Algérie

Bouira Ferhat Abbas, l’inédit ou l’Adieu à l’Algérie



Bouira Ferhat Abbas, l’inédit ou l’Adieu à l’Algérie

Publié le 25.05.2024 dans le Quotidien l’Expression
Jamais, nous n’aurions pensé faire une telle découverte, en franchissant le portail vitré de la bibliothèque principale Saïdani Rabah.

Les citations-chacun peut aisément s'en rendre compte -c'est comme un sous-titre, ou mieux, comme une gravure; lorsqu'elles sont bien choisies, elles servent d'illustration aux chapitres où elles sont placées en exergue. En second lieu, elles sont une mine d'informations précieuse sur l'auteur; elles renseignent sur son goût, sur l'étendue de ses connaissances et sur sa culture. On connaît à peu près un écrivain, autant grâce à ses citations qu'à ses propres textes sous le patronage de leurs auteurs sous lequel ils se présentent.
Jamais, nous n'aurions pensé faire une telle découverte, ce mercredi matin en franchissant le portail vitré de la bibliothèque principale Saïdani Rabah. Au- dessus de l'entrée, une banderole nous avertit: «Exposition de livres du 16 au 23 avril». Le peu de publicité faite autour de l'événement le fait presque passer inaperçu. D'ailleurs, rien de spécial ne s'y passe. à condition de faire abstraction des quatre tentes plantées dehors et des quelques étudiants assis ou debout devant l'entrée, l'ambiance est celle de tous les jours.
Découverte d'un inédit
Nous pénétrons dans le grand hall qui fait office de salle de lecture et où les livres sont, en permanence, exposés sur de grandes tables. Des centaines, voire des milliers de livres. Nombreux d'entre eux parlent de révolution, notre révolution, celle de 1954, qui a permis de nous rassembler autour de valeurs confisquées par le colonialisme. L'un d'eux attire notre attention: Demain se lèvera le jour. Mais c'est la photo plus que le titre qui suscite notre curiosité. La subtilité, qui est toute entière dans l'inversion du sujet qui fait plutôt penser à une phrase arabe, nous échappe totalement. Demain, le jour se lève, sonne, à notre sens, beaucoup mieux. Ici, le présent qui marque l'habitude, à valeur du futur, et la phrase, ramenée à six syllabes sonne comme un vers. «Le titre doit être d'un autre», pensons-nous. Et puis notre regard tombe sur la noble et célèbre figure d'un des plus grands artisans de notre Révolution, qui n'est autre que Ferhat Abbas, soudain, comme si la lumière du visage tombait sur les caractères des mots, tout le titre prend son sens pour nous. Nous comprenons que l'homme politique, visionnaire, se projetait dans un avenir lointain. Le jour se lèvera sur l'Algérie, mais ce ne sera pas sans de nouvelles luttes et sans de nouveaux sacrifices. Le risque d'une déflagration reste toujours possible. Pas pour seulement l'Algérie, mais pour le monde entier. Et dans un moment d'épanchement prémonitoire, voici ce qu'il confie à son «cahier», page 93: «La deuxième guerre mondiale n'est pas achevée. Nous vivons ses séquelles et ses retombées. Il suffit d'une étincelle quelque part pour que le feu reprenne.»
Ce cahier aurait pris l'allure d'un Journal ou, à tout le moins, une autobiographie si l'homme politique avait nourri une quelconque velléité littéraire. Mais qu'y aurait-il consigné? Les échos du monde, dans sa résidence surveillée à Tamanrasset, autant dire un trou, une prison, ne devaient lui parvenir qu'à travers un filtre. Avec un Journal, devenu son confident, il aurait ennuyé en y fourrant son ennui. Non, le vieux lion, rugissant, c'est d'action qu'il a besoin et non de littérature. D'ailleurs, le cahier, réparti en 5 chapitres, esquisse en 169 pages un programme ambitieux pour une Algérie qu'il sentait aussi malheureuse que lui. Il lui faudrait, à cette Algérie, un autre modèle social, qui, tout en garantissant les libertés, lui assure plus de prospérité et d'égalité. Nous le prenons comme on prend un objet précieux, un cadeau, et assis sur une chaise prêtée obligeamment par un employé, nous nous y plongeons, oubliant le lieu et les heures...
De Chamfort
à Moustaki
Chamfort, le moraliste français du XIXe siècle a l'honneur dans «Demain se lèvera le jour», puisque c'est par une de ses citations que le livre s'ouvre. La voici, à la tête de l'avant- propos: «Presque tous les hommes sont esclaves, faute de pouvoir prononcer la syllabe ‘'non'' ». On ne peut mieux se recommander aux lecteurs et à la postérité, quand on est homme politique et qu'on a rempli dans son pays les plus hautes charges! Un moraliste de l'envergure de Chamfort est la meilleure garantie pour jouir auprès du public de cet crédit dont parle Voltaire et qui est la confiance qui est primordiale dans toute relation. Un moraliste, comme on le voit, c'est bien. Mais un penseur, c'est encore mieux. Si l'écrivain avait besoin d'une caution morale auprès du public, auprès de l'élite, l'entrée dans ce cercle étroit, ne pouvait se faire que par l'entremise d'un savant, Ibn Khadoun sous la forme d'une maxime: «Celui qui, souvent, joue au réformateur à seule fin d'arriver au pouvoir, mériterait de se heurter aux obstacles et de dépérir à son tour.» Voilà, en deux citations, le citoyen, l'écrivain et l'homme politique tel qu'avait été Ferhat Abbas et tel qu'il restera pour nous et pour les générations montantes. Citoyen, il a souffert dans sa chair des crimes dont s'est rendu coupable le colonialisme dans notre pays. Journaliste, il a combattu dans différents journaux ces injustices criantes. Patriote et militant au point de créer en 1946 son propre parti (Union démocratique du manifeste algérien), il l'abandonne, cependant, pour rejoindre le FLN qui allait s'imposer, pour plus d'efficacité, comme l'unique force et l'unique voix du peuple. Il est déjà l'auteur d'un ouvrage «Le Jeune Algérien» (1931), d'innombrables articles de presse qui lui ont valu des démêlés avec la justice et onze mois de prison. Ayant reçu nombre de mandats électifs à Sétif où il s'est installé comme pharmacien dès 1933, il a exercé entre autres, celui de député, et cela, à chaque fois, pour mieux porter la voix du peuple et dénoncer les méfaits, la barbarie du colonialisme. Cependant, passées la présentation de l'ouvrage, faite par son fils Belkacem et sa biographe Leila Benmansour, les premières phrases de son avant-propos font penser à quelqu'un d'autre qui n'est ni Chamfort, ni Ibn Khaldoun.
L'homme à la toque d'Astrakhan, accablé par l'âge et les maladies, se sent en exil dans son propre pays et se sent partir. «Livre qu'un vent t'emporte.» écrit Victor Hugo en exergue à son livre «Crime et châtiment». Si «Demain se lèvera le jour» avait besoin d'une autre citation, ce serait assurément celle-là. D'ailleurs, l'avant-propos en fac-similé tel qu'il a été rédigé à la main et à l'encre, annonce plus l'homme de lettres que l'homme politique. «Je suis au soir de ma vie.», écrit-il. Et il ajoute dans un souci de clarté de peur que l'image née sous sa plume alerte ne le dise pas assez: «Ce livre est le dernier acte de ma vie». Puis parce que l'auteur et l'homme parvenus au terme de ce long voyage, fatigué et assagi autant par l'âge que par les épreuves, en guise d'adieu: «C'est un adieu à l'Algérie, à mes amis du Maghreb, et à tous ceux que j'ai aimés et servis pendant ma longue carrière.» Et puis, un peu plus loin, sans rancune, sans amertume, mais par simple goût de témoigner: «J'ai vécu un demi-siècle sous un régime colonial».
La traversée du désert
La route a été longue et semée d'épines. Au plan de l'écrit qui restait sa seule arme dans ce monde, plusieurs ouvrages la jalonnent. On peut citer le» Jeune Algérien» (publié en juin 1931 et réédité en 1981), «la nuit coloniale» (juillet 1964), «Autopsie de guerre» -1980) et «L'indépendance confisquée» (1984). Tous ces livres, comme on peut le constater, ont été publiés de son vivant. Le seul à ne pas lui avoir procuré cette joie, comparable à celle que donne la naissance d'un bébé, le seul à être donc demeuré à l'état de manuscrit, c'est cet inédit qui s'intitule «Demain se lèvera le jour» et qui intrigue autant par l'originalité de son titre que par ce qu'il annonce dans une Algérie secouée par une grande crise qui a failli l'emporter. Mais pourquoi cette hésitation devant sa publication? Son calvaire qui a commencé en 1963, après sa démission de l'Assemblée constituante et son placement en résidence surveillée, ne venait-il pas de prendre fin en 1980, et ne venait-il pas lui-même en octobre 1984 d'être décoré de la médaille de la Résistance par le président de la République, Chadli Bendjedid. Le fait est que son auteur a gardé de son séjour forcé un souvenir cuisant qui laisse peu de place à l'optimisme et à la confiance. Devenu donc méfiant envers les régimes qui se sont succédé depuis l'indépendance, il a préféré remettre le manuscrit à son fils avec la consigne expresse de n'envisager son édition que lorsque toutes les conditions de sécurité s'en trouveront réunies. C'est qu'il s'agit d'un projet social et constitue pour celui qui le porte un enjeu capital. Son voeu était qu'«une Assemblée nationale constitutive librement élue par le peuple (se réunisse) pour l'examiner, le critiquer et, peut être, en retenir quelque chose.» L'avant propos qui va de la page 25 à la page 37 peut se lire comme une notice biographique ou plutôt autobiographique puisque tout le livre est entièrement de la main de son auteur. Le chapitre I sous le titre Faire l'Etat démocratique exprime un souci: choisir «un candidat qui garantit la liberté et la sécurité des citoyens et des lois égales pour tous.» Il commence à la page 39 et finit à la page 55. Le chapitre II est consacré à la construction d'un Etat républicain sous le titre Pour une Algérie républicaine. «La démocratie est un apprentissage continuel, une patiente discipline» à laquelle «il convient d'initier l'Algérie.», professe-t-il. (page 55-91).
Les relations extérieures arrivent ensuite, et le chapitre III qui leur est consacré, va de la page 93 à la page 115. Concernant le Maghreb voici ce que le grand politicien en pense: «Il y a autant d'homogénéité entre les différentes républiques socialistes soviétiques qu'entre la Mauritanie, le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Libye.» Et ce qu'il dit de l'Europe et de l'ONU, un peu plus loin, est tout aussi exact et prémonitoire: «L'Europe est morte», annonce-t-il. Quant à l'Organisation des Nations unies, voici le jugement qu'il porte, page 105: «Si elle ne se dote pas de moyens, elle restera un organisme inefficient, un forum international où la parole est féconde et l'action stérile.» Vérités permanentes et évolution; l'éducation passe avant la contrainte s'insèrent entre les pages 115 et 152. Ce chapitre IV se veut une réflexion profonde sur la société et son devenir. «Quelle instruction et quelle éducation donner à nos enfants». «L'enseignement et la culture sont, en puissance, notre avenir».
«La diversité est source d'enrichissement». Voici quelques pensées attrapées au vol. Le chapitre V (page 155-169) comporte deux citations: Michel Garder journaliste au Crapouillot et Georges Moustaki, un chanteur français, connu surtout pour sa chanson «Avec ma gueule de métèque». Le premier dit: «Staline n'est pas mort.». Car sa pensée n'a pas été mise en bière avec lui. Le second déclare: «Je joue pour toi.» Nous jouons tous un rôle, et quel que soit notre importance, nous jouons toujours pour quelqu'un. Le révolutionnaire qui en a tenu plus d'un dans sa vie, voit le dernier se jouer avec cet inédit, «le dernier acte de ma vie». Si riche, par ailleurs.
Ali DOUIDI



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