L’universitaire et écrivain Benamar Médiène restitue dans Kateb Yacine, le cœur entre les dents (éditions Robert Laffont), la vie de l’auteur de l’œuvre capitale de Nedjma à partir de souvenirs, essentiellement. Une profonde amitié de plus de trente ans a lié les deux hommes. Une œuvre à deux voix.
Le mythe et l’histoire représentent-ils deux fondements de la pensée et de l’écriture de Kateb Yacine ?
Kateb Yacine est à la fois dans le mythe et il est lui-même un mythe exemplaire pour les jeunes Algériens d’aujourd’hui, mais aussi pour les sexagénaires. Son écriture et sa vie sont en perpétuel basculement entre le mythe et l’histoire. Kateb est à la fois dedans et dehors, c’est-à-dire, il vit la tragédie et il la restitue par la meilleure façon possible, soit la poésie, le théâtre, le roman. Et dans ces différentes formes d’expression, il y a l’amour, dans tous les sens du terme, l’amour des gens, l’amour de la beauté. Tout cela résume bien à la fois ce que nous espérons, ce qu’il n’y a pas, ce qu’il pourrait y avoir, avec cette angoisse de ne jamais voir les choses se réaliser. Kateb nous met au cœur de cette espérance, constamment déçue, mais constamment présente. Kateb n’a jamais abdiqué aucune de ses qualités humaines, il est resté très proche des hommes parce qu’il était lui-même cet homme à la fois blessé dans sa vie – une histoire de famille, une histoire de l’Algérie – et il avait tellement espéré voir les choses enfin advenir, en vain, mais il nous laisse en héritage son espérance. C’est cela le message le plus fort dans le texte katébien et dans sa vie. Il y avait chez Kateb cette blessure et il n’admettait pas les impostures, quelles qu’elles soient, et surtout cette absence de liberté élémentaire de s’exprimer, de redonner la parole à des gens qui ne l’ont pas eue.
Dire Kateb, écrire sur Kateb, cela ne doit pas être une démarche aisée ?
Ce n’est pas facile, Kateb est mort en 1989, j’ai commencé à écrire ce livre il y a trois ans seulement. J’ai remis le manuscrit à l’éditeur en juillet 2005, il est sorti en octobre 2006. Il y a tout ce travail sur Kateb, mais aussi cette peur de ne pas être à la hauteur du personnage. Je voulais rester dans le ton et dans le rythme katébiens, je ne sais pas si j’ai réussi, mais en tout cas mon désir était de dire Kateb était cet homme-là, à la fois d’une complexité extraordinaire et d’une humilité tout aussi extraordinaire. Kateb était à la fois proche et absent, mais ses absences étaient celles du poète, de l’écrivain, du dramaturge, du journaliste qu’il a été. Du sans domicile fixe. Il ne faut jamais oublier que Kateb Yacine a été un sans domicile fixe non seulement à l’extérieur de l’Algérie, mais en Algérie aussi. Il a vécu à Ben Aknoun, dans un petit pavillon de deux pièces, qui appartenait au ministère du Travail, il n’a jamais eu sa maison à lui.
C’était volontaire, ou ce sont les hasards de la vie ?
Le vagabondage de Kateb était une forme existentielle. Il y avait aussi son refus de demander. Ali Zaâmoum et le ministre du Travail Saïd Mazouzi qu’il considérait comme des patriotes, comme des gens très proches, ont tout fait pour l’aider. D’autres forces agissaient et interdisaient à Kateb Yacine la télévision, la radio.
Vous décrivez Kateb Yacine comme solidaire et individualiste, solitaire et internationaliste, humaniste et anticonformiste...
Kateb Yacine est tout cela. C’est l’homme à la fois jaloux de sa liberté, d’être ce qu’il est, et en même temps si proche des autres. Il disait que pour être proche des autres, il faut aussi le retrait sur soi, vivre sa vie, son intimité. On connaît l’anticonformiste, Kateb était capable de scandales, de choses inouïes, comme il était capable de faire des centaines de kilomètres pour aller donner un spectacle dans les coins les plus reculés d’Algérie, de voyager des heures et des heures dans un car, d’arriver dans un village où il n’y a rien, et de participer à la mise en place du spectacle. Il n’avait pas toujours les conditions adéquates pour créer, sa maison c’était une valise, ou plus précisément un sac. C’est ce personnage qui fait l’orgueil de notre société. C’est le symbole même de l’orgueil de la société algérienne, à la fois anarchiste, fier, comme le sont les Berbères, comme le sont les Algériens, et en même temps un sentiment de solidarité, de communauté dans l’effort, dans le travail pour réaliser ce qu’il y a de plus cher au cœur des Algériens, la liberté.
Que recouvre l’image de la gandourie que Kateb moquait tant et tournait en dérision ?
C’est l’image du déguisement, de ce que nous ne sommes pas. On a voulu faire de nous ce que nous ne sommes pas, c’est-à-dire nous revêtir d’un costume qui n’est pas le nôtre et qui, en plus, ne nous allait pas. La gandourie, c’est à la fois la bigoterie religieuse, le mensonge politique, l’imposture idéologique… Du point de vue de l’image, c’est le costume qui ne va à personne. Ce que voulait faire le FIS en 1990, 1991 c’était de nous faire changer de costume. Nous faire oublier que nous avons une culture millénaire. Cette culture a une réalité, elle est dans la musique, les chants populaires, les contes. On disait, Kateb Yacine et moi-même, empruntant à un poète français qu’un pays qui n’a plus de légendes est condamné à mourir de froid. Nous sommes un pays chaud et on risque de mourir de froid parce que nous avons perdu nos légendes, nos récits. Quand Kateb critiquait l’arabisation imposée, il n’était pas contre l’arabe, mais contre le fait qu’on nous imposait un costume linguistique, idéologique. Nous, on disait qu’on voulait être tout simplement les tailleurs, les couturiers de nos propres costumes.
Kateb disait que les Algériens ne croient pas dans l’inconscient collectif..
C’est comme si on était orphelins, bâtards, et que l’on se construisait un passé qui ne correspond pas à ce que nous sommes. On est dans le religieux, on n’est pas dans la religion, la foi. On est dans le démonstratif. C’est presque une injonction.
Comme les constantes ?
C’est le plus grand paradoxe de l’histoire et de l’anthropologie. Toutes les constantes sont provisoires. On parle de révolution ou de constantes ? C’est chosifier la vie. Au lieu de s’approprier ce que la modernité universelle crée, on essaie de résister sur des artifices. C’est la société qui crée ses propres valeurs.
La pensée a besoin de liberté...
On a besoin d’une université ouverte, de remise en question, de casser des tabous, des interdits, de dire la vérité. La critique est une donnée humaine fondamentale. La dérision devient l’arme de destruction massive contre le conformisme réactionnaire. Kateb va s’attaquer à tous ceux qui, au lieu de développer l’esprit, l’étouffent.
Quels sont les hommes qui ont compté dans la vie de Kateb ?
Un de ses plus grands amis était Mostefa Lacheraf. Celui-ci avait une affection presque paternelle pour Kateb Yacine. Ahmed Akache, Bachir Hadj Ali, Henri Alleg, c’étaient ses cadres. Il y en a eu d’autres. Avec Issiakhem, il avait une espèce de fraternité douloureuse, c’étaient des frères du malheur, mais qui combattaient le malheur avec énormément de difficulté. C’était une relation très dure car ils étaient de la même matrice dramatique. Kateb et Issiakhem ne pouvaient pas vivre ensemble, ils ne pouvaient pas non plus vivre séparés. Daniel Timsit, Jean-Marie Serreau, Jean-Paul Sartre sont des personnages qui l’ont cadré, aidé à continuer à travailler, c’étaient des gens solides socialement et intellectuellement...
Et le rapport de Kateb avec Camus ?
Beaucoup de choses ont été dites, beaucoup de choses restent, certainement, à dire. Là aussi c’est une relation du paradoxe. Camus avait véritablement une admiration pour Kateb, une admiration du grand dramaturge, du grand philosophe qu’il était pour le Kateb qui fait renaître Rimbaud parce que le génie précoce de Kateb a étonné tout le monde, y compris Camus. Kateb aussi avait une admiration pour Albert Camus parce que c’est un grand écrivain, et puis c’est quelqu’un qui venait de loin socialement. Ce n’était pas le fils de colon qui avait réussi parce que tout lui était donné au départ, c’est aussi un conflit politique. Yacine ne pardonnera pas à Camus d’avoir choisi sa mère au lieu de la justice alors qu’il pouvait très bien aimer sa mère et aimer la justice en même temps. C’était la réponse de Kateb à Camus. L’amour de la mère ne peut pas exclure l’amour de la justice. Ce que percevait Kateb chez Camus, c’était aussi l’homme déchiré. Camus voulait une Algérie mixte, une Algérie idéalisée, de gens qui vivraient en paix, c’est un excès d’idéalisation qui l’empêchait de voir la réalité dramatique de la majorité des Algériens. Dans la lettre que Kateb écrit à Camus en 1957, il lui dit que l’Algérie est à nous deux, il faut qu’on en parle. Cette Algérie qui se bat contre le système colonial.
Kateb et le monde de l’émigration ?
Kateb est arrivé à Paris en 1947 avec une bourse du gouverneur général. Il a connu ce monde effarant de misère et d’exploitation qu’était l’émigration. C’est là que sa conscience politique se forme. Il considère ce monde de l’émigration à la fois comme un potentiel extraordinaire pour agir sur le monde, à condition que les liens solidaires se constituent et que cette population ne reste pas abandonnée à sa misère. Il avait très bien compris que le travail militant était important, lui-même était engagé. Il était non seulement l’écrivain public mais aussi le diffuseur des idées nationalistes dans un esprit ouvert de solidarité. Ses choix politiques se constituaient dès 48-49, il avait à peine 20 ans. Kateb était précoce en tout : en politique, en poésie, en écriture. C’est à ce moment qu’il fait la connaissance de l’intelligentsia algérienne Sid Ahmed Inal, Mohamed Harbi, et ses problèmes avec Ahmed Taleb Ibrahimi vont commencer. Pour lui, l’émigration était le monde provocateur de sa conscience politique et de son option communiste. Vous écrivez : « La confluence des oueds qu’espérait Kateb a été endiguée et les fleuves, détournés, se sont noyés sous leurs pierres. » -C’est une fatalité ?
Ce n’est pas une fatalité. Je suis comme Kateb, à la fois désespéré et optimiste. Ce n’est pas possible que ce gâchis, que l’imposture la plus affairiste se perpétuent. Je ne désespère pas. Arrivé de M’cirda, un paysage d’aridité, avec mes parents, en Charente, où mon père travaillait dans la sidérurgie comme manœuvre, je considère que je suis né au néolithique, que j’ai grandi à l’âge de fer et que je suis dans la mondialisation. Je suis, d’une certaine manière, un privilégié. Par cette conscience, je me dis qu’on ne mérite pas d’être sous la gouvernance de la médiocrité la plus stupide.
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Posté Le : 29/01/2007
Posté par : hichem
Ecrit par : Nadjia Bouzeghrane
Source : www.elwatan.com