Butin de guerre

«La langue française est un butin de guerre» Kateb YacineMa foi, on devrait commencer notre vie par la vieillesse, cette saison que d'aucuns disent triste parce qu'elle vous fruste de certaines joies de l'existence ou bien à cause des maladies ou des insuffisances qui l'accompagnent. Mais cette étape finale recèle une richesse, un avantage extraordinaire qui permet à celui qui a atteint l'âge d'être grand-père de reconsidérer certaines choses de la vie avec un regard neuf et un goût certain. Tenez, par exemple, depuis que j'ai Internet à la maison, j'essaie de télécharger les films qui m'ont filé sous le nez dans ma jeunesse: j'avais raté certains spectacles parce que je n'avais pas l'argent de poche nécessaire ou bien parce que je n'avais pas atteint l'âge de raison ou alors tout simplement parce que ma jeunesse me poussait vers d'autres occupations. Il m'arrive souvent de revoir les films qui m'ont marqué. Cette semaine j'ai eu une soudaine inspiration en cherchant les films (rares) où le regretté Fernandel déployait son immense talent. Et je suis tombé, tenez-vous bien, sur l'interprétation radiophonique du chef-d'oeuvre d'Alphonse Daudet, «Les lettres de mon Moulin». Je sais bien ce que vous allez me dire: on nous a assez imposé à l'école primaire de la IVe République des textes indigestes dont il fallait apprendre par coeur certains extraits, de La chèvre de Monsieur Seguin ou du Moulin de Maître Cornille, qu'il fallait ensuite expliquer, analyser, commenter... Certains instituteurs ou professeurs avaient même l'audace de nous demander d'essayer d'écrire «à la manière de...». C'est dire tout l'espoir qu'ils voulaient bien placer en nous qui n'avions jamais caressé le rêve modeste et fou d'écrire, même à la manière de...Mais les Lettres de mon Moulin, c'est autre chose. Ajoutez la qualité d'interprétation de Fernandel qui articulait parfaitement, trouvait la bonne intonation là où il fallait, ponctuait une réplique par un rire éloquent, prenait sa respiration au moment où l'action devenait haletante...Ajoutez à cela, la qualité de réalisation de l'émission, avec tous les bruitages qui augmentaient la richesse du texte et renforçaient le réalisme des scènes.Si Jours de Kabylie est un documentaire irremplaçable de la vie dans cette région que nulle misère n'a épargnée, Les lettres de mon moulin est un voyage fantastique dans le folklore provençal, peuplé de personnages hauts en verbe et en couleur, imagé d'anecdotes croustillantes que l'auteur de Tartarin de Tarascon a rendues immortelles dans un style et avec une finesse et une précision sans égales. D'emblée, l'auteur, fatigué des excès de la vie parisienne qui l'ont usé, introduit son sujet par la simple lecture d'un acte notarié consacrant l'achat d'un vieux moulin en ruine par l'auteur. Allez donc trouver à présent un écrivain à succès qui investirait le produit de ses droits littéraires dans une vieille masure qu'il devrait restaurer pour y couler des jours sereins loin du tumulte et des mondanités. Seul un poète peut le faire! Le deuxième chapitre est une peinture originale de l'environnement. L'histoire de Maître Cornille relate la tragédie des gens qui sont dépassés par le progrès technologique. La chèvre de Monsieur Seguin serait une parabole destinée à détourner un poète de sa vocation qui le pousse vers la misère:la chèvre de M.Seguin préférant vivre les dangers d'une aventure d'un soir à la sécurité d'un enclos bien gardé. Question: si M.Seguin avait eu l'idée de trouver un bouc à ses chèvres, auraient-elles été tentées, l'une après l'autre d'aller courir le guilledou avec les chamois' La mule du pape, qui comporte un vocabulaire d'une richesse exceptionnelle, demeure à mon avis la chronique la plus passionnante parce qu'elle encourage le lecteur à pousser ses recherches dans les méandres de l'Histoire.