Le 6 octobre 2011, premier jour de son séjour officiel en Arménie,
Nicolas Sarkozy visite le monument érigé à la mémoire des centaines
de milliers de victimes du génocide arménien des années 1915-1918.
Il déclare alors à la
presse : « La
Turquie, qui est un grand pays, s'honorerait à revisiter son
histoire comme d'autres grands pays dans le monde l'ont fait, l'Allemagne, la France. (1) ». Il récidive
le lendemain : « Ici à Erevan, je veux dire à la Turquie qu'elle doit
regarder son histoire en face. (2) ».
De son côté, la
France regarde-t-elle son passé, notamment son passé colonial
en Algérie, en face ? Le projet de transfert des cendres du général Bigeard aux
Invalides n'incite pas à répondre par l'affirmative.
L'hommage à l'homme sera perçu comme une approbation
et de la légitimation
de son Å“uvre en Algérie. La France officielle
s'apprête donc à honorer un chef militaire qui, jusqu'à la fin de sa vie, a justifié
l'usage de la torture et
qui, en dépit de ses dénégations, l'a pratiquée personnellement au cours des
guerres d'Indochine et d'Algérie : il la tenait pour «un mal nécessaire».
Il faut dire que, depuis le XIXème siècle, l'Hôtel des Invalides
s'est montré très accueillant pour des célébrités dont les titres de gloire
n'ont pas grand-chose à voir avec l'humanisme. Si Bigeard devait y entrer, il
se sentirait en bonne compagnie puisqu'il y côtoierait le Napoléon Bonaparte du
rétablissement de l'esclavage, le Maréchal Lyautey, pacificateur du Rif, le
général Nivelle du Chemin des Dames, le général Mangin, créateur de la Force Noire. Il y
retrouverait des compatriotes d'Algérie, l'amiral Duperré qui commandait la flotte d'invasion en
1830, les chefs de l'armée qui conquit l'Algérie, le général Damrémont, les
maréchaux Bugeaud, Canrobert, Pélissier (3), et Saint-Arnaud (4), qui se sont
illustrés par la cruauté,
voire la totale
inhumanité qui a présidé à leurs faits d'armes : Massacres
collectifs, incendies de villages, de récoltes, enfumades, emmurements…
Contrairement à l'Allemagne, la
France n'a pas effectué le travail de remise en cause de son
passé : en effet, suite aux accords d'Évian, un décret du 22 mars 1962 a amnistié tous les «
faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées
contre l'insurrection algérienne ». D'autres amnisties ont
suivi ...
Plus près de nous, le général Paul Aussaresses a
déclaré benoîtement avoir exécuté 24 Algériens, de ses propres mains. Il aurait
dû en bonne logique être traduit devant la justice. Cela n'a
pas été possible. Pour outrepasser cette amnistie scélérate, il aurait fallu
que les crimes d'Aussaresses soient reconnus comme crimes contre l'Humanité. La Cour de cassation en a
décidé autrement. Dans un arrêt du 17 juin 2003, elle a décidé qu'il n'y avait
pas eu de crime contre l'humanité pendant la guerre d'Algérie, rendant
impossible toute poursuite contre le général Aussaresses. Dans un communiqué, la Fédération internationale
des ligues des droits de l'Homme avait exprimé sa déception face à une occasion
manquée au rendez-vous de la
justice et de l'Histoire.
Robert Badinter avait alors écrit : « S'agissant des crimes commis
pendant la guerre d'Algérie,
la voie de la justice s'avère barrée
(5). » Mais amnistier ne signifie ni effacer ni oublier : « Devons-nous pour
autant vouer au silence et à l'oubli les crimes de l'époque ? L'exigence de
vérité demeure, rendue plus forte encore parce que justice ne peut être faite
(5) ». La France aime
à se considérer comme la Patrie des droits de
l'Homme. Or, alors même que les crimes commis en son nom en Algérie sont
établis, elle persiste à leur opposer un déni dont
l'Histoire fera justement litière.
Accueillir Bigeard aux Invalides est symptomatique de cette
incapacité à regarder le passé avec une autre lorgnette que celles dont étaient
munis Pélissier, Bugeaud, Saint-Arnaud, Bigeard, Aussaresses… Symptomatique et
révélatrice, comme l'est la mansuétude particulière de la France vis-à-vis des
généraux des corps expéditionnaires dans les colonies…
Plus grave, la
France a exporté un bien curieux savoir-faire dans les années
1960 et 1970 en Amérique du Sud : techniques d'interrogation des prisonniers,
torture, quadrillage de la
population. Ce que les officiers français avaient appris sur
le terrain, pendant la guerre
d'Algérie a été transmis aux militaires argentins (6),
brésiliens et chiliens chargés de la lutte contre la subversion. L'opinion
publique connait le rôle joué par les instructeurs étasuniens dans le soutien à
la guerre menée
par les dictatures d'Amérique Latine contre leurs opposants. En revanche, celui de leurs homologues
français, bien que sans doute aussi important, est resté dans l'ombre. C'est
moins le cas depuis la
publication du livre et la diffusion du film
associé de Marie-Monique Robin, Les Escadrons de la mort : l'école française (7).
Le début du film peut être visionné en suivant le lien ci-dessous :
Escadrons De La Mort,
L'école Française - 1de4 par ti-guy1100
Nous empruntons la
conclusion à Marie-Monique Robin qui clôt ainsi son ouvrage
en 2004: « Et la France
aujourd'hui ? Cette question revient avec constance dès
qu'est organisé un débat à la
suite de la
projection de mon film Escadrons de la mort, l'école française. Que
le lecteur se « rassure » : fort heureusement, il y a belle lurette que l'armée
française a banni de ses enseignements – à l'École militaire ou dans tout autre
institut de formation dépendant du ministère de la Défense – toute référence
à la théorie et
aux techniques de la « guerre révolutionnaire ». [...]
« Il n'en reste pas moins vrai que ce sont bien des officiers
français, venus pour beaucoup des rangs de la résistance au
nazisme, qui, au nom d'une idéologie – l'anticommunisme et la défense des valeurs de
l'Occident chrétien –, ont mis au point lors des guerres coloniales en
Indochine et en Algérie des « méthodes de guerre » qui ont légitimé les pires
sauvageries contre les populations civiles. Et ces méthodes, grâce à leur
efficacité, sont devenues des modèles, voire des fins en soi, pour des chefs
politiques, dictateurs et despotes (dans le tiers monde et en Russie) ou
démocrates (aux États-Unis). Il s'agit là
d'une vérité historique que la France officielle
ne peut continuer à occulter, en invoquant encore et
toujours la « raison d'État ».
« Or, dans ce domaine, le travail de mémoire et, surtout, de
reconnaissance publique des responsabilités politiques, a tout juste commencé.
Il a fallu attendre quarante ans pour que l'on parle enfin ouvertement des
atrocités commises par l'armée française en Algérie. [...] »
Pour que ce travail de reconnaissance publique des responsabilités
politiques puisse aller à son terme, signez et faites
signer cet appel, disponible sur Internet à l'adresse :
http://www.nonabigeardauxinvalides.net/
Les trois autres parties de la vidéo de Marie-Monique Robin peuvent être vues en
suivant les liens ci-dessous :
http://www.dailymotion.com/video/xg...
http://www.dailymotion.com/video/xg...
http://www.dailymotion.com/video/xg...
Notes
1- Le Monde, 6 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/politique/art....
2- Extrait du discours de Nicolas Sarkozy sur la place de France à Erevan
: http://www.elysee.fr/president/les-....
3- Les Algériens n'ont pas oublié les enfumades du Dahra :
http://boussayar. blogspot.com/2011/....
4- Saint-Arnaud fut également le grand ordonnateur du coup d'État du
2 décembre 1851.
5- Robert Badinter, «Les procès sont impossibles », Le Nouvel
Observateur, 14-20 décembre 2000
6- Voir la
justice argentine condamne d'anciens militaires pour des
crimes contre l'humanité commis pendant la dictature.
7- La Découverte,
2004.
François Nadiras, initiateur de la pétition « Non à Bigeard
aux Invalides », militant de la
Ligue des Droits de l'Homme, Brahim Senouci, Maître de
Conférences.
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Posté Le : 29/12/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Brahim Senouci
Source : www.lequotidien-oran.com