Algérie - Brahim Hadj Slimane

BRAHIM HADJ SLIMANE au Printemps des Poètes à la Librairie Alili (Tlemcen - Algérie)



BRAHIM HADJ SLIMANE au Printemps des Poètes à la Librairie Alili (Tlemcen - Algérie)


Bakhta avait marché les pieds nus au bord de l’eau et ses pas avaient laissé traîner sur le sable, derrière eux, le souvenir de la dernière pleine lune ; celle où Anis lui était apparu en rêve…  Samedi 8 octobre 1988 [3]. Anis s’accrochait au déroulement de ce train qui le transportait vers Alger où Bakhta menait une double vie : la journée émeutière dans les bas quartiers, la nuit chanteuse de raï, envoûtant les nuits du Diwan, sur les hauteurs de la ville. Son compagnon de scène, le Négro, venait de partir pour un exil définitif après avoir chanté un éloge prémonitoire de la fuite. Un été sordide avait étouffé le pays dont un vent de rumeurs apocalyptiques venait de s’emparer, à l’entrée de l’automne. La marmite bouillonnait et la tête d’Anis aussi.  Quelques jours auparavant, on était venu le chercher de nuit et on l’avait emmené les yeux bandés vers un lieu inconnu, une vieille ferme abandonnée, des environs, lui avait-il semblé, où il avait été enfermé dans une espèce de cellule durant trois jours. Matin et soir, un homme au visage émacié l’avait interrogé, tout en écoutant Charlie Parker. Une manie. Pourquoi avait-il publié illégalement ce recueil de poèmes et surtout pourquoi fréquentait-il trop assidûment Kateb Yacine ? Juste avant de le déposer devant chez lui, l’homme au visage émacié lança à Anis, un sourire en coin, qui se voulait compatissant :  — Tu as l’air aigri, poète !  — Moi, aigri ? Au moins, je n’ai pas honte de regarder mon peuple dans les yeux, rétorqua Anis en ouvrant la portière.  Lorsqu’il eut recouvré sa liberté, Anis avait perdu son innocence et ses dernières illusions sur l’unité du peuple et l’utopie de la grande famille et autres balivernes de ce genre qui avaient ballotté son âme comme tout un chacun. Le coup de grâce lui avait été asséné lorsque, la veille de son départ pour la capitale en feu, il avait assisté à cette scène : un homme du sérail avait abattu d’un coup de revolver, devant ses yeux, un gamin chahuteur. Auparavant, tout avait démarré au marché des voitures, à la périphérie de Naro.  6 h 29 : départ de la gare ferroviaire d’Oran ; après qu’une escorte consistante de gendarmes eut procédé à un contrôle d’identité minutieux, au faciès. Le train a démarré alors en glissant voluptueusement sur les rails qui lui étaient si dévoués, avec lesquels il avait cette relation intime qu’ont les membres d’un vieux couple qui en a vu, des voyages, se dérouler en eux, dans leur dualité unifiée et scellée par le temps. Sauf ce jour-là où l’histoire saignait aux quatre coins du pays.  La plupart des compartiments étaient à moitié vides. Au fur et à mesure que le train quittait la ville, Anis se sentait crispé à cause de l’appréhension de ce voyage où la quête de Bakhta se mêlait à une sensation de perte définitive : l’innocence dont il venait d’être brutalement amputé. Il en était même arrivé à haïr cette ville, Naro, qu’il avait idéalisée et qui lui collait à la peau et avait fini par paralyser ses énergies, y compris celle de prendre le large, malgré ce violent désir qui lui martelait le ventre, tel un roulement de tamtam. En somme, il en était arrivé avec cette ville comme avec une femme fatale qui le tiendrait esclave de sa possession, au moyen de recettes occultes puisées dans la magie noire.  Un moment plus tard, contrôle des billets par un fonctionnaire, proche de la retraite. Un jeune resquilleur, un vagabond des rails, mal habillé, qui refusait de présenter ses papiers d’identité, tandis que les voyageurs le regardaient avec une délectation de voyeurs, a été emmené par les gendarmes. Subitement, il s’est calmé et s’est laissé entraîner. Son regard avait pris une posture résignée et il murmurait ironiquement, entre ses dents, « One, Two, Three, viva l’Algérie ». Dehors, il faisait beau mais le ciel était fiévreux.  10 h 29, El Asnam. Au fur et à mesure, le train s’est garni de voyageurs parmi lesquels une jeune fille aux yeux d’eau vert marabout, la chevelure hirsute, les pieds nus recouverts de poussière et portant un panier en osier contenant des figues d’arrière-saison. Elle les avait ramenées de Sidi M’Hamed Benaouda et les destinait à Sidi Abdarrahmane Ethaâlibi, disait-elle à qui voulait l’entendre. En ajoutant « il faut sauver nos ancêtres de la catastrophe ».  Aucun oiseau ne chantait plus dans le ciel d’Algérie, sauf celui qui dansait dans l’ombre des yeux de cette jeune fille.  Ça circulait beaucoup dans les allées du train, ce qui donnait l’impression d’être dans une rue d’un quelconque centre-ville en ébullition. Des voyageurs agités avec leurs bagages, des contrôleurs, les gendarmes de l’escorte, et tout ce beau monde laissait les portières ouvertes. Un vrai désordre chevauchant le paysage ahuri qui défilait. Les gendarmes ont opéré un nouveau contrôle sélectif des bagages et des pièces d’identité. Bizarrement, une fois arrivés devant Anis, l’un d’eux lui a demandé :  — Votre profession ?  — Écrivain public.  — Dans quelle ville ?  — Naro.  — Et sur quoi écrivez-vous ?  — Sur la détresse des petites gens.  De tout jeunes vendeurs à la criée sont montés dans le train et se sont mis à sillonner les wagons, proposant des sandwichs au saucisson cacher bleuâtre comme une blessure non soignée, aux œufs trop durs, au fromage, des pommes frites avachies, de la limonade douteuse, du café trop sucré contenu dans des Thermos, des médicaments périmés et surtout des cigarettes qui avaient disparu du marché depuis le début de l’été, enfin de l’espoir auquel personne ne croyait plus vraiment. Il ne fallait pas se plaindre, « il y a pire en ce moment », s’était dit Anis, tout en ne succombant pas à l’insistance de ces enfants qui, de plus, avaient à revendre une hargne, un ressentiment de tout ce qui pouvait leur faire sentir leur état. Dans ce train, les voyages n’étaient pas les mêmes, n’avaient pas la même saveur d’une année à l’autre. Celle des vendeurs était non seulement amère, mais absolument inacceptable. Chacun d’eux se disait, tout bas, en vous proposant son couffin de victuailles de fortune, « moi aussi je suis le fils des neuf mois, comme toi mon frère ».  Les gendarmes sont encore passés, entraînant un voyageur clandestin appréhendé, une sorte de petit butin banal, dont ils se délesteraient à la prochaine gare. Le butin en question avait une moustache en broussaille, désordonnée comme son existence, un visage buriné, sombre, des habits informels.  Trois hommes silencieux, qu’Anis soupçonnait d’être des policiers en civil, étaient descendus du train. Un derviche à la soixantaine révolue, parlant bien le français, avait entamé la traversée des wagons en criant « je cherche ma mère, ma pauvre mère qui a disparu peut-être à tout jamais. Mon père est mort, il y a trois mois que sa femme s’est envolée, le lendemain de la disparition ».  Le soleil lui a répondu en prenant de l’altitude. Il semblait dire au derviche de ne pas oublier qu’il était là, lui, et qu’il se chargeait d’éclairer ses jours jusqu’au moment où il retrouverait sa mère, ne serait-ce que dans le souvenir des heures heureuses qu’il avait dû passer avec elle. Tout le reste était éphémère, destiné à se faner et disparaître un jour ou l’autre. Sauf l’Éternel là-haut.  C’est ce que le derviche lettré a cru lire dans les rayons du soleil qui venait de prendre son envol. Il s’est arrêté subitement devant Anis, lui a remis une feuille de papier froissée sur laquelle était recopié un poème de déportation (au bagne de Calvi, en Corse) de Mohamed Belkheir. Puis il lui a confié à l’oreille : « Sais-tu, mon fils, ce qu’a dit l’Émir Khaled à un compatriote qui lui avait rendu visite, vers le fin des années vingt, durant son exil en Suisse, et lui avait demandé de rentrer au pays ? Il lui a répondu : Non, mon fils ! Ce pays a pour tradition de châtrer ses étalons. »  Avant de repartir en implorant sa mère de revenir et en ajoutant que le sang coulait, le sang des Algériens coulait par la main d’autres Algériens et que ce n’était pas fini, attention ce n’était qu’un début, le pire restait à venir, qu’il ne fallait pas faire confiance au soleil de chez nous, que celui-ci était amnésique, trompeur comme le baiser brûlant d’une femme infidèle. Il jurait aussi qu’il ne cesserait de parcourir tous les trains du pays qui passeraient et qu’il pouvait prendre jusqu’à l’instant improbable où il retrouverait sa mère, symbole de toutes les mères qui avaient sacrifié leurs jeunesse, leur volupté, la beauté de leur visage pour sauver celles de cette terre ingrate, et cela jusqu’au jour où l’on arrêterait d’essuyer les couteaux ensanglantés sur le dos du colonialisme ou la main de l’étranger.  Pour lui, ces trains chevauchés étaient autant d’îles mouvantes où il s’exilait lui aussi, volontairement.  À un de ses passages, la jeune Berbère aux yeux d’eau vert marabout, qui s’était murée dans un silence quasi total, lui a fait signe de s’approcher :  — Ya Cheikh, nous remontons tous deux vers cette même nappe phréatique enfouie sous le sol de ce pays et que tous les prédateurs qui se sont succédé ont tenté d’épuiser, d’assécher, sans y parvenir. C’est cette nappe souterraine, notre bien commun, qui a maintenu vivants et entiers les reliefs parcourus en ce moment, jusqu’aux confins des frontières léguées par les anciens occupants. Nous n’avons pas disparu. Nous sommes seulement rares aujourd’hui à porter le secret de la nappe, chacun y ayant accès par une porte invisible au commun des mortels. Nous en sommes dépositaires et chargés, que nous le voulions ou non, de sa survie jusqu’au jour où, peut-être, elle arrosera abondamment et cette terre et les cœurs qui l’habitent. Tu as tes souvenirs, j’ai les miens, et ils se rejoignent dans la gloire passée comme dans l’oubli présent.  Essaie de regarder au-delà des cimetières ouverts maintenant, plus loin. Toi tu as perdu ta mère, moi j’ai égaré ma sœur Bakhta, l’unique rescapée de ma famille que cherche également cet homme là-bas qui lui voue une passion secrète et chargée du souffle de sa noblesse spirituelle. Il ne sait pas que je sais. Peu importe, il ne sait pas que je le protège du mauvais œil qui vous abat comme les balles aveugles qui pleuvent en ce moment sur les villes.  - Et moi donc, si je venais à te confier l’histoire de ce lieu, de cette gare d’où j’ai pris le train qui nous emmène vers les prochaines escales de nos destinées, toi et moi, si je venais à te parler des déportés de Cayenne, des bardes qui ne les ont pas oubliés, des deux tremblements de terre qui ont fini par ravager la ville et l’ont livrée au chaos, si je venais…  - Ne vous donnez pas cette peine, mon père, n’éteignez pas la lumière qui vous accompagne, dans ce train commun.  12 h 29, Blida. Des militaires et des militaires ont envahi le train. Puis Baba Ali, décor suburbain, entre verdure et béton conquérant. Puis encore El-Harrach avec des policiers sur les quais fermés aux voyageurs, où seule l’escorte de gendarmes était descendue. Au loin, une odeur de fumée, de caoutchouc brûlé.  …enfin Alger. Le train a hurlé, puis s’est calmé et s’est immobilisé. Dernier contrôle minutieux d’identité par des militaires, arme au poing. Dehors la ville méconnaissable, gorgée d’un air irrespirable, chargée de gaz lacrymogène, où planait le fantôme d’une mort invisible et pourtant proche. Des rues vides de toute circulation, parsemées d’énormes tas d’ordures pourrissantes, des blindés, des militaires en armes. Les jours précédents, de violentes émeutes avaient éclaté dans plusieurs quartiers de la capitale dont les jeunes insurgés avaient quasi pris possession : Bab El-Oued, Belcourt, Badjarah, El-Harrach, ainsi que dans les environs. La veille, les islamistes étaient apparus à la tête d’une manifestation.  La jeune fille et le derviche s’en allèrent ensemble, tandis qu’Anis prenait une autre direction. Ils se dirigèrent vers le mausolée de Sidi Abderrahmane. Chemin faisant, ils eurent la vision d’un spectacle baroque, entre réalité et fiction. Des émeutiers se partageant le stock d’alcool d’un cabaret investi la nuit précédente ; d’autres distribuant aux passants le tribut d’un grand magasin pillé : vêtements, parfums et espadrilles Stan Smith fraîchement exposés, viande et fromages importés ; plus loin, des enfants de la nomenklatura récemment encore socialiste roulant dans des voitures de luxe, à toute vitesse ; Bakhta habillée de noir, courant d’un bout à l’autre de la ville par des raccourcis, un encensoir à la main qu’elle balançait au-dessus des têtes plongées dans un état second et criant à la ronde : « Ne brûlez pas tout, ne brûlez pas vos mémoires, sinon vous allez errer aveugles dans la nuit de l’histoire. » Certains témoins formels affirmant même l’avoir vue traîner derrière elle le lion aveugle de Sidi Mhamed Benaouda.  À l’entrée de la basse Casbah, de jeunes militaires appelés partageant des plats de couscous offerts par des vieilles femmes pour éteindre le feu de la fitna, disaient-elles. Et soudain, là-haut dans le ciel, debout sur un nuage, un homme autoritaire s’appuyant sur une canne et scrutant la ville à l’aide d’une paire de jumelles, criant dans un porte-voix : « Il y a le feu partout, il faut éteindre le feu coûte que coûte. »  Une fois dans le mausolée désert, la jeune Berbère, venue des montagnes de l’Ouest, remit le panier de figues au gardien des lieux, ainsi qu’une clé enveloppée dans un mouchoir. Ensuite les deux visiteurs s’installèrent dans un coin du patio. Après un long silence, le derviche prit la main de sa compagne et lui dit :  — Oui, ma fille… Ils pensent que le Cheikh n’est plus utile, que son temps a passé son chemin et que la vieillesse l’a trop envahi. Ils ont aiguisé leurs couteaux sur du vent, pensant que le sabre du Cheikh n’a plus d’éclat. Mais le Cheikh a vent de leurs médisances et il n’est pas ligoté. Il n’est ni agneau ni pauvre bête de sacrifice. Il les écoute et se contente d’être magnanime. Rien ne lui échappe et Dieu rendra justice à chacun selon ses faits. L’homme qui te parle, ma fille, n’est pas sorti du néant. C’est un enfant du bien et de la loyauté.  Le crépuscule était vite arrivé, sitôt suivi par la nuit bientôt cadenassée par le couvre-feu qui avait été instauré. De temps à autre éclataient quelques coups de feu de sommation. Des coups de feu qui résonnaient dans les vieilles têtes comme d’étranges réminiscences d’une époque révolue, celle de la guerre d’indépendance. Était-ce possible ?  Subitement trois oiseaux, inconnus de tous, se donnaient la réplique, distrayant quelque peu cette nuit, pour qu’un jour nouveau advienne, portant un étendard blanc dans ses flancs.  Quant à Anis, il était allé tout droit au Ramallah, un bouge enclavé où avaient l’habitude de se retrouver quelques écrivains publics irréductibles, marginaux comme lui et donc tolérés. C’était un lieu reclus, sombre et remontant à une époque où Alger accueillait les révolutionnaires en cavale. Il en était resté quelques traces sur un mur sombre : des affiches dont une du Che relookée et un poème de Garcia Lorca recopié par la main de Jean Sénac.  Le Ramallah était vide lorsque Anis y avait fait son entrée. Mais il savait, en son for intérieur, que Bakhta, qui avait connu l’endroit en sa compagnie, y ferait son apparition. Elle ne vint pas ce jour-là, ni le lendemain. Ses amis l’avaient bien aperçue, par-ci, par-là. Affirmaient-ils du moins.  Lundi 10 octobre, le soir. Le bouge était vide, en deuil. Il n’avait pas fini de penser à Bakhta que celle-ci faisait son entrée et prenait place face à lui, sans un mot. Retrouvailles insolites. Après un long silence, Anis lui prit la main droite avec douceur, le cœur enfin apaisé par la tendresse qui s’en dégageait comme le flux d’une rivière fraternelle qui distillait son eau, de la manière la plus lente, la plus légère et la plus souriante possible.  Bakhta n’arrêtait pas d’énumérer des chiffres sur ses doigts.  — Que comptes-tu donc ?  — Les cadavres que j’ai vus tout à l’heure et qui me hantent.  — Partons loin d’ici, chuchota Anis. Procurons-nous une tente et fuyons loin d’ici, loin des villes ravagées, allons vers les oueds cachés au creux des montagnes, le temps qu’un jour nouveau arrive, le temps que nous puissions accueillir celui-ci avec quelques éclats de rire secrètement mijotés par notre innocence préservée.  — Non, pas maintenant. Nous ne pouvons leur laisser le soin d’éteindre le feu avec les mains de la mort. Moi je reste, même sans illusions. À cet instant, tu es une trêve pour moi et le témoin du récit de ces journées vécues par moi. Tu es un rivage pour moi, un de ceux qui m’accompagnent, un des sentiers secrets que je m’invente et emprunte. Des sentiers de moi seule connus et qui m’emmènent vers des ailleurs possibles. C’est pourquoi, même dans la multitude, je me fais oublier.  Entre-temps, le Ramallah s’était empli de clients. Sur un écran de télévision accroché à un mur passait un documentaire exotique sur les explorations du Commandant Cousteau, avec plein de poissons inconnus. Alors Anis écouta son amie dérouler son récit comme un sirocco explorant une mer de dunes.  Bakhta raconta…  Le premier gamin chahuteur :  Il n’avait pu résister à la tentation de la bière qui coulait à flots, libérée par une nuée d’autres gamins insurgés, à El-Harrach. C’était son seul acte de solidarité avec les Persévérants. Une beuverie avec de la bière détournée de son chemin habituel. Cet acte était sans conséquence par rapport au second, celui d’aller acheter du pain à Bab El-Oued qui était, en ce moment même, le chaudron du diable. Pourtant, lui n’avait aucun compte à régler, ni avec X ni avec Y. Il voulait juste acheter du pain pour la maison et il était treize heures. Il remonta, à pied, vers le centre-ville, ce qui était un mauvais choix. Lorsqu’il arriva sur la place des Martyrs, la fusillade avait éclaté. Cela, il ne le savait pas…  Les deux chouyoukh s’étaient contredits : le jeune enflammé avait lancé l’appel à la confrontation, le vieux rusé avait dit non, après une négociation au fort de l’Empereur. La fougue du jeune l’emporta sur la sagesse rusée du vieux. La foule, pour s’être trouvée déroutée, n’en avait pas moins continué sa marche, traversant tous les barrages sans être inquiétée. Non, la foule ne se doutait de rien. Lorsqu’elle était arrivée sur la place et que celle-ci avait été à peu près noire de monde, trois coups de feu avaient été tirés d’un endroit inconnu. Terrible moment où les mitrailleuses des chars avaient été prises par un accès de démence. Un carnage.  Le gamin fut désemparé. Une jeune fille blessée s’effondra sur lui. Au moment où il s’apprêtait à la secourir, trois soldats se dirigèrent vers lui, l’un d’eux armé d’un fusil-mitrailleur. Ils ne lui laissèrent aucune chance, ouvrirent le feu sur lui, tirant neuf balles explosives. Pendant qu’il se traînait sur son ventre, perdant son sang, on lui envoya trois autres balles. Malgré tout, il réussit à se remettre plus ou moins debout et, au bout de trois cents mètres, atteignit les arcades de la basse Casbah où il se trouva à l’abri. Son bras gauche déchiqueté pendait comme une loque. Des bras charitables le transportèrent à l’hôpital où il fut déclaré mort avant d’être soigné et gardé trois mois.  Le double gamin chahuteur :  Des frères jumeaux qui n’eurent pas la même chance de survivre, si l’on peut dire.  Le premier revenait à la maison, à Badjarah, tenant à la main une bouteille d’eau de Javel qu’il venait d’acheter. Il approchait d’une patrouille militaire, balançant sa bouteille à bout de bras, comme s’il voulait l’envoyer paître. Son regard était ailleurs. Il était en communion avec le vague bonheur qui l’avait traversé lorsque son adolescence avait rencontré une île langoureuse sur laquelle il rêvait de s’étendre. Mais c’est comme s’il avait eu l’envie espiègle d’envoyer valser, quelque part, cette sacrée bouteille d’eau de Javel. Feu ! Il mourut avant d’atteindre l’île dont il rêvait et d’y étendre son cœur ému.  Son frère, comme propulsé en avant par son pressentiment de jumeau, bondit hors de la maison et courut tout droit vers la rue où l’autre atteignait l’île de son rêve, juste à l’instant où il rendait l’âme. Les soldats firent feu de nouveau. Blessé, il rampa vers le corps étendu par terre. Alors les mêmes firent feu, une dernière fois.  Le troisième gamin chahuteur :  Il était bel et bien parmi la foule des Persévérants de son âge, rendus fous par la haine des dépositaires de La Montagne. Ce jour-là, il s’était mis de la partie, se prêtant lui aussi au jeu de ce chahut automnal. C’était le mercredi 5, dans le quartier d’El-Biar. Rapidement, son petit groupe fit boule de neige et, tous ensemble, ils s’attaquèrent à la poste, puis au Monoprix, qu’ils mirent à sac, ensuite au siège du ministère de la Justice qu’ils incendièrent, pour terminer leur randonnée devant le commissariat du quartier, l’inonder d’une pluie de pierres et de cocktails Molotov. A la tombée de la nuit, les gamins se dispersèrent. Jusqu’au lendemain où, de nouveau, ils s’étaient regroupés pour reprendre leur partie de quitte ou double.  Mais cette fois, d’étranges voitures banalisées s’étaient mises à danser un ballet inconnu jusque-là dans la ville. Pour son malheur, le troisième gamin fut attrapé par des soldats qui l’emmenèrent dans un lieu secret où il passa vingt-neuf jours, sans qu’il lui soit permis de manger ni de fermer l’œil. Le supplice fut son seul pain quotidien jusqu’au jour où il se retrouva dans la rue, jeté quelque part hors d’une voiture, dans la nature. Il retourna seul chez lui, prit une douche et changea de vêtements, sans adresser la parole à quiconque.  À compter de ce jour, il s’enferma dans la maison et se confina dans un silence total. Plus un son ne sortira de sa bouche, plus un pas ne sera posé par lui au-dehors. Si ce n’est le jour où il sera emmené de force, au bout de la neuvième année, vers un hôpital psychiatrique.  Ils diront que ce sont Eux qui ont provoqué ce jour-là, tout en se rejetant la faute les uns sur les autres, pour faire oublier la déchirure, le viol symbolique de ce corps instable, insaisissable et tant sacralisé : le Peuple, cette unique et immense famille. Ils diront que certains, parmi eux, avaient allumé le feu, avaient orchestré le carnage qui leur aurait échappé des mains. Mais en aparté, ils se sentiront trahis par ce même peuple ingrat à leurs yeux, coupable d’avoir déversé si violemment sa haine vis-à-vis d’eux, d’avoir brutalement rompu ce pacte de dupes remontant à l’époque de La Montagne. Seulement le divorce étant allé trop loin, trop violemment, il fallait rattraper le pacte, coûte que coûte, lui donner peau neuve.  Mais voilà, le sang des frères avait coulé. Il n’aurait pas le temps de sécher. L’heure de la férocité avait sonné.  À la télévision, on annonça la naissance d’un nouveau-né (sous éprouvette) : LA DÉMOCRATIE. Jubilation crédule dans le bouge.  Anis ouvrit son cahier d’écolier où il écrivit : « Oh ! Amie, je suis au cœur de la tempête, parmi tout ce que charrie la tempête. Si jamais la brume s’égaie, que le temps s’éclaircit et que notre étendard est hissé haut et flotte fièrement, ce jour-là seulement nous peindrons de blanc nos demeures. » Puis il ajouta, dans un soupir, alors que Bakhta lui prenait la main :  « Nuit troublante,  Nuit ardente,  Nuit couleur de Rahma »  Il était trois heures du matin. « Viens, allons-nous-en. Ma petite sœur et le vieux derviche nous attendent près de la plage Padovani. »  Dehors, le couvre-feu, pas âme qui vive. Le ciel était bas sans pourtant être couvert, comme prêt à tomber sur les têtes. Puis l’étau qui emprisonnait la gorge d’Anis se desserra et l’air se fit plus léger. La Rahma avait installé dans son cœur et alentour sur cette nuit avancée une douce chaleur. C’était terrible à dire, mais on aurait dit que le pays avait eu besoin que soit versé un tribut de sang, avant d’être repu. Pour le moment…  Ils restèrent là, près de la mer, à veiller jusqu’au matin, évoquant les heures sombres traversées. Nous bûmes avec le verre qui tournait, « essayant d’être intelligents ». Le derviche tenait les clefs du voyage. La jeune Berbère arborait des signes d’optimisme qui ne trompaient pas et c’est à cela que les autres s’accrochaient. Elle conduisait un convoi de joies oubliées que chacun explorait, l’arpentant dans tous les sens, à la recherche de cette perle rare qui contenait la lumière de leurs espoirs. Au fur et à mesure de leur voyage intérieur, ils s’enfonçaient, euphoriques, dans des terres inconnues de leurs consciences malmenées et flétries à force d’être labourées par les tourments.  Le jour se leva courageusement. Le petit groupe se mit en marche pour prendre le train du retour. Une fois arrivée à la gare, Bakhta se sépara des autres et s’engouffra dans une ruelle, avant de disparaître. Brahim Hadj Slimane.



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