Je me souviens, c’était l’été.
C’est un ami qui me l’avait présenté. Tous deux étaient attablés sur la terrasse d’un cafétéria ouvrant sur la rue de la République, je me suis joins à eux. Jean Sénac était de taille moyenne, il avait le teint clair, un teint d’Européen. Il avait de longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules. Il portait aussi une grosse barbe. Il était très courtois et très humble. Il n’avait pas trop parlé de lui, ni de sa vie ni de son entourage, sauf qu’il cherchait à retrouver des personnes qui ont connu sa famille, qu’il était installé à Alger et qu’il comptait revenir plus souvent à Béni-Saf. Mais il y a une chose que je retiens de cet homme: Il était très heureux de retourner à Béni-Saf, au point qu’à chaque fois qu’il parlait de Béni-Saf, il disait ‘chez moi’».
 Quant à H.D. Larbi, un autre Béni-Safien (aujourd’hui installé à Sidi-Bel-Abbès), qui avait lui aussi partagé un moment avec Jean Sénac, il nous a dit: «Je me souviens que Jean Sénac disait de revenir l’année suivante. Il disait que Béni-Saf était une ville qui comptait énormément pour lui, comme pour sa mère. Une mère, disait-il, morte en 1965 en France et enterrée près de Toulouse. Je me rappelle peu du reste, sinon qu’il avait trouvé Béni-Saf très jolie avec des vues panoramiques superbes». On racontera plus tard que l’enfant de Ghar-El-Baroud avait visité le quartier, la maison où il est né un lundi 12 novembre 1926, et où il avait appris ses premiers mots d’enfant. On racontera aussi que la femme qui habitera cette maison (la maison n’est aujourd’hui que ruines) l’avait accueilli avec une tendresse sans égale, quand elle lui avait dit qu’elle l’avait vu tout bébé, Jean Sénac était tellement ému qu’il lui était tombé dans les bras. Il était ensuite allé s’asseoir près de la maison, face à la mer, (Ghar-El-Baroud surplombe la mer) et où il était resté de longs moments à contempler le paysage, l’île de Rachgoun, l’horizon... Jean Sénac avait passé la nuit, en ville, chez un ami, avant de reprendre le chemin du retour sur Alger. Il était reparti avec des pièces d’état civil dans la valise, des document retirés de la mairie de Béni-Saf, pour appuyer une demande de naturalisation.
 C’était là l’unique pèlerinage de Jean Sénac à son berceau. Quelque part, Jean Sénac a certainement fait une prière, une longue prière. Celle de revoir Béni-Saf et mourir... à Alger.
 Jean Sénac est né à Béni-Saf un 12 novembre 1926 à 19h2o (enregistré à l’état civil de Béni-Saf sous le n°478), plus précisément à Ghar-El-Baroud, un quartier de la périphérie du Sud-Ouest. Il mourut en 1973 à Alger à l’âge de 47 ans, assassiné durant la nuit du 30 au 31 août. Sa mère Jeanne-Marie Comma (1887-1965) n’est pas française de souche mais d’origine espagnole. Née également à Béni-Saf le 13 février 1887. Son grand-père, Catalan, s’est établi dans la région, à la fin du 19ème siècle, où il est venu travailler à la mine de fer concédée à la Compagnie Mokta El-Hadid. Le père de Sénac, quant à lui, est un inconnu (un gitan, selon des déclarations à ses amis). Après la naissance de son enfant, la mère va s’installer chez ses cousins, les «Rojo», à Saint-Eugène (aujourd’hui El-Makkari), un quartier populaire d’Oran. La petite famille résida au 4, rue Cuvier où elle restera jusqu’en 1942. Jean Sénac aura une soeur, Laure-Thérèse (dite «Lorette»), née le 30 juillet 1931 à Oran. C’est à Oran qu’il fit ses premières études. Le 30 mai 1938, Jean Sénac obtient le certificat d’études primaires avec mention «bien». Il commence à écrire des poèmes pastichant Victor Hugo qu’il «hugolatrise». Des études écourtées pour exercer divers métiers comme enseignant à Mascara à l’âge de 17 ans. Une année plus tard, il s’engageait dans l’armée de l’air. Un service qui dura plus de 2 années, pendant lequel il fréquenta les milieux littéraires. En 1946, il rencontre Simone de Beauvoir et Emmanuel Roblès. Ce dernier devint son ami.
 Entré à l’Association des écrivains algériens, il fondit un cercle artistique et littéraire, Lélian. Les deux années suivantes (1947-1948), Jean Sénac, atteint de pleurésie, séjourne au sanatorium de Rivet (aujourd’hui Meftah), près d’Alger, où il commence à correspondre avec Albert Camus. En 1949, il anime une émission de radio, édite une revue polycopiée puis publie encore des poèmes dans la revue Afrique. Après la création de Soleil, une autre revue, qui paraîtra jusqu’en 1952, Jean Sénac, et grâce à une bourse, partit en France. A Paris, il rencontra Camus et René Char. Jean Sénac se fait le défenseur de la révolution algérienne. La revue Consciences algériennes publie le fameux «Matinale de mon peuple» (repris en 1961). De retour à Alger en 1953, Jean Sénac crée la revue Terrasses. Un seul numéro verra le jour avec des extraits de Camus, Dib, Ponge, Yacine, Feraoun, Cossery, etc. En 1954, tandis que paraissent ses poèmes chez Gallimard avec une préface de René Char, le poète démissionne de Radio-Alger.
 Durant la guerre d’Algérie, Sénac demeure en France. En 1958, le 19 septembre, il applaudit à la création du GPRA au Caire, tandis que le 28, il se prononce pour l’abstention ou le «non» au projet de Constitution de la Vème République. A l’indépendance, le 3 juillet 1962, Sénac compose «Istiqlal El-Djezaïri» (indépendance de l’Algérie) et «Ces Militants». Ces deux textes distincts seront regroupés ultérieurement pour constituer la plaquette «Aux Héros Purs» (poèmes de l’été 1962). De retour en Algérie, en 1962, il publie «Le Torrent de Baïn», «Aux héros purs» (sous le pseudonyme de Yahia El-Ouahrani) et «Jubilation», alors qu’il est nommé conseiller du ministre de l’Education du gouvernement Ben Bella. En 1963, il lance une nouvelle émission radiophonique hebdomadaire, «Poème sur tous les fronts», en même temps que paraît «La Rose et l’Ortie». En été 1965, il démissionne de l’Union des écrivains algériens et s’installe en 1967 à Alger. Durant la même année, paraissent «Citoyens de beauté», puis, une année plus tard, «Lettrier du soleil» et «Avant-corps», précédé de «Poèmes iliaques» et suivi du «Diwan du Noûn». En 1972, la censure de son émission l’affecte beaucoup. Dans la même année, paraît alors le dernier ouvrage publié de son vivant, «Les Désordres». Juillet 1972, il se déplace à Béni-Saf afin de retirer des pièces d’état civil pour son dossier de naturalisation. Il y rencontre des Algériens ayant connu ses parents (mère et grand-père). Le 2 mai 1973, Sénac rédige son dernier testament et le remet à Mireille de Maison, seul. Outre la constitution d’un conseil littéraire pour son oeuvre et la demande d’être enterré en Algérie en tant que «citoyen algérien» dans un cimetière musulman, il précise: «Mes manuscrits et documents littéraires appartiennent à l’Algérie et devront être déposés à la Bibliothèque nationale d’Alger». Après des vacances à la plage du Figuier près de Boumerdès, il s’apprête comme chaque année à organiser des récitals à la Foire internationale d’Alger. Le 30, vers quatre heures du matin, Jean Sénac est assassiné dans sa «cave-vigie». El Moudjahid, quotidien francophone, est l’unique journal algérien à annoncer la nouvelle dans son édition du 4.
 Le lendemain, il rend un bref hommage au poète en soulignant qu’il «est de ceux qui ne meurent pas». Jean Sénac est enterré dans le cimetière chrétien de Aïn Bénian (ex-Guyotville), à 15 km à l’ouest d’Alger.
 En janvier 1976, le ministère de l’Information et de la Culture, tutelle de la Bibliothèque nationale d’Algérie, accepte officiellement le don de Sénac formulé dans son testament. Le 25 août, vingt-trois cartons d’oeuvres de jeunesse (inventaire complet de la période 1940-1945) sont déposés à la Bibliothèque. A l’occasion du 25ème anniversaire (1987) du déclenchement de la Révolution algérienne, Jean Sénac se voit attribuer, à titre posthume, un diplôme d’honneur de poésie. Les distinctions ont été décernées par le président Chadli Bendjedid aux «Hommes de culture». En septembre 85, 9 publications de l’unique roman de Sénac, «Ebauche du père», avec une préface de Rabah Belamri, nouvelle consécration en Algérie du poète, qui, d’une part, est retenu pour la première fois, en morceaux choisis, dans un ouvrage d’enseignement scolaire: «Le livre de français», classe de 3ème année secondaire (ex-terminale). Au bas de ses oeuvres, Jean Sénac (ou Yahia El-Ouahrani) de Ghar-El-Baroud a souvent signé d’un soleil. Le soleil pour qui le mot était une arme de justice et d’espérance.
Posté Le : 03/09/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Mohamed
Source : www.quotidien-oran.com