Algérie

Bonnes feuilles



Je rentre à l'EPAU
«Bonjour jeune homme, tu viens t'inscrire '» Moi timidement : «Oui.» Lui : «Tu as fait un bon choix !» Je me souviens comme si cela datait d'hier de mon premier jour à l'EPAU. Je sortais du bâtiment de la scolarité ou je venais de déposer mon dossier d'inscription.
Abdelwahab Zekagh, le sourire indémontable (même 37 ans après) venait certainement récupérer son attestation de succès. C'était le premier architecte que je voyais de ma vie ! Son côté cool m'avait rassuré. C'était bien là ou je voulais être.
J'allais embrasser un métier inconnu chez les Mrahem.
Aucun architecte ni même ingénieur à trois générations a la ronde. Je venais par mon choix infliger à mes parents leur première déception ou grosse inquiétude (ce ne sera pas la dernière!). Brillant bachelier du lycée technique des garçons d'Alger promotion 1981, ils me voyaient grand professeur de médecine.
Pour mon père, rabbi yarahmou, qui venait depuis trois ans de prendre sa retraite en tant qu'inspecteur de l'enseignement primaire et moyen en langue arabe, c'eût été une consécration.
Lui qui avait débarqué a Constantine en guenilles dans les années 20 pour poursuivre ses études, lui qui avait entamé une carrière d'instituteur au sein de Jam3iyat el Oulema El mouslimine dès les années 40, devait certainement caresser le rêve fou de voir un jour son fils devenir un grand professeur de médecine dans une Algérie libre et souveraine.
En ce matin du mois de juillet 1981, le visage jovial et le sourire radioactif de Abdelouahab avaient fini par estomper les derniers infimes doutes qui me taraudaient. J'allais être architecte. Exit médecine, exit droit? Il me restait alors à choisir entre les métiers de l'ingénieur, les filières scientifiques fondamentales et l'architecture?
Comme j'adorais écrire des lettres d'amour à mes imaginaires et furtives dulcinées, je me voyais mal coincé toute ma vie à courir après des inconnues, quand bien même physiques ou mathématiques! Alors ce métier méconnu, un peu bizarre, pour lequel mes aptitudes en dessin industriel pouvaient compenser pour quelques temps ma timidité de gamin à la testostérone en ébullition (j'avais deux ans d avance sur le timing normal, wlid l'inspecteur oblige) avait quelque chose d'évident.
Enfin, j'avais compris instinctivement que la finalité libérale de la formation d'architecte était déterminante. J allais pouvoir choisir une trajectoire de vie inédite,indéterminée.
Mon père disparût en 1984. J'avais vingt ans et six semestres a l'Epau. Il a rejoint sa dernière demeure, certainement inquiet pour moi. Il avait arrêté de se poser des questions sur ce métier qui se pratiquait la nuit? Un métier honteux peut-être'
Traumatisé par le caractère de couvent suisse masculin/pluriel/lunettes du lycée technique, l'EPAU inspirait la liberté. L'école n'était même pas clôturée. On s'y croyait en pique-nique tant la pelouse grouillait d'étudiants et d'étudiantes visiblement heureux d'être là.Un vent de liberté soufflait sur cette Algérie de l'après-Boumediène.
Un ?uf dur, une boulette?
Je fis une petite escale de six mois chez K. Louni et A. Benchabane qui étaient déjà installés à leur compte et qui devaient déposer l'avant-projet d'un complexe multifonctionnel à Hasnaoua (Tizi Ouzou).Mon salaire avait plus que doublé et je dessinais de vrais sujets d'architecture urbaine. L'Algérie des années 90 avec Alalou, Bled Music, Mme Doudoune, explosait de toutes les énergies, y compris celle des islamistes qui nous promettaient le pire. K. Louni qui me raccompagnait de temps en temps dans sa Mazda 929 noire débordait d'optimisme.
En même temps qu'il dirigeait son agence d'architecture,il travaillait sur le film coproduit avec Hamid Ougouadfel sur Alger. Il avait même en tête de produire un chanteur pop. Du coté de Hydra, mes deux autres compères,Mahgoun et Mihoubi, dessinaient pour le compte de l'APC de Mohammedia ?e nouveau siège de la mairie et la bibliothèque, explorant une écriture perettiste (ndlr : de l'architecte Perret) qui me remplissait de désir d'architecturer. L'ouverture économique était, pour ce qui concerne les architectes, un nouveau jour. Le confort relatif dans lequel je m'étais installé ne dura pas longtemps. Mon envie de liberté reprit vite le dessus. Katia, qui avait fini par rejoindre une institution bancaire, avait sensiblement amélioré sa situation financière.
Quand en décembre 91,le FIS remporta 188 sièges sur les 430 sièges de l'APN à pourvoir,abasourdis par les résultats, nous fîmes très rapidement le tour de notre maigre patrimoine pour nous rendre compte que nous étions condamnés à rester. La marée humaine qui avait répondu à l'appel du 2 janvier de Da Aït Ahmed fut décisive. La conviction de devoir construire un avenir à notre fils Anys a vite compensé l'arrière-goût d'impuissance. Je m'installais à mon compte en février 93.
Une fois la décision de m'installer prise, Katia avait mis en place un système d'enveloppes par poste budgétaire pour gérer les vies familiale et professionnelle. Le Neufert côtoyait le Dolto (ndlr : manuels de normes architecturales), nous assurant le respect d'un minimum de règles. Pour Anys, un ?uf dur, une boulette de viande hachée et deux yaourts par jour.
Je répondis dans l'année qui suivit mon installation à tous les concours publics de logements. Je les ai tous ratés. L'innovation n'était pas à l'ordre du jour. Les projets retenus se suivaient et se ressemblaient. On reproduisait chez le privé naissant et prometteur les mêmes logements qui me débectaient quand j'étais au Bereg. C'était ça ou rien.
Vers la fin de l'année 93, la Cnep lança un concours ouvert pour le siège de son réseau à Sétif. Par chance,la direction des opérations immobilières, initiatrice du concours, était dirigée par le brillantissime enseignant M. Boudiaf que j'avais connu directeur éphémère de l'Epau. N'étant pas assujetti à la lourdeur des procédures des marchés publics, il mit en place un dispositif innovant pour l'époque (il l'est toujours 25 ans après !), un concours en deux temps et un jury identifié constitué de personnalités au dessus de tous soupçons.
Il avait invité Ravillard certainement pour son franc-parler et sa bonne humeur, Ougouadfel qu'il avait côtoyé des années à l'EPAU, Chérif Hammouche pour sa connaissance encyclopédique de l'histoire, M. Azzouz pour sa passion des mots d'architecture, M. Souhlal pour la fraîcheur parisienne qu'il apportait et, enfin, le représentant du réseau de Sétif en la personne du confrère M. E. Nencib.
Il ne fallait pas avoir fait pour faire, ni disposer de moyens humains, matériels ou financiers pour être éligible. Moi qui avait beaucoup dessiné mais jamais rien construit, j'étais sur les mêmes starting-blocks que les mégastructures comme le Bereg ou le Berep. Je n'avais pas même pas les moyens de me déplacer sur site. Je n'avais que mes cigarettes Rym, mes rapidos et mes 20 formats raisin de calque 50 grammes (le 90 était trop cher !) pour convaincre.
Pour répondre à l'exigence du maître d'ouvrage de dessiner un signal fort dans la ville, j'avais trouvé dans le dispositif de la double équerre, l'une verticale, l'autre horizontale, le moyen pour construire une figure continue qui tienne le site d une part et qui en rehausse l'échelle d'autre part. Le parti architectural clairement identifié et assumé, mixant à ma sauce aussi bien la pièce urbaine de Ciriani que la radieuse modernité de Meier avait une chance de séduire un jury attentif et cultivé!
Ce fut le cas ! A l'issue du deuxième tour âprement disputé avec un confrère beaucoup plus expérimenté, devenu un ami, Je raflais la mise et signais quelque temps après mon premier contrat d'architecte maître d'?uvre. J'avais conscience que ce premier projet, de cette importance par rapport au paysage urbain, devait être l'emblème d'une génération d'architectes arrivée à maturité pour prendre en charge les destinées de cette profession déjà inféodée à la commande publique médiocre et médiocrisante.
Le chantier démarra en 95, en pleine décennie noire. J'ai eu à voir sur mon chantier des ouvriers de la STWS, entreprise publique emblématique de Sétif, tomber d'inanition. Ils n'avaient plus de salaires depuis des mois et n'arrivaient même plus à acheter un bout de pain et du lait pour se rassasier et rester debout comme des hommes.
L'architecture dans cette ambiance glaçante de la mort voisine et des ouvriers affamés prenait une dimension surréaliste. Défendre un détail d'architecture alors que la vie humaine n'avait plus de défenseur avait quelque chose qui procédait de l'autisme. L'architecture devenait le petit buisson qui cachait la forêt calcinée.


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