Algérie

Bentobbal, le plus puissant des 3 B



Par Ali Chérif Deroua
La récente publication des mémoires de Bentobbal m'oblige à intervenir et à dresser un portrait réaliste qui lui convient à merveille. Beaucoup ont écrit sur les figures emblématiques de la Révolution algérienne. Personne n'a pensé écrire à son sujet. Je ne porte aucun jugement sur les écrits des autres, chacun voyant midi à sa porte (subjectivité, types de relations, règlements personnels...).
En ce qui concerne mon témoignage, j'essaie, dans la mesure du possible, de ne commettre aucune des tares que je reproche à certains. Je témoigne en mon âme et conscience et laisse le lecteur libre de tout jugement sur le témoignage que j'avance, les arguments que je porte et la validité de mon récit.
1 - Bentobbal avant le déclenchement du 1er Novembre 1954
Né à Mila le 8 janvier 1923, dans une famille relativement à l'aise en ce temps-là, il avait suivi des études primaires jusqu'à l'obtention du Certificat d'études primaires (CEP). A l'âge de 17 ans, il adhère au Parti du peuple algérien (PPA) puis, à partir de 1947, à l'Organisation secrète (OS), dès sa création. Là, il fait la connaissance de plusieurs futurs responsables de la Révolution tels que Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M'hidi, Rabah Bitat, Zighoud Youcef, Amar Benaouda...
Après la découverte de l'existence de l'OS suite à l'affaire de Abdelkader Khiari et ses conséquences (démantèlement, arrestations, dissolution de l'OS), il entre, en mars 1950, dans une clandestinité totale en rejoignant, entre autres, le maquis créé pour la circonstance par Mostefa Benboulaïd dans les Aurès. Il assiste à la réunion des 22 qui avait décidé du déclenchement de la Révolution. Là, il retrouve mon ami d'enfance, le fils du patelin, le complice de toujours, le confident, Boussouf Abdelhafid. Quelle joie après une séparation de 5 longues années.
2 - Bentobbal du 1er novembre 1954 à juin 1957
Dès le déclenchement de la Révolution, il s'était choisi Si Lakhdar comme nom de guerre. Il devient aussi l'un des adjoints de Didouche Mourad avec Zighoud Youcef, Badji Mokhtar et Benmostefa Benaouda (futur colonel Amar Benaouda), tous membres des 22. À la mort de Didouche Mourad, il devient l'adjoint de Zighoud Youcef, son compagnon comme fugitif de l'OS (Organisation secrète) dans les Aurès de 1950 à 1954. Ils préparent ensemble le soulèvement du 20 août 1955 en Zone 2, future Wilaya II. Cet événement est le commencement de la rupture totale d'une éventuelle cohabitation entre la communauté algérienne et la communauté européenne en Algérie. Cet événement est à considérer comme l'une des dates les plus importantes de notre Histoire. Ce jour-là a sonné le glas de l'Algérie avec ses 3 départements comme partie intégrante de la France. Il est chronologiquement, incontestablement, la deuxième date la plus importante de la Révolution algérienne après le 1er Novembre 1954. En tant qu'adjoint de Zighoud Youcef, responsable de la Zone 2, futur Wilaya II, il fait partie des 6 responsables au Congrès de la Soumman du 20 août 1956, énumérés par ordre alphabétique pour éviter toute interprétation : Abane Ramdane, Ben M'hidi Larbi, Bentobbal Lakhdar, Krim Belkacem, Ouamrane Amar et Zighoud Youcef. Au cours des débats, il s'avère être un excellent débatteur, courageux et surtout plein de bon sens. J'ai eu la chance et le plaisir de le côtoyer après la formation du premier Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) pendant plus de trois ans et à ce titre, je peux témoigner qu'il avait toujours les pieds sur terre.
Les sources crédibles ou pas sur les réunions du Congrès de la Soumman font florès.À quoi bon ajouter un point de vue ' Ceux qui s'intéressent spécifiquement au sujet peuvent à la rigueur se référer aux Mémoires de Bentobbal mis dernièrement sur les étalages des libraires. Ils en seront sûrement déçus... On en attendait beaucoup plus et beaucoup mieux. Hélas...
Au Congrès de la Soumman, il est LE SEUL MEMBRE DES 6 AYANT ASSISTE À CE CONGRÈS à n'être désigné que membre suppléant du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA), contrairement aux 5 autres qui sont désignés membres titulaires. Pourquoi et sur quelle base une pareille décision ' Aucun historien algérien ou autre ne donne d'explication ou du moins ne soulève cette anomalie pour ne pas dire aberration de l'esprit.
Cette exception est en partie responsable de l'animosité que Si Lakhdar Bentobbal éprouve vis-à-vis de ses autres pairs (Abane, Ben M'hidi, Krim et Ouamrane). Il y a de quoi. Historiens ou témoins, faites honnêtement vos témoignages ou analyses, l'histoire de la Révolution vous en sera reconnaissante. Je vous en conjure, faites-le, sinon vous deviendrez complices à cause de votre silence.
Après la mort de Zighoud, il devient colonel commandant la Wilaya II
Après l'arrestation et la mort à Alger le 4 mars 1957 de Larbi Ben M'hidi et la décision des 4 membres du Comité de coordination et d'exécution (CCE) de quitter Alger pour l'extérieur, il rentre en Tunisie en compagnie de Benkhedda Benyoucef et Krim Belkacem, tous deux membres du CCE à la fin du mois de mai 1957.
Durant plus d'un mois de vie de maquis ensemble se créent une certaine affinité et complicité (mutuellement profitables aux deux) entre Bentobbal et Krim. Benkhedda, avec son caractère renfermé et peut-être son passé de secrétaire général du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), son diplôme universitaire et son titre de membre du CCE, a opté pour la prudence dans la fréquentation d'un «second couteau».
Photo prise à Tunis en septembre 1959 lors de la réunion de 10 colonels qui aurait duré plus de 100 jours.
3 - Bentobbal de juin 1957 au 5 juillet 1962
Le 3 juin 1957, Bentobbal, surnommé Si Abdallah, rencontre de nouveau son alter ego Boussouf qui arrive à Tunis venant du Maroc, en compagnie de Abane et Dahleb, les deux autres membres du CCE sortis d'Algérie par la frontière algéro-marocaine le 22 mai 1957 en compagnie de 3 autres officiers et 5 djounoud de la Wilaya V.
Depuis ce jour, ils ont formé un duo que rien ni personne ne pouvait diviser. Leur force, une confiance aveugle entre eux, est aussi une complémentarité de caractère, de complicité, de vision et d'intérêts stratégiques politiques durant toute leur vie. Tel était le duo Bentobbal-Boussouf. Là aussi j'ajoute à la préséance alphabétique le respect de l'âge...
Les deux avaient posé en même temps le remplacement de leur chef respectif, à savoir être membre à part entière pour Bentobbal au sein du CNRA en remplacement de Zighoud et surtout Boussouf en tant que membre à part entière du CNRA et de membre du CCE en remplacement de Ben M'hidi.
Ces deux revendications ont été obtenues lors du Congrès du 20 août 1957 au Caire.
Parmi les principales décisions de ce Congrès, il y eut :
- le nombre des membres tous titulaires du CNRA, qui passe de 34 à 54 membres ;
- la désignation d'un nouveau CCE composé de 14 membres dont 5 détenus à la prison de la santé
Les 9 en liberté sont, par ordre alphabétique :
Abane Ramdane, Abbas Ferhat, Bentobbal Lakhdar, Boussouf Abdelhafid, Chérif Mahmoud, Debbaghine Lamine, Krim Belkacem, Mehri Abdelhamid, Ouamrane Amar.
Les 5 en prison sont, par ordre alphabétique :
Aït Ahmed Hocine, Ben Bella Ahmed, Bitat Rabah, Boudiaf Mohamed, Khider Mohamed.
Au sein de ce nouveau CCE est créé un nouveau pouvoir suprême : LE COMITE PERMANENT DE LA REVOLUTION, composé de Abane, Bentobbal, Boussouf, Chérif Krim et Ouamrane. Malheureusement, ce «CPR» a été occulté par la majorité de ceux qui ont écrit sur la Révolution algérienne. Il avait son siège à Tunis où les 6 membres résidaient. Les trois autres membres du CCE résidaient : Abbas à Genève et Montreux, Debbaghine au Caire et Mehri à Damas. Cet oubli, cette occultation largement partagée est plus que préjudiciable à la VERITE, la REALITE DE L'HISTOIRE. Pourtant, les deux présidents, Abbas et Benkhedda, du GPRA le citent sans trop s'élargir sur son rôle. Certains historiens en ont fait de même tels Harbi et Meynier. Parler de ce CPR permet au moins d'éclaircir pas mal de sujets.
Ce CPR a décidé du sort de Abane en décembre 1957, de l'éloignement de Ouamrane en août 1958 et du limogeage de Mahmoud Chérif en décembre 1959.
Cher lecteur, lorsque vous déduisez de la liste officielle de ce CPR les trois responsables cités, il vous reste le trio, le triumvirat, les 3 B. À chacun de choisir l'appellation qui lui convient. Ce trio n'est pas né de nulle part. Voici pour la première fois le cheminement réel, logique, rationnel et officiel de la création de ce «LABEL».
C'est ainsi que Bentobbal s'est retrouvé, dès août 1957, l'un des responsables les plus puissants de la Révolution et ce, à juste titre.
Membre du CCE, membre du CPR, ministre de l'Intérieur dans le premier GPRA du 18 septembre 1958, ministre de l'Intérieur dans le second GPRA du 17 janvier 1960 et membre du Comité interministériel de la guerre (CIG), organisme supervisant l'Etat-Major général (EMG), ministre d'Etat dans le troisième GPRA du 28 août 1961, membre de toutes les délégations négociant avec la France, il est le plus puissant des 3 B, du trio ou du triumvirat.
Cher lecteur, cela vous paraît exagéré, plus, anormal, irresponsable. Je suis sûr que les arguments suivants, arguments irréfutables vous feront changer d'avis, d'appréciation et de jugement.
Tous les acteurs et les historiens, analystes et j'en passe, sont d'accord sur le sérieux, la valeur, le courage et l'engagement des membres participant aux différents congrès durant la lutte de libération. Le CNRA étant la plus haute autorité de la Révolution. Il pouvait faire et défaire les équipes gouvernementales. Il était la seule et unique autorité décidant du sort de la Révolution et des négociations.
Pourquoi il était politiquement le plus puissant des 3 B
Chacun des 3 B revendiquait l'appui de la wilaya qu'il avait dirigée. Donc, pour le vote aux congrès, il pouvait recevoir les mandats des 4 officiers de la wilaya (un colonel et trois commandants adjoints, politique, militaire et renseignements et liaisons). Ainsi :
Krim, en plus des 4 mandats de la Wilaya III, pouvait compter sur les voix de Mohammedi Saïd, Yazourene Saïd et Zerari Rabah tout au plus. Donc lui-même plus sept mandants=8 mandats.
Boussouf, en plus des 4 mandats de la Wilaya V, pouvait compter sur les voix de Boumediene, Kaïd Ahmed. Donc lui-même plus 6 mandats=7 mandats.
Bentobbal, en plus des 4 mandats de la Wilaya II, pouvait compter sur les voix de Ali Kafi, Amar Benaouda, Ali Mendjli, plus les 3 voix des Fédérations de France (Omar Boudaoud) de Tunisie (Allal Taalbi) et du Maroc ( Hocine Gadiri puis Fodil Bensalem) qui dépendaient de son ministère et surtout les cinq mandats des 5 leaders emprisonnés en France (Aït Ahmed, Bitat, Boudiaf, Khider, Ben Bella, ce dernier lui donnait sa procuration par défaut...). Donc lui-même + 4 + 3 + 3 + 5 = 16 mandats.
Lorsque l'on détient 16 voix sur 54 dans les congrès, on est au moins écouté. Il va sûrement y avoir des commentaires sur cette réalité. Ceux qui ont des arguments ou des documents qui prouvent le contraire sont les bienvenus dans un éventuel débat.
En plus de cet atout essentiel, Bentobbal était de loin le plus sociable des 3 B.
Cette analyse personnelle date du Congrès de Tripoli du 17 décembre au 16 janvier 1960, auquel j'ai assisté, non en tant que membre, mais à titre de secrétaire de la réunion du GPRA au Caire de juillet 1959, réunion que Benkhedda traite de deuxième coup d'Etat de la Révolution, réunion passée sous silence et pour cause !!! Ce secret, comme tant d'autres, a la vie dure.
En conclusion, le caractère de Si Abdallah est facile à imaginer en voyant la photo où Boumediene et Lotfi lui font la balançoire, photo prise en septembre 1959 au jardin du Belvédère, à Tunis, lors de la réunion des 10 colonels. Aucun autre responsable de la Révolution ne se serait amusé à ce rôle. Ce qui prouve son empathie, son humilité et son caractère taquin. Quelques mois plus tard, en janvier 1960, à Tripoli, il remet Boumediene à sa juste place avec une mise en garde glaciale. Ayant à peu près le même âge, le même parcours, cet atout fait d'une certaine manière de Si Abdallah Bentobbal le plus puissant des 3 B.
À eux trois, ils avaient 8+7+16 = 31 voix sur 54 aux congrès. Unis, et ils étaient obligés de l'être, iIs étaient devenus la force politique principale de la Révolution. Après la signature des Accords d'Evian, la remise en liberté des 5 leaders et l'émergence de l'EMG, le rapport de force a été chamboulé.
Ce n'est, en fin de compte, qu'un point de vue qui n'engage que ma personne. Mais je pense qu'il fera bouger les lignes d'analyse, surtout celles qui recherchent la stricte vérité sur les évolutions de notre lutte de libération, sans parti-pris, a priori, calcul, manigance ou arrière-pensée et surtout à notre jeunesse qui doit se faire sa propre opinion sur les événements et les responsables de notre glorieuse lutte de libération.
4 - Bentobbal du 5 juillet 1962 au 21 août 2010
À l'indépendance, Si Abdallah a refusé d'être sur les listes électorales pour l'Assemblée nationale constituante de 1962
Pour vivre, il a créé un bureau de transit qui lui permettait de vivre le plus normalement du monde, fier du devoir accompli et n'étant tributaire de qui que ce soit.
En 1966, Boumediene, se sentant redevable du quotidien des anciens responsables de la Révolution ou par calcul politique, avait décidé de les impliquer en leur attribuant des fonctions de président de conseil d'administration. C'est ainsi que Si Abdallah Bentobbal s'est retrouvé président du conseil d'administration de la Société nationale de sidérurgie (SNS). À ce titre, il devient président de la Fédération des sociétés arabes productrices de fer et acier, ayant son siège à Doha.
Il décède le 21 août 2010. Il repose en paix auprès de ses frères, à El Alia.
A. C. D.


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