Algérie

C'est en maintenant le statu quo qu'on provoque le chaos



C'est en maintenant le statu quo qu'on provoque le chaos
Evincée lors de la formation du dernier gouvernement tunisien du poste de ministre de la Femme, cette grande figure du combat féministe et démocratique, qui a tenu tête aussi bien à Ben Ali qu'aux intégristes, revient ici sur les grands chantiers qui attendent l'expérience tunisienne. (Cet entretien a été réalisé avant l'attentat de mercredi, ndlr).- Pour revenir à votre éviction du gouvernement tunisien, qu'est-ce que cela révèle comme rapport de force entre conservateurs et libéraux au sein de l'Exécutif et plus largement dans le paysage politique de la Tunisie 'A mon avis, mon éviction est bien sûr due au courant islamo-conservateur qui avait peur d'une féministe à la tête de ce ministère, pas spécialement ma personne, mais c'était symbolique par rapport au combat pour les droits des femmes et leur statut dans un projet politique. Cela a été déterminant au vu de ces enjeux. Mais ça s'est joué aussi entre des partis politiques qui ont considéré que les indépendants ou les représentants de la société civile n'avaient pas leur place dans le gouvernement.Les politiques refusent donc de penser que la société civile ou des personnalités non partisanes puissent apporter un plus dans l'exercice du pouvoir 'Oui, d'ailleurs ça a été dit clairement, alors que la société civile a joué un rôle majeur. Quand on voit ce qui s'est passé depuis quatre ans et même avant sous Ben Ali, on constate que la société civile a cumulé une expérience énorme. Tout est politique. En sociologie, il est démontré que tout acte citoyen est un acte politique, parce que cela participe à la construction de la société, à la mise en marche de la démocratie. Or, les politiques considèrent qu'ils ont, eux qui se sont lancés en politique seulement après la révolution, plus de légitimité que la société civile pour être dans les postes de décision.On rajoute à cette donne le parti islamiste et un courant conservateur chez des partis dit démocratiques : pour nous, la question des femmes est centrale, mais chez certains de ces partis cette question reste marginale. Certains avançaient, au moment d'inscrire la parité, que les femmes n'avaient pas d'expérience politique. Mais qui avait une expérience de la politique sous une dictature ' Ils ne comprennent pas qu'il faut qu'on avance ensemble.- Imaginons que vous aviez été effectivement désignée ministre, pensez-vous réellement que vous auriez eu une marge de manœuvre pour concrétiser vos idéaux 'Certainement en partie, mais pas totalement, bien sûr. Nous étions conscients, moi et ceux qui m'ont soutenue, car vous pensez bien que j'ai consulté aussi bien mes proches que les féministes en premier, c'était un choix difficile et que cela n'allait pas être de tout repos. C'était une opportunité qu'il fallait saisir, il était nécessaire de se battre de l'intérieur pour faire avancer les choses plus rapidement.C'était une occasion pour nous de gagner du temps pour garantir les acquis et les faire évoluer, car les discriminations sont encore bien présentes dans les textes et dans la pratique. Plusieurs questions importantes allaient être soulevées, comme le projet de loi-cadre sur la violence contre les femmes qui n'a pu voir le jour du temps du gouvernement précédent parce qu'il y avait des résistances et des calculs politiques. Donc, il aurait fallu expliquer la loi, ouvrir un débat national, se mobiliser sur cette question de l'intérieur même de l'Exécutif. Je sais que ce n'est pas en étant ministre qu'on va réussir à tout réaliser, mais c'était un espoir, un symbole fort.- Pourquoi, malgré le processus révolutionnaire tunisien qui a réalisé des acquis importants dans le domaine des droits de l'homme, on a l'impression que la question du statut de la femme et de sa représentation politique n'a pas été touchée par cette dynamique 'C'est en partie vrai, même si je considère qu'il y a une petite avancée, malgré la politique de la troïka qui a été désastreuse sur cette question? Il y a de fortes résistances, un conservatisme certain, des pesanteurs sociologiques qui expliquent cela, mais il y a aussi les calculs politiques et l'ego. Arriver à la parité dans un gouvernement ou dans un Parlement, selon mon avis, c'est un combat que nous allons continuer à mener, car il nous faut compter avec la mentalité d'une catégorie d'hommes qui voient une perte de leur pouvoir en termes de limitation de leur nombre dans les instances de décision. Il y a là aussi un enjeu, un enjeu universel, qui existe dans certains pays dits démocratiques, ce n'est pas une logique de partenariat, de partage des valeurs, d'un combat commun, d'une dynamique nouvelle pour avancer ensemble qui les motive.- Si on prend comme repère les vingt recommandations de la FIDH, dont vous étiez secrétaire générale, sur les droits des femmes en Tunisie, quel serait le pourcentage des avancées 'Une réalisation importante a été consacrée dans la Constitution grâce à la société civile qui a été notamment accompagnée par la FIDH : la notion d'égalité et de parité y ont été inscrites. Maintenant, il reste encore à fournir de nouveaux efforts et la FIDH est en train de faire un travail avec ses associations membres pour passer de la Constitution aux lois, c'est-à-dire pour l'harmonisation des lois avec la Constitution. Cette dernière n'énonce que des principes généraux : quand on dit égalité entre citoyens et citoyennes, cela ne veut pas dire automatiquement entre les hommes et les femmes, c'est limitatif.Concernant la famille aussi, ce n'est pas précisé. Prenons la parité inscrite dans la Constitution, elle n'a été appliquée que lors de la confection des listes électorales pour parvenir à la garantir. Pour cela, il aurait fallu que les listes intègrent la parité pas seulement verticale, mais aussi horizontale (la représentation dans les instances politiques) ; du coup, on a abouti à 23% de femmes dans l'Assemblée. Et au sein du gouvernement, nous n'en sommes même pas au tiers. Le premier gouvernement comptait dix femmes sur trente, puis huit sur quarante-et-un et je tiens à préciser que je ne suis pas la seule à avoir été évincée, il y a aussi l'ex-secrétaire à la Famille et à la Femme.- Pourquoi y a-t-il cette fixation sur le voile en Tunisie, et ce, depuis Ben Ali qui avait mené des campagnes violentes contre les femmes voilées, violences que vous aveiz d'ailleurs dénoncées à l'époque 'Oui, absolument, on ne résout pas le problème du voile par la répression. Il est clair que pour nous féministes, le voile est le symbole de l'enfermement, de la soumission, il est imposé par les hommes. Maintenant, d'un autre côté, et du point de vue des libertés individuelles, si des femmes choisissent de porter le voile, elles sont libres de le faire.Ce que nous contestons, c'est l'instrumentalisation du voile par les forces politiques. Des femmes subissent des pressions pour se voiler. Quand il y a eu Ennahdha au pouvoir, dont le succès a été plus porté par un vote-sanction que par un vote d'adhésion, comme cela s'était passé en Algérie, une certaine catégorie de femmes se sont voilées, il y avait une telle pression dans les quartiers pauvres et les régions déshéritées.Une jeune fille me disait : «Je peux dire non à mon père, non à ma mère, mais je ne peux pas dire non à mon frère et aux jeunes du quartier.» La différence aussi, c'est que nous n'avons jamais agressé personne, jamais nous n'avons forcé des femmes à ne pas porter le voile, nous menons des campagnes de sensibilisation. Mais, par contre, nous avons subi la violence, les agressions et les insultes.- Après l'expérience d'Ennahdha au sein du jeu politique et sa participation aux affaires, pensez-vous que l'islam politique est compatible avec la démocratie 'Les islamistes ont raté le coche en Tunisie. Ils auraient pu jouer le jeu démocratique, ils auraient pu faire avancer la société et évoluer eux-mêmes. Malheureusement, c'était exactement le contraire qui s'est passé : ce parti n'a fait que dans l'arrogance, l'esprit de revanche, la violence, la complaisance vis-à-vis du salafisme, etc.Si je reviens à cette période de la Troïka, l'enjeu c'était en grande partie les femmes. Ils ont commencé dès le lendemain du 14 janvier à mener campagne sur les réseaux sociaux et sur le terrain où on était présentes pour mobiliser les femmes dans différentes régions pour aller voter, nous avons été à chaque fois violentées par les jeunes d'Ennahdha. Je rappelle ici aussi la sympathie qu'a eu Ennahdha avec les salafistes et leur jardin d'enfants où les filles étaient voilées et la mixité interdite, avec les djihadistes aussi.Des questions ont été remises sur le tapis et qui sont inquiétantes et dangereuses, comme le mariage coutumier, l'excision, la polygamie, tout en invitant les prédicateurs les plus moyenâgeux? Tout s'est fait pour nous imposer un nouveau modèle de société. Enfin, il faut regarder la manière dont ils ont géré l'Etat, ils l'ont affaibli, déstructuré, et pour moi ce n'est pas par ignorance ou incompétence, mais par stratégie pour instaurer une autre forme de pouvoir.Toutes ces données ont démontré que le projet démocratique n'était pas compatible avec le projet islamiste. Par ailleurs, revendiquer l'application de la charia comme certains d'entre eux l'ont fait confirme que ce n'est pas la démocratie qu'ils recherchaient. Aujourd'hui, Ennahdha semble vouloir respecter les règles de jeu démocratiques, mais ils ont été obligés face à la résistance de la société suite à l'apparition du terrorisme et les assassinats politiques.Les islamistes ont aussi compris qu'ils ne pouvaient pas imposer leur projet ou changer les mentalités face à la société civile qui a prouvé son dynamisme lors de la rédaction de la Constitution. Et puis, il y a eu les événements en Egypte? Autant de faits qui les ont poussés à négocier. Reste à savoir jusqu'à quel degré Ennahdha continuera à faire semblant.- Le discours officiel de certains régimes arabes consiste à accuser le Printemps arabe d'avoir déclenché le chaos'je suis absolument à l'opposé de cette analyse. Si des pays comme la Libye et la Syrie ont sombré dans le chaos, c'est parce que, contrairement à la Tunisie, les dictatures avaient une profondeur historique et s'étaient enracinées dans la société. En Tunisie, la révolution nous a apporté une chose précieuse qui est un des acquis exceptionnels : la liberté d'expression.Mais aussi cela nous a permis de mieux connaître l'état réel de notre société, d'identifier les problèmes pour mieux y apporter des réponses, et définir des stratégies. Sous Ben Ali, on ne pouvait même pas réaliser des études sociologiques ! Ce n'est pas en maintenant le statu quo qu'on arrive à éviter le chaos, au contraire, c'est la meilleure manière de faire exploser une situation intenable.- Depuis une récente période, on parle de plus en plus librement dans le monde arabe de la sexualité ; il y a une volonté de s'affirmer individuellement, notamment à travers la création artistique ou sur les réseaux sociaux. Est-ce que cela annonce une autre révolution 'On dit que la vraie révolution, c'est la révolution sexuelle. Soulever des sujets tabous est quelque chose d'essentiel. C'est positif, même s'il y a des dérapages et des critiques violentes. Il y a des fondamentaux ; tant que les femmes n'ont pas la liberté de disposer de leur corps, on n'avancera pas. En Tunisie, on commence à en parler. Nous, les associations, avons déjà commencé à parler des droits sexuels et reproductifs, de l'avortement, de l'accès à la santé, etc., c'est fondamental.C'est vrai que ces défis sont relevés, alors que nous sommes face à de grands dangers, avec Daesh à nos frontières, et le conservatisme qui prend de plus en plus de place dans notre société. Mais j'ai quand même de l'espoir. Il y a deux mouvements qui travaillent en profondeur la société, des mouvements contradictoires, mais je pense que l'exception et l'expérience tunisiennes ont des chances de réussir.




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