Algérie

C'est ma vie



C'est ma vie
Contrairement à la foule qui battait des pieds et des mains pour accaparer une place à l'avant, Djamel prend tout son temps. Il prie Dieu de lui réserver une place assise, de préférence aux côtés d'une personne aimant la compagnie afin de ne pas trop sentir le pesant voyage qui l'attendait.Ses parents qui vivaient au seuil de la pauvreté ne pouvaient se permettre le luxe de lui payer des études à l'étranger. D'autant que la région de France censée l'accueillir est saturée en matière de petits boulots sur lesquels se rabattaient les étudiants pour s'en sortir.Mais en vérité, ce qui a dissuadé la fille, c'était cette somme qu'il fallait déposer comme garantie sur son compte devises et qu'elle sait ne jamais pouvoir réunir. C'est là qu'intervint Djamel pour lui révéler l'astuce prévalant pour surmonter cette contrainte en déposant cette somme pendant deux jours et la retirer ensuite pour la restituer au prêteur.Il la convainquit définitivement que c'était en Europe qu'elle pourrait donner un sens à sa vie de fille ambitieuse. Et c'est ainsi qu'elle se remit à réunir de nouveau les pièces nécessaires à la constitution du dossier de demande de visa d'études. Elle sollicita Djamel qui l'aida à peaufiner la lettre de motivation.En attendant la réponse, Djamel et Saïda donnèrent du tonus à leur relation sympathique faite d'amitié et de respect, ne faisant directement aucune allusion aux affaires du cœur qui s'exprimaient au travers de messages codés. Toutefois, l'un et l'autre avaient du mal à se dire les étranges sentiments qui assaillaient chaque jour un peu plus leurs cœurs. Jusqu'au jour où ils se rencontrèrent à l'occasion d'un événement régional. Djamel l'invita à déjeuner dans un petit restaurant tranquille d'Azazga réputé pour sa gastronomie, chose que la fille a refusée poliment avant de céder devant son insistance. Elle avait peur de le décevoir, elle qui n'était pas du genre à profiter de quelque largesse que ce soit, fut-elle d'un proche. Djamel le savait. Ne lui avait-il dit pas dit un jour qu'une fois en France, elle s'en tirerait facilement car elle était du genre à se contenter d'un morceau de pain et d'un toit pour réaliser ses projets en attendant des jours meilleurs' En s'apprêtant à sortir du restaurant où ils déjeunèrent dans l'ambiance feutrée de la salle familiale, Saïda posa un baiser furtif sur la joue de son ami pour le remercier de ce qui s'apparentait à son premier vrai déjeuner de sa vie dans un restaurant de luxe, elle qui n'était pas portée sur les sorties et les plaisirs.En quittant l'établissement, elle se surprit aussi à saisir la main de Djamel pendant quelques secondes dans la rue balayant d'un revers de la main les qu'en-dira-t-on d'éventuels curieux ou de médisants en mal de sensationnel. Djamel qui était fou de joie assimila cependant ces gestes à de simples gages d'amitié. Et il avait raison car Saïda n'était mue par aucune arrière-pensée. Sauf celle de se montrer heureuse de l'avoir connu et mesuré le degré de leur amitié. Quelques mois plus tard, elle lui annonça l'heureuse nouvelle qui le fit sauter de joie : le visa d'études lui a été accordé. La joie, dans sa famille, était par contre mitigée. Le bonheur s'est estompé chez sa mère qui montrait ces derniers mois des signes inquiétants de maladie alors que son père a laissé tomber le masque de la sévérité qu'il affichait constamment devant sa fille en s' effondrant carrément devant elle qu'il aimait tant sans jamais le montrer. Il ne lui reprochait rien mais il pensait qu'une attitude austère pouvait suffire à infléchir une éventuelle faiblesse de sa fille qu'il savait n'être pas à l'abri de prédateurs. Saïda l'a compris depuis longtemps. Son père ne se départait jamais de sa fierté qu'il arborait partout comme un drapeau.Son départ provoqua alors un grand chagrin parmi sa famille, ses amies et Djamel qui se sentait perdu sans elle. Même s'ils ne se voyaient que très rarement, il la savait pas très loin de lui et cela suffisait à son bonheur. Mettant son égoïsme de côté, lui, son aîné de 20 ans, voulait la voir heureuse avec quelqu'un de plus jeune. Il en était certes fou amoureux et ses états d'âme ne se laissaient entrevoir que par le nombre de chansons sentimentales qu'il lui jouait presque tous les soirs avec sa guitare lui dans sa petite maison au milieu d'un champ entouré de lentisques et baigné du parfum de lavande et elle le téléphone scotché à son oreille dans sa chambre, reprenant avec lui les refrains avec sa petite voix de sirène. Saïda est partie depuis plus d'un an en France et leurs appels se raréfiaient, se réduisant à quelques minutes, voire quelques secondes seulement une fois par mois. Il savait que la vie n'était pas facile pour elle pour qui un simple coup de fil coûterait les yeux de la tête. Géographiquement excentrée par rapport à la communauté kabyle et des gens de sa région, son université ne lui offrait pas la possibilité de travailler en parallèle dans une petite ville. De plus, le racisme rampant qui se faisait plus marqué dans cette région de France ne garantissait pratiquement aucune possibilité de travail à la fille qui réussit cependant à se débrouiller miraculeusement pour supporter les frais de ses études. Lui non plus ne nageait pas dans l'or. Ce qui ne l'a pas empêché de tenter de l'aider au moment de son départ. La fille ne savait pas qu'il s'est arrangé pour mettre de côté une somme d'argent relativement importante qu'il comptait lui remettre à son départ. Modeste fonctionnaire qui paye une pension alimentaire à son ex-femme avec qui il a eu un enfant, il menait une vie difficile puisque ses parents étaient aussi à sa charge. Mais son frère nouvellement marié l'a supplié de lui prêter de l'argent en vue de payer une tranche du logement LSP dont il attendait la réception depuis des années.Un autre souci tarabustait cependant Djamel qui craignait que son amie l'oublierait sitèt qu'elle aura quelqu'un en vue. Si ce n'était déjà fait. Puis, implacable, le destin s'abattit un jour sur lui. Djamel qui se croyait infaillible fut choqué de savoir qu'il couvait depuis quelque temps une terrible maladie. Sa gravité fut telle que l'hôpital préconisa urgemment sa prise en charge à l'étranger en vue de lui faire subir une délicate intervention chirurgicale impossible à réaliser en Algérie faute de plateau technique. Transféré dans un hôpital lyonnais en France quelques mois plus tard, il trouva le moyen de l'appeler pour lui dire la triste nouvelle. Paniquée, la fille voulait bien venir le voir mais sa ville qui était distante de Lyon de près de 900 km rendait aléatoire ce projet car c'en était un pour elle qui serait obligée de passer une nuit à l'hôtel.En sus de la cherté du billet et du séjour à l'hôtel, elle ne trouva pas le temps de venir le voir occupée qu'elle était par ses études et ses examens d'un côté et un travail partiel qu'elle avait fini par trouver chez une famille qui lui avait proposé de donner des cours de soutien à ses deux enfants candidats au bac. Mais elle promit de venir après l'intervention chirurgicale dont la date n'était pas encore fixée. Elle attendit par la suite vainement l'appel de son ami. Elle ne savait qui appeler pour avoir de ses nouvelles et le rassurer quant à sa visite imminente.Elle attendait des jours, puis des mois sans aucune nouvelle de son ami dont elle interpréta le silence comme une façon de la punir de sa négligence. Elle était en effet persuadée qu'il était fâché contre elle. Puis d'autres questions venaient l'envahir en cascades comme autant de recoupements tendant à prouver qu'il avait définitivement renoncé à leur amitié.Elle avait fini par se convaincre qu'il était reparti en Algérie après son opération et qu'il avait décidé de rompre irrémédiablement leurs liens tissés aux sources de la tendresse. Autant de questions qui hantaient la fille jour et nuit avant de se résoudre un jour à aller se renseigner auprès de l'hôpital qu'elle avait fini par identifier par pur hasard. Car, dans l'euphorie de leurs discussions, ils avaient omis d'évoquer le nom de son hôpital comme s'il n'en existait qu'un seul à Lyon. Elle se présenta un jeudi au service des renseignements dudit hôpital. Le cœur battant, elle guettait un signe sur le visage de l'opératrice à laquelle elle a fourni tous les renseignements qu'elle connaissait sur Djamel. Au bout de quelques minutes qui parurent une éternité à Saïda, la secrétaire lança : - Vous cherchez bien un certain M. A. Djamel, âgé de 48 ans, né à Tizi-Ouzou, en Algérie '- Oui, rétorqua la fille dont le cœur battait la chamade.- M. A. Djamel est décédé il y a huit mois. Il ne s'était pas réveillé de son intervention chirurgicale. Désolée pour vous mademoiselle, dit-elle à la fille qui disparut subitement de son champ de vision. Saïda s'est effondrée à l'annonce de la nouvelle. Elle s'est réveillée au service des urgences écrasée par la peine. Ce qui la chagrinait le plus, c'est que son ami est parti sans l'entendre lui dire qu'elle l'aimait et qu'elle envisageait de faire sa vie avec lui envers et contre tout.De plus, il n'était plus là pour assister à son ascension sociale et à sa réussite en France. Choses qu'elle piaffait d'impatience de lui annoncer. Classée première à l'examen final devant une trentaine d'étudiants de plusieurs nationalités, on consentit à lui attribuer un contrat de durée déterminée (CDD) puis, quelques mois plus tard, un contrat à durée indéterminée (CDI), apanage de rares privilégiés du système qu'elle avait réussi à faire infléchir grâce à ses compétences. Mais à quoi sert une joie si elle n'est pas partagée par les gens qu'on aime et à quoi rime une réussite si elle ne profite pas à ceux qu'on porte dans notre cœur' Elle s'en voulait à mort de ne pas avoir été suffisamment forte pour venir le voir quels qu'en fussent les sacrifices. Parti avec un énorme poids sur le cœur, son ami ne saura jamais qu'elle l'aimait et qu'elle avait réussi sa vie exactement comme il la lui avait prédite. Ainsi, Saïda, dont le nom incarne le bonheur, est condamnée à vivre le restant de ses jours dans les remords et les regrets.




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