'ailleurs, certaines malades avec lesquelles elle est devenue complice, pour la taquiner, l'ont affublée du sobriquet «L'arc-en-ciel», ça l'amuse plus que ça ne la vexe ; et elle s'en est accommodée. «Que voulez- vous, je déteste les couleurs sombres.» Bahia passe de chambre en chambre en boitant pour s'enquérir de l'état de santé de chacune. Après un bonjour et les trois rituelles bises, une sur chaque joue, la troisième sur le front, auxquelles ont droit les plus âgées, elle prend place au pied du lit. «Alors, ça s'est bien passé l'examen du scanner ' Il ne faut surtout pas t'impatienter, les résultats sont longs, estime-toi heureuse, tu as pu avoir ton rendez-vous très vite.» Elle quitte ensuite la chambre et se dirige vers une autre. «Tu fais tes valises, Zohra, ça y est, tu rentres au bercail ' Bon retour parmi ta famille. Moi, c'est reporté. Mon médecin n'a pas signé mon billet de sortie. On me garde encore. Ce sont mes deux garçons qui seront déçus.» Bahia est interrompue par une voix qui l'appelle. «Arc-en-ciel, tu peux venir une minute ' «Oui, j'arrive.» C'est Malika, qui, fraîchement sortie de la douche, la chevelure enturbannée, lui demande son sèche-cheveux. «Bien sûr, je te l'apporte.» Malika, un peu confuse : «Peux-tu me faire un brushing '» «Bien-sûr. Tu vas où '» Malika éclate de rire : «Je passe mon éco-cœur demain. Je ne vais tout de même pas y aller comme une chiffonnière !» Après la séance coiffure, Saliha se rappelle tout à coup qu'elle devait donner un peu de café à la mère (garde-malade) de cette jeune maman de 23 ans victime d'un accident vasculaire cérébral, quelques jours après son accouchement. Elle est là depuis plus d'un mois. Elle en profite pour avoir de ses nouvelles. Ratiba est clouée au lit, les yeux rivés au plafond. «Aujourd'hui elle n'a pas le moral, elle n'a pas mangé grand-chose. Son mari devait venir la voir, il a appelé pour s'excuser. Je crois que c'est cela qui l'a rendue malheureuse.» Les larmes aux yeux, Bahia retourne dans sa chambre, jette un coup d'œil sur son téléphone. «Il est 19h, le dîner va bientôt être servi.» C'est aussi le moment où règne une agitation particulière. Les gardes-malades entrent en scène, et dans un va-et-vient incessant, entre le couloir et les chambres, s'affairent à préparer les couverts et à «mettre la table». Le dîner arrive. Ce sont les rares instants où on ferme la porte de sa chambre pour manger dans le calme et la discrétion. Bahia a eu droit ce soir à une bonne chorba bidha. Elle invite sa voisine à la partager avec elle. Le calme ne durera pas longtemps puisque, à présent, c'est le branlebas- de combat, pour débarrasser les tables, laver et ranger la vaisselle. La nuit, c'est le moment que redoute le plus Bahia car elle a du mal à trouver le sommeil, entre les voix des veilleuses de nuit qui portent et certaines malades qui ne trouvent pas le sommeil, en laissant la télévision en veille toute la nuit, oubliant qu'elles sont dans un hôpital. Heureusement, elle a ses stop-bruit. Bahia s'assure que tout est bien à sa place, vérifie que ses voisines ne manquent de rien, car elle a toujours une petite friandise à déguster, ou une petite couverture pour les plus frileuses. Ah ! elle a failli oublier sa crème de nuit. Elle à'te ses bouchons de ses oreilles, saute du lit et se dirige vers la salle de bains avec sa trousse de toilette. Elle applique sa crème soigneusement sur le visage et les mains, se regarde une dernière fois dans la glace, puis rejoint son lit. Elle se glisse sous sa douillette couette, quand soudain des pleurs provenant du fond du couloir la font sursauter. Elle court et s'aperçoit que toutes les malades ont quitté leur chambre et se sont agglutinées dans le hall. «Que se passe-t-il '» demande-t-elle. «C'est Nafissa, elle était en réanimation depuis deux jours, elle vient de mourir.» Les yeux embués, Bahia rebrousse chemin, elle n'a plus sommeil. Elle se met à la fenêtre et murmure «Que Dieu ait son âme, elle était jeune. Que deviendront ses pauvres enfants '»




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