Algérie

C'est ma vie



C'est ma vie
Par Mohamed Djaâfar Je m'appelle Youcef. J'ai été éboueur à Alger pendant plusieurs années. Je l'ai été aussi sous d'autres cieux. Eboueur est le nom générique donné à tous ceux qui travaillent dans le domaine de la propreté, ou si vous préférez celui des ordures. Ne soyez pas gênés, personnellement,ça m'est égal que vous employiez l'un ou l'autre.A chacun sa perception des choses, n'est-ce pas 'C'est comme l'histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide ; tout dépend de l'état psychique dans lequel on se trouve. En algérien, on dit zebbel en appuyant bien sur la dernière syllabe pour marquer la péjoration ; ça veut dire ordurier.Mais rassurez-vous, je n'ai rien d'obscène.Sûr de lui, Samy m'a démoralisé en affirmant que les trous ne disparaîtront jamais et qu'ils seront au contraire de plus en plus profonds. «Et pourquoi donc '» questionnai-je troublé, désespéré à l'idée de passer ma vie à racler des crevasses insalubres en jouant à cache-cache avec les démons. «Tu n'as pas encore compris ' me reprocha-t-il, c'est une source de revenus inépuisable, la tchipa, innocent !»- Ils font ça exprès, alors '- Bienvenu, khÍ? ! s'exclama-t-il.Je crois que c'est depuis ce jour-là que j'ai commencé à me désintéresser sérieusement de mon travail. Mes amis hittistes y étaient pour beaucoup aussi. Quand je les rejoignais après mes heures de travail, ils me taquinaient toujours. «Wech, chriki, combien de gobelets t'as ramassés aujourd'hui '» Ou encore : «Il n'y avait pas de trésor dans les poubelles du bijoutier '» Je ne disais rien car je sentais que c'était juste pour rire. Ma famille aussi je l'ai délaissée, ma mère surtout qui devait sûrement s'inquiéter pour moi. J'envoyais de moins en moins d'argent à mon père parce que j'en dépensais de plus en plus avec mes amis. Quand j'avais quelques jours de repos, je préférais rester à la rue Hoche fumer, palabrer et boire du café, de mauvais goût comme je le saurai plus tard. En fréquentant les hittistes, j'ai appris qu'ils ne parlaient pas que de foot et des milliards volés par ceux qui en ont la garde. Les one, two, three qu'ils se balançaient joyeusement n'étaient qu'un simple défoulement, une sorte de poudre aux yeux pour endormir les tuteurs éternels et éloigner le mauvais œil en attendant les vents favorables pour mettre les voiles. Ils avaient un sujet de discussion très sérieux qu'ils n'abordaient qu'avec précaution et dans une discrétion totale : quitter au plus vite ce pays de la tchipa et du kamis pour rallier l'Europe, la liberté, le paradis ! Samy s'y préparait sérieusement. Il avait un rêve tout simple, se marier avec une blonde. Petit à petit, je me suis mis moi aussi à rêver de ce paradis terrestre. Plus j'y pensais, moins je m'appliquais dans mon travail et plus j'oubliais ma famille. Moi qui avais horreur des tricheurs, je pris la fâcheuse habitude de dissimuler les ordures sous les voitures. Quand Omar, un harrague malchanceux, a rejoint notre groupe, il n'était plus question ni de foot, ni de corruption, ni des crevasses sur la chaussée et les trottoirs. Les débats se sont focalisés sur le seul et unique sujet qui nous intéressait tous.Omar me disait : «Tu ne le sais sûrement pas, ya khÍ?, mais un balayeur chez les Roumis, c'est une personnalité ! Il vit mieux qu'un PDG chez nous !» Samy confirmait. Moi, je ne faisais qu'écouter car je ne savais même pas ce qu'était un PDG et encore moins où et comment il vivait. En tout cas, les histoires extraordinaires qu'ils racontaient tous les jours me plaisaient beaucoup et j'ai commencé moi aussi à bâtir mon propre château en Espagne. Les photos qu'Omar nous montra étaient plus que parlantes. Il était rayonnant sur toutes celles que j'ai vues, au milieu de la verdure entre des arbres droits comme des soldats, devant une bouche de métro, parmi quelques passants souriants et même entre deux blondes lumineuses”'déformation professionnelle oblige, je ne remarquai aucun sachet ou bouteille en plastique, aucun mégot, pas de papiers, rien ! Tout était nickel ! Mais je ne dis rien de peur de paraître ringard.Un jour, au beau milieu de la matinée, tandis que j'étais aux prises avec des chats errants qui me disputaient des abats de poulets puants, putréfiés par la chaleur, que quelque ménagère avait jetés de bon matin devant la porte de son immeuble pour ne pas empester son logis, Samy est venu me susurrer à l'oreille pendant que je les ramassais : «Libère-toi dans une heure, nous allons voir Hakim l'expulsé , il est rentré hier d'Allemagne.» Puis, se bouchant le nez, me dira : «Tu n'en as pas marre de toute cette merde '» Dès qu'il s'éloigna, j'empoignai mon chariot et dévalai la rue Hoche, abandonnant les boyaux à la porte de l'immeuble, à la grande satisfaction des matous. En m'approchant du centre, je ralentis la cadence, marchai en titubant et commençai à simuler des douleurs un peu partout. Moi qui abhorrais les menteurs, je me présentai au chef et l'informai sans rougir que j'étais malade et que j'avais besoin de voir un médecin. Il hocha la tête plusieurs fois sans rien dire. Je le laissai et partis me laver et me changer. Je sortis ensuite du centre en gémissant car je le soupçonnai m'observer en cachette. Je me joignis à mes amis hittistes et nous nous dirigeâmes vers le Sacré-Cœur en haut de la rue Didouche. Samy me chuchota à l'oreille en cours de route qu'il était fauché et les autres aussi, et qu'ils avaient besoin que quelqu'un paie les consommations lors de la rencontre avec Hakim. «Pas de problème !» dis-je tout de go. J'étais prêt à bien plus que cela. Quand nous entrâmes au café, je repérai immédiatement Hakim à son apparence extérieure bien que je ne l'eusse jamais vu auparavant. Il était bien habillé, bien coiffé, rasé de près, ses chaussures brillaient ; bref, il avait bien l'air de quelqu'un fraîchement arrivé de l'étranger. Il était attablé de manière ostensible, le regard lointain et fumait des cigarettes de marque. Nous le saluâmes et prîmes place à ses côtés. Le serveur s'empressa de prendre la commande. La facture allait être salée mais je m'en foutais.«Et alors, Hakim, comment c'était là -bas '» commença Samy timidement. Hakim posa sur lui un regard lourd et pour toute réponse eut cette réplique qui vaut bien son pesant de flegme algérois : «c'est autre chose !» Puis les questions et les réponses s'enchaînèrent. On voulait tout savoir, tout comprendre. Mes amis hittistes étaient en effervescence et moi aussi mais Hakim gardait tout son sang-froid, parlait lentement et avec parcimonie comme un Allemand, je le sus plus tard. Les femmes ' Elles sont toutes belles et toujours souriantes. Les gens ' Respectueux et généreux. La bouffe ' Des parts de lion. Les fringues ' Que des marques et presque pour rien. Les voitures ' Des modèles qu'on n'a jamais vus en Algérie. Les villes ' Tellement propres qu'on peut s'y prélasser toute la journée. Là, j'ai tiqué. Cela voudrait-il dire qu'ils n'ont pas besoin de balayeur ' Je restais pensif, n'écoutant que d'une oreille distraite, l'air triste. Je percevais à peine les éclats de rire sans en connaître la raison. Puis, je passai à la caisse et nous quittâmes le café.«Maintenant, j'ai compris», me dit Samy sur le chemin du retour. Je le regardai médusé. «Tu n'as pas entendu ce qu'il a dit '» J'arrondis davantage les yeux. «Là-bas, ils n'aiment pas les menteurs, les violeurs et les voleurs”? Youcef, continua-t-il en me secouant par les épaules, réveille-toi, nous avons toutes nos chances !» Ce soir-là , nous restâmes longuement à discuter Samy et moi. Notre décision était prise. Nous partirons ensemble, sans les autres. Ah ! partir. C'était enfin notre tour. Les préparatifs commencèrent dès le lendemain. Mais je devais encore faire face à mon chef qui prit l'habitude de me réprimander au petit matin. Puis, un jour, j'ai trouvé mon cousin devant la porte du centre. Il était contrarié. C'était moi qu'il attendait. Il me fit des reproches sur mon travail bâclé et mon attitude envers ma famille. Je regardais mes souliers pendant qu'il parlait. Il proposa de m'obtenir un congé spécial pour aller au bled. J'acceptai sur-le-champ. J'avais aussi besoin de faire mon passeport. Quand j'arrivais au village, je me précipitai pour baiser l'épaule de mon père. Il eut un mouvement de recul, me toisa de bas en haut, s'attarda longuement sur ma tenue vestimentaire et ma chevelure ébouriffée et refusa de se laisser embrasser.«Va d'abord chez le coiffeur», me dit-il en détournant les yeux. Ma mère me serra longuement contre sa poitrine généreuse. Je garde toujours cette sensation de chaleur enfouie au plus profond de mon être. Je lui remis les cadeaux et l'argent. Après, tout est allé très vite. La Turquie, la Grèce puis d'autres pays européens et enfin Berlin.La clandestinité pendant de longs mois chez un brave restaurateur kurde à Neukölln. J'appris un second métier chez lui. Samy finit par se rendre en France chez un parent qui accepta de l'héberger. Moi, je suis resté. Je n'avais pas le choix mais heureusement devrai-je dire car je me plaisais dans cette ville paisible. Je me sentais chez moi. Puis, ce fut Ingrid qui entra dans ma vie. Quand son regard croisa le mien dans le métro, j'étais loin de me douter qu'elle allait bouleverser mon existence. Elle fut tout pour moi : ma protectrice et mon guide, ma mère et ma compagne, mon amie et ma maîtresse, mon professeur, mon trésor et mon trésorier, mon associée, ma cuisinière et aussi ma femme et la mère de mes enfants. Grâce à elle je trouvai une place de balayeur à Berlin pendant les premières années et je puis aujourd'hui confirmer les dires d'Omar, le harrague malchanceux. Le bateau a quitté le port depuis quelques minutes. Alger se détache petit à petit. Je devine derrière les rangées d'immeubles alignés au cordeau le quartier que j'ai balayé des années durant. J'y ai fait un petit pèlerinage en voiture avant d'embarquer. Les trous et les crevasses sur la chaussée et les trottoirs se sont multipliés. Samy n'avait pas tort. Les éboueurs sont toujours à leurs postes comme des soldats en campagne. Il m'a semblé qu'ils étaient plus nombreux. Les quelques arbres, toujours aussi rachitiques, n'ont pas encore été arrachés. Tant mieux pour les oiseaux.Le bateau dépassa la jetée. Une larme glissa sur ma joue sans m'avertir. Je me disais que c'était la dernière fois que je voyais ce panorama. Je suis venu en coup de vent pour rendre un dernier hommage à ma mère. Plus rien ne me retient dans ce pays. Alger s'est maintenant enveloppée de nues. Il est temps de rouler cette lettre et de préparer la bouteille. Une dernière chose : si vous êtes un jour de passage à Berlin, laissez-vous mener à Kreuzberg, c'est un quartier chaleureux, arpentez sans crainte Oranienstrasse, et si vous avez un petit creux, cherchez dans une ruelle le petit resto «Chez Josef», c'est un endroit douillet, vous me trouverez derrière le comptoir avec Ingrid pour vous servir un café, un bon café. Je vous attendrai toute la vie. noh ! toi qui verras s'échoueràtes pieds cette bouteille,dis pour l'amour du Cielma douleur et mon deuilau flanc de montagneune brise s'est levéequand tout à coups'est retournée la terreemportant à jamais




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