Algérie

Bourkika



L'histoire se passait dans les débuts du peuplement de la Bou Rkika. Ce centre de colonisation(...)était approvisionné en eau par des tonneaux amenés tous les matins au village. Ensuite, la distribution d'eau avait lieu sous la surveillance du garde champêtre.
A cette époque, Bourkika n'était pas érigé en commune de plein exercice. C'était ... CUNY Pierre Joseph Auguste qui remplissait les fonctions de maire, ou plus exactement d'agent provisoire de l'autorité, sous la tutelle du Commissaire civil de Marengo et du sous-préfet de Blidah.
Et c'est lui qui, bien involontairement, va devenir le personnage principal de l'anecdote reconstituée à partir des lettres qui suivent et que je cite.

1) Lettre-pétition adressée à Monsieur le sous-préfet de Blidah en date du 19 août 1856.
Monsieur,
Le sieur L..., menuisier à la Bourkika, a l'honneur de vous exposer que dans la distribution de l'eau qui se fait dans cette commune, le Maire, dans sa malveillance, l'a placé sur la liste de distribution, un des derniers, de manière que quand on lui permet de prendre ses rations, les tonneaux sont presque vides et n'a que de la vase. Ce matin, quand son tour est venu, c'est à dire quand tout le monde a été servi, l'eau était tellement sale qu'elle n'était pas potable.. Il s'est présenté chez ce fonctionnaire ce matin et s'est plaint de ce qui lui arrivait. Cet homme qui avait quitté la distribution pour venir éteindre un feu de cheminée qui s'était déclaré chez lui par suite de négligence, l'a reçu très mal, et il fut obligé de s'adresser à un voisin pour avoir quelques litres d'eau. Il est à la connaissance de tous les colons, que cette distribution se fait avec la plus grande partialité ; les marchands et les débitants de cette localité reçoivent chaque matin un bon tiers en sus d'eau de ce qu'il leur revient, parce que ce Maire est leur débiteur, qu'il ne peut les payer, et conséquemment leur refuser. Non pas qu'on lui fasse un crime de sa pauvreté, quoiqu'il soit le plus abhorré de toute la colonie et qu'il emprunte partout où il peut ; mais il est évident qu'il ne peut remplir dignement ses fonctions et peut être honnêtement dans une aussi fausse position. En effet, n'est-il pas honteux et pitoyable que le Maire d'une commune se place en tête de la liste des nécessiteux à qui l'on vient de distribuer quarante francs pour la fête de sa majesté l'Empereur.
Antérieurement, pour la naissance du prince Impérial, il a été alloué deux cent cinquante francs à notre commune. Eh bien, un seul colon connu pour avoir reçu cent francs et chacun croit que le Maire a reçu le restant.
Tous les soussignés et presque toute la colonie pensent que cet homme ne peut représenter dignement notre commune.
Ils viennent donc vous supplier, Monsieur, de vouloir bien ordonner une enquête sur ses actes et faits, ainsi que sur son incapacité absolue.
Veuillez croire Monsieur, qu'il n y a nulle animosité contre ce fonctionnaire, mais que chacun souffre de l'ineptie, de la méchanceté et de la pauvreté de cet homme.
Les nécessiteux porteurs de bons provenant de ces quarante francs n'ont pu obtenir le pain qu'on leur donnait le lendemain, plusieurs marchands leur ayant refusé au vu de la signature.
Nous osons espérer, Monsieur, que vous voudrez bien porter remède à notre malheureuse position de n'avoir pas un meilleur choix pour la personne qui devrait prendre à coeur défaire prospérer une colonie naissante.
Dans cette attente, agréez...
Signé : L... plus vingt signatures en marge.

2) Lettre du sous-préfet de Blidah au Commissaire civil de Marengo en date du 25 août 1856.
Monsieur L... colon à Bou Rkika m'a adressé une lettre par laquelle il articule des plaintes contre le sieur Cuny, Maire du village. Ces plaintes, sans porter positivement atteinte à la probité de ce fonctionnaire, me paraissent cependant assez graves pour apporter la sérieuse attention de l'autorité supérieure. Monsieur Cuny serait dans une position tellement fâcheuse par son état de misère, que par les nombreuses dettes qu'il a contractées et qu'il contracte, que sa liberté d'action, insinue la lettre de L..., serait entravée. Cette situation, au point de vue administratif, semblerait même, d'après ce que j'ai fortuitement appris d'autre part, avoir un caractère de notoriété publique. Il importe que je sois exactement renseigné à ce sujet. En conséquence, j'ai l'honneur de vous transmettre ci-jointe, la lettre précitée, en vous priant de bien vouloir étudier l'affaire qu'elle concerne, en me la renvoyant accompagnée de vos observations. Vous voudrez bien me fournir des renseignements sur le pétitionnaire et les autres signataires de la lettre.


3) Réponse du Commissaire civil de Marengo au sous-préfet de Blidah en date du 1" septembre 1856.
Monsieur le sous-préfet,
J'ai l'honneur de vous renvoyer ci-jointe, la plainte qui vous a été adressée par quelques habitants de Bou Rkika, et que vous avez bien voulu m'envoyer en communication, par lettre du 25 août dernier n° 6364. Cette plainte qui ne contient que des insinuations méchantes et des assertions mensongères, ne peut être prise en sérieuse considération. La question de l'eau est un prétexte qui a été saisi avec empressement, mais ce n'est évidemment qu'un prétexte, car le Maire ne préside pas à la distribution de l'eau, le garde champêtre est chargé de cette surveillance et s'en acquitte convenablement. Seulement, pendant une absence de 4 jours qu'a faite dernièrement le garde, le Maire lui-même a présidé à la distribution qui s'est faite par ordre de tour, d'après une liste établie au moment où le service des eaux a été installé.
Chaque habitant de Bou Rkika reçoit un peu plus que la quantité de 10 litres d'eau qui a été fixée, et aucune personne raisonnable n'est encore venue se plaindre à ce sujet.
Monsieur Cuny se trouve dans une position gênée, mais combien y a-t-il à Bou Rkika, de colons qui soient aisés ? Il n'est pas exact qu'il doive chez tous les débitants, et qu'il les favorise, surtout pour la distribution d'eau qu'il ne surveille pas personnellement.
Quant aux subventions, je n'admets pas que les colons de Bou Rkika contrôlent la manière dont elles sont réparties par vous, sur ma proposition ou sur celle de toute autre personne.
D'ailleurs, vous savez très bien, Monsieur le sous-préfet, que sur la somme de 1 000 francs allouée par Monsieur le Préfet à l'occasion de la naissance de l'enfant Impérial, pour subvention à accorder dans le district, Bou Rkika a été compris pour 300 francs ainsi répartis : Veuve Junet 100 francs, Veuve Fouque 100 francs, Veuve Marescot 100 francs. Le sieur Cuny ne figure donc pour rien dans cette répartition, et y figurerait-il, que les colons de Bou Rkika n'auraient pas le droit de s'en plaindre.
J'ai fait appeler avant-hier tous les signataires de la lettre ci-jointe, et je les ai invités à me formuler leurs plaintes contre le Maire. Dix-sept signataires se sont présentés, le dix-huitième m'a envoyé le billet ci-joint. Sur les 17 personnes présentes, 14 m'ont affirmé n'avoir pas de plainte à formuler et n'avoir signé la lettre en question, que parce qu'on la leur avait présentée comme une demande faite à l'administration pour avoir un peu plus d'eau. Je dois dire que plusieurs de ces signataires ne savent pas lire. Enfin 3 personnes seulement ont déclaré avoir des plaintes à faire, et elles avaient trait à la distribution d'eau surveillée pendant 4 jours par le Maire; elles m'ont paru ridicules. Ces trois personnes sont 1) Le sieur L... signataire de la lettre, menuisier à Bou Rkika, homme d'une mauvaise réputation, s'adonnant à la boisson, 2) Messieurs B... et B..., esprits inquiets et jaloux que vous verrez toujours à la tête de toutes les réclamations.

Voilà une tranche de vie d'un village venant de naître dans la Mitidja. Les colons et leurs familles confrontés à la maladie, au manque de récoltes pendant la période de défrichage de leurs concessions, se retrouvaient dans des situations difficiles, après avoir englouti le pécule dont ils disposaient à leur arrivée. Et, comme si toutes ces calamités ne suffisaient pas, certains esprits chagrins s'ingéniaient à rendre encore plus difficile la vie quotidienne de nos pionniers.
Mais ainsi va la vie.

N.B.: Si certains descendants du menuisier de la Bou Rkika reconnaissent leur ancêtre, je leur offrirai volontiers, sans rancune, un grand verre d'eau potable, et vraiment sans rancune, j'y ajouterai l'anisette et la kémia.

Edgar SEBASTIEN


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