Algérie

C'est ma vie



C'est ma vie
Par Mohamed DjaâfarBloqué dans la circulation depuis plus d'une heure, Kheir-Eddine n'arrivait pas à se concentrer sur un seul sujet de réflexion pour s'occuper utilementet surmonter le stress de la route.Dès qu'une attraction intéressante commençait à se dérouler sous ses yeux, dès qu'il s'installait dans une méditation agréable se rapportant à des perspectives optimistes, comme des projets de vacances par exemple, loin, très loin de la capitale, et de préférence à l'étranger, un automobiliste impatient et irrespectueux effectuant une manœuvre répréhensible, parfois même dangereuse, le tirait brutalement de sa rêvasserie. Il retournait alors à l'amère réalité de l'embouteillage monstrueux et quotidien à l'entrée d'Alger, en fin de journée.Pare-choc contre pare-choc, les voitures se suivaient dans une procession ininterrompue sur des kilomètres, alors que, ironie du sort, elles ne se trouvaient qu'à quelques centaines de mètres, tout au plus quelques milliers, de leurs destinations finales. Un bon marcheur aurait rapidement parcouru cette distance et serait sans doute déjà en train de siroter tranquillement un thé dans son salon face à la télévision. Les automobilistes coincés sur l'autre voie de l'autoroute dans la direction inverse n'étaient guère mieux lotis. Quitter Alger après une journée de travail en direction de Rouiba, Réghaïa et même au-delà vers l'est, n'était certainement pas une sinécure. Heureusement pour Kheir-Eddine, cette direction, il ne la prenait que tèt le matin pour se rendre à son travail près de Réghaïa. «En fin de compte, se dit-il en observant les visages hagards des automobilistes quittant Alger, j'ai de la chance, je n'en ai plus que pour quelques dizaines de minutes avant d'être chez moi. Je dois sans doute m'estimer heureux !»La situation ne se présentait guère sous de meilleurs auspices sur les autres voies d'accès ou de sortie de la capitale. Aux heures de pointe, les voitures envahissaient toutes les rues et ruelles, paralysant la circulation pendant de longues heures dans toutes les directions. Certains chauffeurs, plus intelligents semble-t-il, font bruyamment ronfler leurs moteurs pour intimider les autres automobilistes et passer devant eux, gagnant ainsi quelques mètres. Kheir-Eddine avait l'impression d'être dans un manège d'auto-tamponneuses. Combien de fois n'a-t-il pas eu un mouvement de recul en voyant un bolide foncer sur lui comme un vautour sur sa proie ' Quand c'est un de ces bus fous défiant toutes les règles du code de la route, sa frayeur s'en trouve démultipliée. Surpeuplée, surchargée, suffocante, Alger n'arrive tout simplement pas à supporter une population qui, loin de se stabiliser, croît de façon exponentielle. Avec les nouvelles villes qui doivent encore l'enserrer à l'est et à l'ouest, l'overdose n'est pas bien loin pour ainsi dire. Lors d'un séminaire sur l'aménagement du territoire auquel il a pris part avec un collègue au titre de son entreprise, Kheir-Eddine est resté sidéré. Tout le monde trouvait géniale l'idée de construire des villes nouvelles à la périphérie d'une mégapole agonisante !- Ils sont fous ! chuchota-t-il à l'oreille de son collègue, ils veulent regrouper tous les Algériens dans la capitale et vider le reste du pays !... Qu'adviendrait-il en cas de catastrophe naturelle '... Je n'ose même pas y penser.- Ils s'en foutent, ils nous fourguent des projets inutiles supposés grandioses pour s'en mettre plein les poches, répondit son collègue sarcastique. Et comme les rétro-commissions ne sont plus plafonnées depuis que les Texans s'en sont mêlés, c'est à qui mieux mieux. L'appât du gain leur a fait perdre toute luciditéâ€?- Ils font preuve d'un défaut d'intelligence manifesteâ€? Ils ne se rendent même pas compte du mal qu'ils font, aveuglés par la cupidité. Ils sont en train d'inviter les Algériens qui vivent encore à l'intérieur du pays à venir s'entasser dans la capitale. Tu te rends compte ' Les grandes puissances ont constamment besoin d'espace vital pour soutenir leur croissance ; il leur faut régulièrement de nouveaux terrains de chasseâ€? Aujourd'hui, elles se querellent entre elles pour défendre leurs intérêts chez nous, mais dès que les conditions objectives seront réunies, elles se mettront d'accord sur notre dos pour nous déposséder de ces territoires que nous sommes en train d'abandonner aux reptiles et aux moustiques.- Tu exagères !- Pas du tout ! tu le sais bien, un territoire sans habitants c'est comme une maison abandonnée, elle finit toujours par être squattéeâ€? Nous sommes en train de mettre en place consciemment ou non les conditions de notre propre vassalitéâ€?- J'ai l'impression d'entendre Bennabi.- Là , tu as bien raison, cher ami, les incohérences algériennes ne datent pas d'aujourd'hui.Il se rappela cette discussion avec son collègue et se demanda quel itinéraire il allait bien pouvoir emprunter pour se rendre à son travail quand les chantiers de ces nouvelles villes auront atteint leur point culminant ; car il était convaincu qu'ils ne seront jamais achevés totalement. En tout cas pas de son vivant.En matière d'embouteillages, Kheir-Eddine savait bien qu'il ne servirait à rien de changer d'itinéraire ou de prendre un soi-disant raccourci ou un chemin détourné réputé peu connu, pour ensuite se retrouver dans une situation inextricable ou au milieu d'une bataille rangée entre usagers indélicats et flirter gratuitement avec l'infarctus.C'est pourquoi, il suit toujours les itinéraires principaux. Sur l'autoroute, il reste tranquillement à sa place dans la file de gauche à cause de ces pilotes de formule 1 qui sèment la panique sur la bande d'arrêt d'urgence qui devient, à la nuit tombée, un véritable coupe-gorge sur certains tronçons. Il ne fait jamais bon de s'y aventurer trop longtemps car les nouveaux pirates de la route ne sont jamais bien loin. Les automobilistes distraits qui y sont dépouillés sont contents de s'en tirer sans coups de couteaux aveugles. Alors, un bon conseil, ne vous y arrêtez pas, c'est Kheir-Eddine qui vous le dit car personne ne viendra à votre secours. Quant à tomber en panne ou avoir un besoin pressant, c'est une autre histoire et il vaut mieux ne pas y penser du tout pour ne pas s'angoisser par anticipation. Kheir-Eddine cherchait sincèrement à comprendre pourquoi ces jeunes désœuvrés préféraient mutiler leurs semblables ou se jeter à la mer plutèt que de travailler honnêtement ' Dans son entreprise, ils en parlent souvent entre collègues ; ils ont tous des enfants et savent que ça n'arrive pas qu'aux autres. Chacun a son point de vue personnel sur la question mais tous ou presque s'accordent à dire que l'absence d'un idéal national cohérent et d'un modèle irréprochable à suivre en est la cause principale.D'autres, au jugement plutèt sévère, prétendent que le modèle qui est en train de façonner la jeunesse et la population algérienne pour des décennies encore est celui du «beggar» immoral et inculte accoquiné au politicard opportuniste et louche, le tout drapé dans un qamis orthodoxe pour tromper le Seigneur, tant qu'il y a du pétrole, bien sûr. Associés dans la forfaiture, ces sinistres individus amassent des fortunes dans des sacs-poubelles grâce à la corruption qui gangrène l'Etat algérien et qui finira par le mettre à genoux inéluctablementâ€?- Regardez les choses en face ! avait déclaré solennellement un adepte de cette assertion... Ouvrez les yeux ! La canne est tordue à la tête ! Cette métaphore avait, certes, son charme mais n'expliquait pas tout aux yeux de Kheir-Eddine. Pour lui, l'origine de cette gabegie et de cette violence extrême devait encore être cherchée ailleurs, sans doute dans les multiples injustices accumulées avec le temps. N'est-il pas vrai qu'une injustice subie par les parents reste une peine éternelle pour leurs enfants 'De temps à autre, des automobilistes dont les nerfs craquent subitement se mettent à klaxonner avec frénésie. Quand d'autres leur emboîtent le pas et s'en prennent eux aussi à leurs klaxons au risque de les griller, le vacarme devient tout simplement assourdissant. Kheir-Eddine ne les imitait pas ; il savait par expérience que klaxonner ne servait à rien d'autre qu'à démultiplier l'angoisse et à provoquer des accidents inutiles. S'il lui arrivait quand même d'en donner quelques coups, c'est uniquement par solidarité avec ces pères et mères de famille enfermés des heures durant dans leurs voitures comme de pauvres oiseaux encagés. Parfois, quand des milliers de citoyens sont bloqués pour céder le passage à des véhicules officiels encadrés par des gardes arrogants fiers de leurs sirènes et gyrophares, le doigt menaçant pointé sur les automobilistes pour leur signifier de dégager de leur chemin, soulevant sur leur passage des nuages de poussière en prime, il klaxonne franchement pour protester contre ce qu'il considère comme un comportement incivique, une attitude de colonisés fraîchement affranchis. Un jour qu'il était rentré bien après le dîner, alors que ses enfants s'apprêtaient déjà à dormir, il s'était emporté pendant que sa femme réchauffait le souper :- Tu te rends compte' Ils nous ont bloqués pendant plus d'une demi-heure pour faire passer je ne sais quel dignitaire ! Ils n'ont pas pensé à ceux qui ont un problème avec leur vessie ' Sommes-nous donc condamnés à trimbaler dans nos voitures des bouteilles en plastique en guise de pissoires '... Et comment faire pour se soulager quand on n'est pas seul dans la voiture '- Calme-toi, mon chéri, ça n'arrive pas tous les jours quand même d'avoir une envie urgente !- Ah ! oui ' poursuivit-il irrité, et les enfants morts de fatigue alors qu'ils ont sûrement des devoirs à faire '... Ils n'ont qu'à se déplacer en hélicoptère puisqu'ils font ce qu'ils veulent avec notre argent !- L'hélicoptère est une très mauvaise idée, c'est une cible trop facile, tu le sais bienâ€? Ils ne peuvent pas prendre l'hélicoptère.- Alors, nous devons accepter et nous résigner, c'est ça que tu veux me dire '- Je ne pense pas qu'ils bloquent la circulation pour le plaisir de passer les premiers, ils gouvernent le pays, ils doivent sûrement avoir des problèmes urgents à réglerâ€? Tu veux plus de sauce '- Des problèmes urgents ' Ah ! la belle excuse. Laisse-moi te dire ma chère épouse que quand c'est urgent, c'est déjà trop tard !Rentrer chez-soi épuisés, à la nuit tombée, est devenu ainsi le triste sort de la grande majorité des Algérois. Il détourna son attention sur la mer à sa droite pour oublier l'automobiliste qui venait de se faufiler devant lui en changeant brutalement de file. Ses feux arrière l'éblouirent et il manqua de peu de lui rentrer dedans. «Connard !» marmonna-t-il. Dans la baie, de nombreux bateaux en rade attendaient de rentrer au port pour décharger leurs cargaisons, des containers débordant de produits asiatiques de contrefaçon généralement inutiles et parfois même dangereux pour la santé. Kheir-Eddine qualifiait ces importations sauvages de «contrebande moderne» non sans arrière-pensée, faisant allusion à tous les passe-droits dont jouissent certains importateurs indélicats devenus les partenaires privilégiés de l'Etat. Cette expression lui valut un jour une vive altercation avec un de ses collègues de bureau, dont on disait qu'il était versé dans les affaires scabreuses et bénéficiait de protections haut placées. Il ne s'en cachait pas du reste, et arborait fièrement des signes de richesse ostentatoires.- Que veux-tu dire par «contrebande moderne» ' l'interpella-t-il avec brutalité ce jour-là devant d'autres collègues, histoire de frapper les esprits.Cette technique d'intimidation présomptueuse et lâche, Kheir-Eddine la connaissait bien pour avoir souvent rabroué des lèche-bottes et autres indics de l'administration forts de leurs relations factices et souvent imaginaires avec des officiels aux capacités de nuisance avérées. Kheir-Eddine était un homme affable et même très tolérant, mais il n'était pas du genre à renier ses convictions et encore moins à se laisser effaroucher par des affairistes sans foi ni loi, ignorants et laids. Il prit son air faussement détaché et lui balança à la figure :- Je veux dire par-là de la contrebande officielleâ€? contrèlée par tes parrains, si tu préfères !- Attention à ce que tu dis !- Ah ! voilà qu'il me menace. Tu vas peut-être encore faire un rapport à tes maîtres 'L'homme feignit la colère, dressa sans conviction le bras et le doigt en direction de Kheir-Eddine puis finit par se dégonfler devant l'air méprisant et le sourire narquois de ce dernier. C'est le comportement et le sort de tous les opportunistes qui n'ont gardé de leur condition humaine que les attributs extérieurs.A la moindre secousse ou grondement, les voilà qui paniquent et font volte-face à l'image de leurs employeurs, passés maîtres dans l'art de courber l'échine.- Fais attention à ce que tu dis, lui avait glissé à l'oreille un collègue et ami de longue date qui avait assisté à la scène, les gens que tu montres du doigt sont des experts en coups fourrés, ils frappent dans le dos !




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