Algérie

«Bye Bye Tibériade» de Lina Soualem au festival du film franco-arabe de Noisy-le-sec


Publié le 03.12.2023 dans Le Quotien l’Expression

«Mon histoire familiale est celle de tous les Palestiniens»

«À Ghaza, c'est la continuité. C'est juste qu'on n'a jamais voulu regarder ces images. Aujourd'hui on est obligé de regarder en face ce qui se passe.» dira la réalisatrice, émue.

Après «c'est leur Algérie», documentaire qui revient sur l'histoire de son père, la réalisatrice Lina Soualem décide de se tourner vers sa mère, la célèbre comédienne Hiyam Abbas. Pour rappel, au début de la vingtaine, Hiyam Abbas décide de quitter son village natal palestinien pour poursuivre son rêve de devenir actrice en Europe. Elle retourne dans sa maison familiale après la mort de sa mère. C'est le choc pour elle. Elle est suivie par la caméra de sa fille, Lina... Partant des archives familiales, puisqu'on voit Lina au milieu de sa famille en Palestine, la réalisatrice se retrouve face à un dilemme de taille: comment parler d'elle aussi, tout en évoquant ce qui reste de ses souvenirs, au milieu de toutes ces femmes qui ont bercé son enfance et qui vont constituer la mémoire de Tibériade, ce village, où elle a gardé de très bons souvenirs d'enfance. L'histoire va se mettre en place, par strate générationnelle. Au départ, de précieuses images tournées par son père! En réalisant ce film, Lina ne se doutait pas qu'il sera plus tard, au coeur de l'actualité, suite aux attaques récentes de Ghaza par Israël. Une guerre qui, certes, n'a pas commencé aujourd'hui, mais qui refait surface de façon autrement plus cruelle... «Bye Bye Tibériade» est le nom du second documentaire de Lina Soualem, projeté en avant- première le 18 novembre dernier dans le cadre du festival du film franco-arabe Noisy-le-sec et ce, en présence de sa mère Hyam Abbas et son père Azzedine Soualem, dans une ambiance très solennelle, devant un public conquis. Un film sur des femmes déclinées sur quatre générations, dispersées à travers le monde, mais si fortes dans leur attachement aux racines, à leurs origines ombilicales et affectives, à leur langue...un film émouvant. Un film documentaire humaniste d'abord qui donne la voix et de la visibilité à des gens qu'on ne voit pas souvent et dont on parle que très peu, si ce n'est à travers des chiffres et dont Lina Soualem parvient à redonner vie, à travers son regard pétri de tendresse, d'humilité et d'humanité, où il sera question entre autres de rires et de larmes, mais aussi de complicité au sein d'une belle sonorité. Des femmes qui crèvent l'écran. «Savoir que le film n'était pas vraiment sur moi, mais que je faisais partie d'un ensemble de femmes et de parcours à travers les générations, ça été beaucoup plus simple pour moi, accepter d'être filmée.
La confiance s'est installée petit à petit. Lina avait l'intelligence de savoir chercher, de capter le moment où je n'avais plus à résister. Le moment le plus difficile a été le retour à la maison après la disparition de ma mère. C'était comme une claque que je me prenais à nouveau, en dévoilant mes propres émotions. Ce n'était pas quelque chose de très simple. Mais je comprenais que ça devait être dans le récit du film. Car c'est très important par rapport à cette perte qu'on vit et qu'on vit des fois de loin.... Aujourd'hui je suis très fière de ce film.», dira d'emblée Hiyam Abbas, émue, pendant le débat. Et de souligner avec insistance: «Heureusement que dans ce contexte actuel, on voit enfin qu'il y a des personnes qui ont un nom, un visage, un âge, un corps, des amis, de la famille, ils bouffent comme tout le monde, dorment comme tout le monde, heureusement que le cinéma nous permet aujourd'hui de pouvoir donner forme à une humanité, dont certains tentent d'effacer chez les Palestiniens». Et de faire remarquer plus tard: «Ce film est une victoire. Je ne sais pas s'il ya des gens parmi vous qui comprennent cette interdiction de voir les membres de sa famille, juste parce qu'on a imposé une frontière entre vous et eux et du fait qu'on contourne cette frontière, par un bout de papier, un document qui s'appelle «passeport» et qui devient d'un seul coup, une autre nationalité, cela vous permet de rentrer et de casser cette frontière, émotionnellement c'est énorme! Voir ma tante chez elle, dans sa maison, ramener ça à ma famille et leur dire ça. Oui, c'est une victoire, celle d'une famille dont un membre au moins est parvenu à rentrer et boire un café chez sa tante dans ce camp ou elle a fini sa vie...»

Hommage à des femmes fortes
À propos des archives familiales dans le film, Lina Soualem confiera: «Mon père a filmé ces images dans les années 1990. Elles ont toujours existé à la maison, mais je ne les regardais jamais avec un oeil d'adulte. C'était comme des souvenirs d'enfance qu'on regardait de temps en temps. Quand j'ai décidé de faire le film, j'ai tout reregardé. Ce qui m'a impressionné dans ces archives, est la manière dont on circulait dans le territoire, des endroits qui, aujourd'hui, sont, pour la plupart, inaccessibles ou disparu. Aussi, de constater à quel point tout était marqué et régis par toutes les femmes de ma famille. Je me suis rendu compte à tel point ce sont elles qui m'avaient transmis cette histoire là et toutes ces valeurs que j'ai aujourd'hui, celles de l'amour, du pardon et de la transmission. Malgré toute la tragédie à laquelle elles ont fait face, elles ont su élever des enfants, su prendre des décisions et prendre leur destin en main. J'avais envie de leur rendre leur place dans cette histoire puisqu'elles sont complètement invisibilisées et en même temps, j'étais consciente que ce n'était pas seulement leur histoire personnelle, ou un film sur la transmission d'une mère à sa fille, mais c'était aussi un film sur l'histoire des Palestiniens qui sont dépossédés de leurs droits, déniés de leur identité. Pour moi, c'était important de relier ces deux histoires.» dira tout de go Lina qui tiendra à préciser ce point fort tout en ajoutant: «C'est pour ça que je suis partie à la recherche d'archives historiques. C'est tout ce qu'on a essayé de créer, c'est-à-dire en évoquant, à la fois la dispersion des familles, la disparition de la mémoire et l'effacement de l'histoire. C'était très important de ré-ancrer ces femmes de ma famille dans les lieux qu'elles ont connus, dans lesquels leur mémoire est complètement effacée et aussi au milieu d'autres visages. Je cherchais aussi dans les archives, des images de femmes.». Et de révéler: «Apres six ans de recherches, j'ai trouvé une archive qui est pour moi déterminante, il s'agit du jour de la Nekba à Haïfa où les gens sont en train d'être sortis de chez eux et on voit des femmes avec des poussettes et ça contre les images d'archives rurales des Palestiniens. Cela révèle qu'Il y avait toute une société, y compris des familles bourgeoises, aristocrates qui ont été chassées. On voit ces femmes qui sont super bien habillées avec leur landau, qui sont en train de se faire éjecter de leurs maisons et pour moi, c'était très impactant. Je suis partie à la recherche d'images de cette histoire- là, sans savoir ce qui existait et le fait de savoir que ça existe, c'était la preuve patente que notre histoire qu'on a toujours refusé de voir, a bel et bien existé.»Ayant travaillé avec la Palestino-Libanaise Nadine Naous, mais aussi l'écrivain palestinien karim kattan, Lina Soualem optera pour une certaine distance afin d'écrire son film, tout en collaborant «avec des gens qui comprennent l'urgence de ce qui est raconté, l'importance du choix des mots, tout en respectant l'individualité de chaque femme». Car dit -elle: «Je voulais permettre aussi à ces femmes d'exister, dans toute leur complexité, leur contradiction, leur force, leur vulnérabilité.. et s'éloigner de cette image binaire des femmes arabes dans le cinéma, qui sont décrites soit dans un attrait traditionnel, soit comme trop libres, comme si on ne pouvait pas cumuler ces choses- là, comme si on n'avait pas le droit d'être entière et être une femme comme les autres finalement. C'est tout ce qui est dénié à un humain en fait...».

Au commencement étaient les archives...
Lina Soualem reviendra longuement lors du débat sur sa démarche filmique expliquant que les archives personnelles étaient le point de départ, mais qu'il fallait réfléchir après sur ce qu'elle devait tourner dans le présent. Et de dire: «J'ai d'abord filmé beaucoup ma mère avec ses soeurs, pour recréer ces moments de partage que j'avais dans les archives. Clairement, ça ne devait pas être un portrait d'une actrice, un film sur ma mère, mais un film sur quatre générations. Son histoire fait partie des quatre histoires, aussi je m'attardais sur mon arrière-grand -mère et ma grand-mère. Je me suis attardé aussi sur les moments impactants de sa vie. C'était repartir à la source, commencer avec l'histoire de l'arrière-grand-mère pour terminer avec l'histoire de ma mère et puis finalement mon histoire, qui n'est pas présente, mais c'est ma voix qui permet de faire le lien, puisque moi aussi dans cette histoire je cherchais ma place. C'est celle de la première qui est née ailleurs et qui essaye de se reconnecter et de comprendre ce qui est transmis et ce qui est perdu. Qu'est- ce qui reste et qu'est ce qui risque d'être perdu à nouveau? J'ai essayé alors de réécrire avec mes mots, mes sensations, mes émotions, l'histoire de mon arrière- grand- mère, de ma grand-mère, ma mère et ma grande tante.». Et d'expliquer pourquoi avoir collaboré avec l'écrivain Karim Kattan à ce moment -là. «Car je voulais insuffler de la poésie à ces histoires assez dures. En même temps, quand je vois tout ce qu'elles ont su nous transmettre et tout ce que j'ai connu d'elles, il y avait un gap énorme entre la dureté de ce qu'elles ont vécu et la force qu'elles avaient. Je ne comprenais pas comment elles ont réussi à faire tout ça. Plus j'explorais leur histoire, plus je me rendais compte que chaque histoire est une épopée, c'était épique et je voulais leur rendre ça.. Tout ça s'est fait sur plusieurs années. Je ne savais pas comment le film allait se faire. Quand j'ai écris ces histoires, au départ, je pensais les raconter avec ma voix et finalement j'ai décidé de raconter ces histoires sur des images d'archives pour permettre à chaque femme d'exister dans son temps avec tout ces visages et la richesse aussi de tout ce qui a existé et surtout la force de tout ce qu'elles ont réussi à faire à l'époque. C'était un énorme chemin et ma voix, je l'ai écrite les trois dernières semaines du montage. Je comprenais enfin que c'était nécessaire pour moi de prendre ma place dans cette histoire et de pouvoir lier toutes ces choses- là, car finalement je fais le puzzle de toute cette histoire familiale qui est aussi celle de tous les Palestiniens. Une histoire qui est complètement dispersée et c'est moi qui ai décidé de combiner tout ça»

«Prendre ma place»
«Et si ce qui nous reste de ce lieu venait à disparaître?» Je me souviens que ma monteuse, Gladisse, a insisté pour que je garde cette phrase. Aujourd’hui, je la remercie du fond du coeur, car on arrive à un moment où cette question est plus que réelle..En Italie on m'a demandé si les Palestiniens avaient le sens de la famille! C'est fou de devoir montrer que nous aussi, on rigole, on s'amuse, on partage des moments d'amour. Je sais qu'en ce moment on voit des images très difficiles, mais moi, tout ce que j'ai connu de la Palestine ce n'est que ça. J'ai passé mon enfance à voir mes tantes faire des blagues que moi-même, n'oserai pas faire. Toutes les familles palestiniennes sont comme ça. Je pense que ça fait partie de leur histoire aussi pour pouvoir survivre quand on est complètement déshumanisé, muselé, occupé, déplacé, massacré.. Il y a quelque chose qui existe et qui est très fort. Je pense à d'autres peuples de la région et à d'autres peuples qui ont été opprimés. C'était important pour moi de montrer ces rires. Il suffisait que je mette mes tantes l‘une à côté de l'autre et ça partait. Elles se moquaient de moi avant même de commencer à filmer..».
À propos de ce qui se passe aujourd’hui, Lina Soualem estimera que «c'est une répétition et une continuité de ce qui a toujours existé. C'est juste les gens qui ne regardaient pas ou ne voulaient pas regarder. Je ne sais pas si en 1948, c'était moins violent. Il y eut 700.000 Palestiniens qui ont été expulsés, 90% des villages ont été détruits. Il n' y avait pas les réseaux sociaux.. Souvent, on parle des Ghazaouis comme si c'était une entité, une masse en dehors de tout, alors que les Ghazaouis ce sont les enfants et petits- enfants de tous les Palestiniens. Ça résonne, car c'est l'histoire de tout un peuple». Et de conclure avec dépit: «Les images de Ghaza, de gens qui rient, qui chantent, ça a toujours existé. C'est juste qu'on ne les a jamais regardées. Aujourd'hui on est obligé de regarder en face ce qui se passe.».
O. HIND

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