Algérie - Ahmed Benbella

Ben Bella : l'homme, le mythe et l'histoire



Ben Bella : l'homme, le mythe et l'histoire
Commencée aux temps héroïques de l’aviation et du cinéma, cette longue vie « biologique » s’achève au temps de la totalisation cybernétique et de la menace écologique. Elle contraste avec la brièveté de son accomplissement politique au sommet, deux ans et demi à la tête de l’Etat algérien parvenu à l’indépendance. Mais il n’y a pas de proportionnalité entre la durée d’une position de pouvoir et l’importance historique d’une action politique, ni entre le rôle effectif d’une personnalité politique et la vivacité d’une trace mémorielle.

Pour cerner les liens entre l’affirmation d’un leadership, celui de Ben Bella, et le mouvement de la « grande histoire », il nous faut à la fois éclairer la personnalité singulière d’un individu irréductible à tout autre, et rendre mieux intelligible la manière dont cet homme politique est lui-même un produit de l’histoire, et un analyseur de l’histoire, à commencer par la dimension légendaire de son inscription dans la geste nationale algérienne.

L’ascension d’un outsider
Un scolaire sportif, rural et provincial
Né dans l’extrême ouest algérien, à deux pas d’Oujda, capitale de l’« oriental marocain », Ahmed Ben Bella est venu au monde le 25 décembre 1916 à Maghnia [1]
[1]
Dans le livre d’entretiens que lui a consacré Robert Merle,…, un ancien marché rural placé sous la protection de la sainte éponyme, originaire de Marrakech, dont la descendance reste connue de la mémoire locale. A la fin du XIXe siècle, venu de l’Etat voisin, le père de Ben Bella s’installe dans le petit bourg, tout juste érigé en centre de colonisation, où il rejoint un frère aîné qui avait décidé d’y faire souche au retour de La Mecque. Il y épouse peu après sa cousine germaine, venue le rejoindre par la voie maritime. C’est un homme des Ouled Sidi Rahal, une tribu de piémont du Haut Atlas marocain, en surplomb de Marrakech, mais aussi un adepte de la confrérie des muqahliya (tireurs au fusil), dont il va devenir le moqaddem (chef religieux local) pour la région de Maghnia. Il ouvre un fondouk (sorte d’auberge), puis obtient en concession une terre de trente hectares, mais pierreuse et sans eau, que les aînés de ses fils s’efforceront tant bien que mal de faire fructifier.

Avant-dernier des cinq garçons d’une fratrie de huit, Ahmed, le futur premier président de l’Algérie indépendante, est donc marocain et « berbère » par ses origines, rural et provincial par son statut social. C’est aussi un scolaire, son père n’ayant pas fait pas obstacle à son inscription à l’école coloniale, ni au prolongement de sa scolarité au-delà du certificat d’étude. Il est même inscrit au célèbre collège De Slane, à Tlemcen, où les enfants doués de « l’élite indigène » persévèrent parfois jusqu’au bac pour tenter le grand saut à Alger ou en France, et réaliser le rêve de l’époque : devenir avocat, médecin, ou pharmacien. Ben Bella ne va pas prendre ce chemin. Il n’est pas à l’aise à Tlemcen, et ne s’accroche guère aux études. Suffisamment toutefois pour parvenir au niveau du brevet, et acquérir une excellente maîtrise du français, tant orale qu’écrite, dont témoignent ses lettres ultérieures. En revanche, son niveau en arabe classique ou moderne est plus que faible, et génère un complexe et une frustration qu’on retrouvera plus tard. Pour ce qui est de la langue maternelle, il ne semble pas que les parents aient cherché à transmettre la langue berbère de leurs ancêtres, ni que l’enfant se soit attaché à celle-ci. Ben Bella sera un « nationaliste arabe » francophone, et un « berbère » réfractaire au « berbérisme ». Par ailleurs, l’école coloniale ne transmet pas seulement un savoir moderne et des valeurs républicaines, elle suscite une sociabilité de classe d’âge et de génération, et prédispose aux activités associatives, et ludiques, pour partie trans-communautaires. A Maghnia du moins, il en va ainsi du football, pour lequel l’adolescent montre de réelles dispositions. En revanche, le contexte socio-culturel est très différent à Tlemcen, où le fils du moqaddem reste un étranger et un inférieur, à la fois trop indigène pour les Européens et trop rustique pour l’élite autochtone.

Du héros désabusé de Cassino au chef national de l’OS.
Revenu à Maghnia sans le sésame du diplôme, Ben Bella retrouve ses camarades d’enfance et son équipe de football. Après avoir végété un temps au fondouk, puis travaillé un court moment à la SAP, il est finalement appelé à l’armée, au 141è régiment d’infanterie alpine. Marseille, où il est en garnison, lui plaît. Il y fait ses classes, suit un peloton, est nommé sergent. Son talent de footballeur lui permet de rejoindre l’OM, pour lequel il jouera au moins un match officiel en équipe première. En juin 1940, il se distingue dans la défense anti-aérienne de la ville, avant d’être démobilisé un mois plus tard, avec la croix de guerre, et de regagner son village, où il reprend le fondouk et le travail de la terre, sans enthousiasme. Trois années passent sans que rien ne change. Resté célibataire, il continue d’occuper ses loisirs avec l’équipe locale de football. Rappelé l’été 1943, dans les Tirailleurs Algériens, muté ensuite dans les Tirailleurs Marocains, où l’état d’esprit est bien meilleur, il fait la campagne d’Italie. Si le récit de guerre qu’il nous laisse est enjolivé, sa bravoure au feu est incontestable. Les quatre citations et la médaille militaire ne doivent rien à la légende. Elles vont simplement servir la légende. Mais le héros de Monte Cassino, qui a perdu trois de ses frères à la guerre, apprend presque simultanément la fin du conflit et la répression sans mesure du soulèvement de Sétif, au lendemain du 8 mai. Il n’est plus question de rempiler.

Jusqu’ici, la politique était restée loin de lui. Elle va bientôt s’emparer de lui. Sans doute y a-t-il un temps d’hésitation, entre diverses options, après son départ de l’armée. Le Rubicon n’est vraiment franchi par l’ancien adjudant que quand il rejoint le MTLD, le parti indépendantiste de Messali, au cours de l’année 1946. Dès lors, il est de toutes les réunions officielles, et mène l’offensive contre le pouvoir local. Placé parmi les têtes de liste de son parti lors des élections municipales de mars 1947, Ben Bella se voit attribuer par le Conseil Municipal, après une première épreuve de force gagnée contre les Européens du premier collège, le soin d’organiser la distribution des « bons de ravitaillement » dans la population « indigène ». Il s’en acquitte efficacement ; son prestige personnel s’en trouve considérablement renforcé, tant dans la population que dans le parti. Mais tout s’accélère. En moins de deux ans, son statut change du tout au tout. Coopté au comité central de son parti, Ben Bella est également appelé à rejoindre l’Organisation Spéciale (paramilitaire), alors en voie de constitution. Il passe dans la clandestinité, supervise la mise en place de l’OS en Oranie, dont il devient le premier chef régional, et prépare avec Ait-Ahmed, qui dirige l’opération, le « hold-up » de la poste d’Oran. La crise interne au MTLD lui offre de nouvelles opportunités. L’exclusion de Lamine ne lui nuit pas, l’affaire dite « berbériste » lui profite. Après avoir été coopté au CO, le comité de coordination inter-wilayas, pièce essentielle de l’appareil politique du parti, Ben Bella est promu à la tête de l’OS, à l’automne 1949. Personne ne le connaît, en dehors de sa ville natale. Pourtant, l’ancien adjudant des Tabors est d’ores et déjà l’un des cinq ou six principaux dirigeants du premier parti politique algérien.

Mais l’OS est découverte par la police en mars 1950, par suite d’une opération répressive interne ayant mal tourné. En trois mois, l’organisation est démantelée, sauf dans les Aurès, même si quelques cadres importants échappent à l’arrestation, sans compter les évasions ultérieures. Ben Bella, dernier chef en titre, est arrêté en mai. Il voudrait assumer haut et fort son engagement « révolutionnaire ». La direction du MTLD crie à l’inverse au « complot colonialiste », soucieuse de protéger le parti et d’infléchir sa stratégie. Elle reproche son indiscipline à Ben Bella, qui finit par rentrer dans le rang. Mais dès cette année là, ses adversaires en interne font valoir son comportement peu glorieux devant la police, puisqu’il a parlé sans avoir été torturé. Le fait au demeurant est exact. En réalité, la PRG sait déjà presque tout sur l’OS, et le volubile prisonnier s’est bien gardé de parler de ce qu’elle ignore encore, et ignorera jusqu’au bout : le rôle des Aurès, qui ne sont donc pas touchés, la localisation de dépôts d’armes restés à l’abri, sans parler de la réserve logistique frontalière que constitue Maghnia.

La révolution et son leadership
Le 1er novembre, entre Alger et le Caire
L’affaire de l’OS finit par retomber, les jugements par être rendus, les condamnés par être oubliés. C’est à peine si les évasions de certains d’entre eux, dont celle de Ben Bella lui-même, en mars 1952, réveillent l’opinion. Quand aux cadres ayant échappé aux arrestations - les « lourds » dans le langage du parti- la direction les éloigne et les recycle dans l’appareil clandestin du PPA. Aït-Ahmed, en rupture de banc, a rejoint Khider, lui-même en attente au Caire, où Ben Bella est finalement envoyé, début 1953, après quelques mois en « planque » à Paris. Ces trois indésirables sont donc éloignés. Une nouvelle crise interne du MTLD va les remettre en selle, confortés sur place, au Caire, par la victoire des « officiers libres ». Le conflit frontal opposant cette fois Messali au Comité Central, amorcé en décembre 1953, conduit à la scission six mois plus tard, alors que la Tunisie et le Maroc sont à la lisière du soulèvement général depuis deux ans, tandis que le désastre de Dien Bien Phu lève les dernières hésitations des « activistes ». Boudiaf et Didouche, accourus de Paris, amorcent le conciliabule à Alger. Décidés à ne pas commettre la même erreur qu’en 1949, les « conjurés » veulent aller vite, tout en prévoyant des zones de repli et des soutiens extérieurs. Ils décident dès mars 1954 de rappeler les anciens de l’OS, de mettre quelques nouveaux dans la confidence, et travaillent jusqu’en juin au contact des « centralistes », sous le couvert du CRUA, qui propose « l’unité dans l’action » aux deux clans. Victorieux dans le parti, Messali croit d’autant moins à cette alternative que la proposition est décidée sans lui, sinon contre lui. Sur la base d’un accord de principe antérieur, entre Boudiaf et Ben Bella, réitéré et concrétisé en Suisse, où ce dernier confirme le soutien de Nasser, sous condition pour les Algériens de faire leurs preuves, la mise en place du mécanisme insurrectionnel va se réaliser en trois mois, entre août et octobre. Avec Boudiaf en interface, Ben Bella, disposant de l’aide encore modeste mais précieuse des Egyptiens (papiers, ambassades, trésorerie), s’occupe du réseau logistique extérieur, à partir de relais en Libye et au Maroc espagnol, via Madrid, Genève, Rome, Belgrade. En Algérie même, terrain décisif, par définition, Boudiaf joue le rôle essentiel, avec Ben Boulaid, dans la préparation de l’insurrection. Primus inter pares, il est le coordinateur des cinq chefs de zone qui forment la première direction intérieure de fait, bientôt élargie à Krim Belkacem, sans lequel la Kabylie ne saurait être gagnée, et donc le soulèvement tenu pour crédible.

Ben Bella, Abbane et les trois B
Le 2 novembre, la presse française consacre sa une aux attentats de la veille, dont le nombre et la simultanéité laissent supposer une organisation cohérente d’envergure nationale

Mais très vite, la tête de l’insurrection échappe au duo Ben Bella-Boudiaf. Entre temps, un véritable pôle de pouvoir s’est constitué à partir d’Alger, autour d’un nouveau duo, formé cette fois de Krim, chef de la zone III (Kabylie), et de Abbane, un ancien cadre PPA sorti de prison, début 1955. Ce dernier organise et relance la capitale, érigée en zone autonome, coordonne rapidement un mouvement jusqu’ici éclaté, en manque de moyens et en quête de stratégie. Il mène l’offensive contre les messalistes, fustige « l’extérieur » qui tarde à remplir ses engagements, attaque directement Ben Bella dès la fin 1955. Huit mois plus tard, Abbane impose l’idée d’unité nationale sous une seule bannière, ouvrant les rangs du FLN aux anciennes forces politiques : « centralistes », UDMA, Ulémas, PCA, sous condition de se dissoudre dans le Front. Le congrès de la Soummam est son œuvre. Il dote le couple FLN-ALN d’une direction collégiale, unifie l’Armée, rationalise son organisation, impose le primat du politique sur le militaire, et de l’intérieur sur l’extérieur. Abbane en devient pour six mois le véritable leader. Ben Bella, tenu à distance, suspect de vouloir imposer son leadership sous la tutelle de l’Egypte, est incontestablement le grand vaincu de ces premières « assises de la Révolution ». Hostile au double primat, il s’oppose frontalement à Abbane, met en cause la légitimité du Congrès, avance que toutes les régions n’ont pas été représentées, et que la plate forme oublie la référence du 1er novembre à l’islam. Le différent est politique, il est aussi personnel.

Paradoxalement, le détournement de l’avion du Sultan marocain par les services français, le 22 octobre 1956, et l’arrestation corrélative de la délégation extérieure du FLN, en route pour Tunis, où elle voudrait reprendre la main, va profiter à terme à Ben Bella. Sans fief personnel, devenu insupportable aux autres hommes forts du FLN, les « trois B » (Krim, Boussouf, BenTobbal), qu’il brocarde et méprise, Abbane est assassiné par ces derniers, en décembre 1957. Mais le triumvir fait peu de cas des prisonniers, bien qu’il les nomme formellement comme ministres, et de Ben Bella lui-même, bien qu’il lui donne raison rétrospectivement, en consacrant de facto la primauté des militaires sur les politiques, et de l’extérieur sur l’intérieur, avec la création du Gouvernement provisoire de la République algérienne.

A la fin de la guerre toutefois, les cartes sont une nouvelle fois rebattues. Promu chef d’Etat Major, Boumédienne réduit progressivement les trois B au rôle de faire-valoir, puis s’oppose directement à Ben Khedda, président du GPRA, qui tente en vain de le destituer. Le futur « groupe d’Oujda » qu’il dirige détient la force armée la plus cohérente et la mieux équipée, mais pas la légitimité politique et historique. Tandis que s’achèvent les négociations à Evian, il sonde Boudiaf, qui se récuse, contacte alors Ben Bella, qui voit immédiatement le balancier de l’histoire revenir vers lui.

La course au pouvoir
L’accueil à Rabat et à Tlemcen lui est favorable. Les anciens traits de sa personnalité se glissent dans son nouveau personnage public. C’est un homme de contact, d’abord facile. Tout le contraire d’un Boumédienne, timide, introverti, longtemps mal à l’aise avec les médias. Grand, souriant, affable, peu soucieux du protocole, l’ancien chef de l’OS met à l’aise ses interlocuteurs par sa simplicité, donne l’impression d’être sur la même longueur d’onde qu’eux, ou du moins de comprendre leurs problèmes et de savoir se mettre à leur place. Au congrès de Tripoli, toutefois, en juin 1962, Ben Bella n’obtient qu’une victoire à la Pyrrhus, puisque le Bureau politique qu’il propose au CNRA n’est pas élu dans les règles. Il se précipite au Caire, après avoir proclamé trois fois à Tunis l’arabité de son pays. La course au pouvoir va durer tout l’été 1962, alors que l’indépendance survient le 5 juillet, après un vote d’auto-détermination sans surprise.

Au prix de quelques affrontements armés entre le Comité Interwilayas et l’armée des frontières, Ben Khedda s’efface finalement devant le « groupe d’Oujda ». En fait, la division de la nouvelle opposition algérienne (Krim, Ait Ahmed, Boudiaf) a contribué pour beaucoup au triomphe des vainqueurs. Réunie le 22 septembre, l’Assemblée Nationale Constituante choisit Ben Bella comme chef de Gouvernement, à l’image d’une majorité acquise à l’avance. Un an plus tard, ce dernier est élu président de la République. Il ne pouvait rêver mieux. A quarante sept ans, l’obscur conseiller municipal d’un petit bourg frontalier parvient donc au sommet. Premier chef de l’Etat algérien indépendant, il intègre bientôt le cercle restreint des leaders du Tiers-monde.

La performance est impressionnante. Mais de courte durée. Il ne va rester au pouvoir que deux ans et demi.. Après avoir fait bloc pour Ben Bella, le « groupe d’Oujda » va faire bloc contre lui.

L’ivresse du pouvoir
Populisme, socialisme et tiers-mondisme
Dans son discours d’investiture en tant que président du Conseil, Ben Bella se réclame des devoirs de la Révolution envers le peuple, au nom du sacrifice du million de shouhadas (martyrs), mais annonce aussi la nécessité d’une nouvelle Révolution, sociale et non plus politique, plus difficile encore que la précédente, et qui a pour nom Socialisme [2]
[2]
Discours du président Ben Bella, du 28 septembre…. C’est aussi un populiste, qui interdit le « métier » de petit cireur, et veut « dégraisser le bourgeois » en nationalisant cafés et cinémas. Mais il impose ou valide l’essentiel, le transfert de propriété (agraire, industrielle, immobilière), qui vaut transfert de souveraineté. D’abord en signant le décret sur les « biens vacants », ensuite en nationalisant les banques et assurances. Son gouvernement prépare également l’avenir dans le domaine des hydrocarbures, avec la création de la Sonatrach. Ben Bella adopte par ailleurs, contre les vœux de ses alliés militaires, la stratégie autogestionnaire que lui propose une partie de la gauche du FLN, dont Harbi est le chef de file. Dans l’immédiat, il a deux dossiers urgents à traiter : la rentrée scolaire, et la campagne labours-semailles. Il s’y attaque avec détermination. La chance va lui sourire pour le volet agraire, avec une très belle récolte l’été suivant. L’« entente cordiale » avec De Gaulle va faciliter la rentrée des classes, le bouclage du budget, la formation des cadres, bref, le redémarrage et le développement de l’Etat algérien, qui sera l’objectif majeur de son successeur.

Toutefois, à partir de 1964, fort de la Charte d’Alger, qui le pose en leader du Tiers-monde, gouvernant avec les « pleins pouvoirs », depuis la « guerre des sables » avec le Maroc, Ben Bella va pratiquer la fuite en avant. Sur la scène internationale, il a commencé haut et fort, en octobre 1962, avec son arrivée à l’ONU, où l’Algérie tout entière est applaudie à travers lui, quand il s’est empressé de quitter New York pour Cuba, sans s’attarder à Washington, au grand dam de Kennedy, qui pourtant avait le premier dans son pays soutenu le combat des Algériens. Nasser et Castro sont d’emblée ses alliés privilégiés, et Alger devient progressivement la Mecque des mouvements de libération. Ben Bella compte justement sur la conférence afro-asiatique de l’été 1965 pour faire de son pays le phare d’un monde libéré, et conforter du même coup son leadership à l’intérieur.

Destitution
Le coup d’Etat Militaire du 19 juin 1965 ne lui en laisse pas le temps. Sa destitution ne suscite pas de puissante réaction populaire, sauf à Annaba, et la peur n’explique pas tout. En fait, le pays est las des querelles politiques. A la veille du 19 juin 1965, la situation de Ben Bella est contrastée. S’il a encore la faveur d’une bonne partie des masses, le nouveau zaïm ne jouit plus de la ferveur caractéristique des premiers temps de l’indépendance. Le désenchantement est là. Si l’école a fait des progrès remarquables, la pression des ruraux, dans un contexte de démographie galopante, n’est pas endiguée. Elle est considérable à l’intérieur et dans les villes, où la ruée sur les biens vacants ne permet pas de régler les deux questions majeures, le logement et l’emploi. Dans ce contexte ambivalent d’enthousiasme persistant et de morosité croissante, l’aspect policier du régime se renforce. L’opposition se réfugie en France, ou dans les pays voisins, mais reste divisée, tandis que les tensions se durcissent au sein du pouvoir.

Ben Bella, en fin de compte, est un homme seul. Très entouré, certes, mais sans équipe cohérente et cohésive. Il a de surcroît un côté « velléitaire ». Comme le dira Mohamed Harbi, principal inspirateur du Congrès du FLN de 1964, celui de la Charte d’Alger, il est successivement d’accord avec chacun, et écoute finalement celui qui parle en dernier. Il improvise, multiplie les déplacements, se met en scène. Profitant du déplacement de Boumédienne à Moscou, il nomme Zbiri chef d’Etat major. Ce dernier sera finalement le premier du groupe venu l’arrêter.

Ben Bella a joué et perdu. Le charisme de l’homme symbole n’a pas pesé lourd face à la progression méthodique du bloc militaire dans tous les lieux de pouvoir, alors même que le chef d’Etat cumule les portefeuilles. Confiant en sa popularité, le zaïm semble avoir douté jusqu’au bout que Boumédienne, qu’il avait connu étudiant timide et sans le sou à El Azhar, et qui lui devait en partie sa promotion, puisse aller jusqu’à le renverser. En tout cas, il a eu au moins une fois l’occasion d’anticiper et de retourner la force armée contre ses principaux détenteurs. Il n’en a rien fait. Son sort était scellé.

Un retour problématique
Compagnonnage islamiste
Mis en résidence surveillée en 1979, après quatorze ans d’isolement, définitivement libéré en 1981, peu après l’arrivée de Chadli au pouvoir, le plus célèbre détenu algérien, qu’on vient voir de partout, reprend goût à la vie et retrouve le démon intérieur qui ne l’a jamais quitté. Son pèlerinage à La Mecque, puis son voyage aux Etats-Unis, où il visite une réserve indienne, amorcent un nouveau parcours. Le lieu de la foi et le lieu de la puissance sont les pôles de ce nouvel arc électrique. Mais comme sa marge de manoeuvre à l’intérieur de l’Algérie reste mince, Ben Bella choisit l’exil, à Paris d’abord, à Genève ensuite.

Une fois sa liberté de parole retrouvée, il peut esquisser puis affirmer son changement d’orientation, et créer une formation à sa guise. C’est chose faite avec le Mouvement démocratique algérien (MDA), lancé à Chantilly en 1982, avec une formule choc : « le parti unique, c’est le mal unique ». Mais l’exilé se rapproche ostensiblement de la mouvance islamiste après avoir pris acte de la Révolution iranienne et du reflux concomitant de trois forces majeures : le nationalisme arabe, après la mort de Nasser, le tiers-mondisme révolutionnaire, après celle du Che, les formations communistes classiques, bien avant l’effondrement de l’URSS.

Ben Bella semble réussir dans un premier temps son pari, au moins en France, puisque le MDA entame sérieusement les positions de l’Amicale, prolongement du FLN au sein de l’immigration. Son journal mensuel, El Badil, rencontre un certain écho chez les Maghrébins. Ce parti est vu d’abord avec sympathie par une partie de la gauche française, mais son compagnonnage de plus en plus marqué avec l’islamisme lui aliène rapidement de précieux soutiens. Les éléments de gauche et de tradition séculière se retirent ou finissent par lui tourner le dos. L’expulsion de Ben Bella vers la Suisse, obligeamment concédée par Charles Pasqua à ses homologues d’Alger, ne facilite pas les choses.

Echec électoral, reconversion médiatique et politique
La réconciliation spectaculaire avec Aït-Ahmed, concrétisée par une déclaration commune médiatisée à Londres, ne débouche sur rien d’organique, et n’a pas de suite politique. Au pays en tout cas, le succès n’est pas au rendez-vous, alors que l’avènement du multipartisme, suite aux émeutes d’octobre 1988, semble offrir la possibilité d’un retour que ses proches espèrent triomphal. Il n’en sera rien. L’opération maritime du 27 septembre 1990 tourne court. Le grand meeting qui suit au stade municipal d’Oran, capitale d’une région un peu vite présentée comme un fief, ne réussit pas à remplir le quart des tribunes. L’échec le plus cruel est celui qui se lit dans les urnes, en dépit d’un effort réel de mise en place de comités locaux et régionaux s’efforçant de donner corps au mouvement. Le score très faible du MDA, même à Maghnia, ne peut être mis seulement sur le compte de la manipulation administrative. Il faut en outre se rendre à l’évidence, le nom de Ben Bella ne dit rien à 60 % de la population, celle qui a moins de 20 ans, et n’a même pas connu Boumédienne.

Par ailleurs, ni le FIS, ni ses succédanés n’ont besoin de Ben Bella. En revanche Ben Bella a besoin d’eux, puisque le gros des masses contestataires est là. C’est pourquoi, avec Ait Ahmed, retrouvé naguère à Londres, et Abdelhamid Mehri, ancien secrétaire général du FLN, réellement converti à la voie démocratique, il participe à la rencontre de Sant Egidio, qui préconise un compromis basé sur l’engagement (supposé) commun : celui du respect des urnes et de l’alternance, ce qui inclue aux yeux des signataires le retour aux élections et la légalisation du FIS. Mais le MDA ne parvient pas à récupérer l’électorat islamiste. Dès lors, l’ancien président renonce à jouer un rôle par le truchement d’un parti, fût-il le sien.

Paradoxalement, ce sera l’ultime chance de Ben Bella. A l’étonnement général, il prend parti pour celui-là même qui a poussé jadis Boumédienne à le renverser. Sortant l’un et l’autre d’une longue traversée du désert, si différente soit-elle, Ben Bella et Bouteflika convergent sur la politique de « concorde civile ». Le président en titre assume les erreurs du passé, l’ancien chef d’Etat préside la commission chargée de préparer la loi sur l’amnistie générale, et joue les ambassadeurs de fait pour son pays. Ce dernier reste cependant un électron libre, quand il préside le comité international du prix Kadhafi des droits de l’homme, ou quand il se prononce pour le retour à la légalité du FIS, et pour une solution d’autonomie concernant l’ex-Sahara espagnol. Mais on ne peut exclure sur ces deux derniers points un coup de sonde en accord avec son lointain successeur. En fait, le personnage est resté jusqu’au bout contradictoire, capable de coups médiatiques et de revanches médiocres. S’il s’est réconcilié avec les vivants, il n’a pas pardonné à un mort, Abbane, l’homme du Congrès de la Soummam, qui a brisé sa prétention à la direction générale de la guerre. En accusant ce dernier de trahison sur la chaîne El Djazira, puis dans la presse écrite algérienne, il réactive la division sur le terrain de l’Histoire, au foyer même de la légitimité, et aggrave par ricochet, dans l’actualité des tensions entre Etat et société, la situation de conflit entre Kabylie et pouvoir central née du « mouvement des ‘arch ».

De l’icône mythique à l’homme privé
Puissance du mythe
C’est que Ben Bella est devenu un « personnage d’histoire », dont la présence active dans le corps social relève depuis longtemps de la légende, bien plus que de l’action politique effective, sauf, précisément, quand le roman de la Nation et la « geste » de la Révolution reviennent pour un temps au centre de la conjoncture, au titre des passions algériennes. Pendant quinze ans, il a été interdit de prononcer son nom dans les médias autrement que sur le mode d’un repoussoir malfaisant, à l’occasion des célébrations du 19 juin, rejoignant Messali et quelques autres dans l’opprobre jeté par le pouvoir sur les icônes du nationalisme. La puissance symbolique du combat pour l’indépendance a néanmoins permis à ce nom de surmonter l’occultation mémorielle, ensuite de résister à l’éloignement physique du pays, puis de survivre à l’échec du retour politique.

Renversé en 1965, rejoignant le camp des vaincus, précipité dans l’oubli, l’éternel prisonnier n’en demeure pas moins le puissant détenteur de titres : héros de Cassino décoré par De Gaulle, dernier chef de l’OS, membre du groupe des 9 chefs « historiques » du 1er Novembre, qui ont partie liée avec le principe de légitimité, accordé au mythe du combat libérateur et à la magie des origines. S’ajoute et s’intègre enfin à cette dimension iconique et mythique la figure essentielle du « premier homme ». Peu importe que Ben Bella ait été détesté ou adulé, renvoyé aux oubliettes puis réintroduit sur la scène publique, dans les médias et les manuels. Il est et reste le premier visage du pouvoir incarné au seuil de l’Algérie nouvelle. In illo tempore.

L’homme privé
Derrière l’homme symbole qui semble résister à tous les repositionnements politiques ultérieurs, il faut toutefois revenir à l’homme « réel », inséparablement public et privé, et à ses ressorts intimes, afin de mieux éclairer les manières successives qu’il a eu d’investir ses fonctions et d’incarner ses rôles. Un homme non pas secret mais réservé et pudique, dont certains des gestes ont été peu médiatisés, en tout cas peu mis en avant par lui-même, à l’inverse de ce qui touche à sa biographie « politique ». Ben Bella a remarquablement surmonté l’épreuve exceptionnelle que représentait l’isolement absolu pendant plusieurs années, et un enfermement continu de quatorze ans. L’exploit n’est pas politique, mais physique et mental.

Et puis, à cette résilience impressionnante, qui nourrit la légende dès sa libération, s’ajoutent deux données significatives du for interne, faisant lien entre la vie carcérale et la liberté retrouvée. La première seule, par son côté romanesque, a retenu en son temps l’intérêt des médias. Le mariage tardif, en prison, distingue en effet Ben Bella de tous les autres personnages politiques de son pays, sinon de son temps (Mandela). On sait que Boumédienne a fini par accepter que le prisonnier reçoive quelques visites, d’abord celles de la mère du prisonnier, une vieille dame presque centenaire, longtemps humiliée par les conditions d’attente des visites, puis celles d’une journaliste, au départ hostile au détenu, en tant que sympathisante proclamée de Boudiaf. Mais voici que celle-ci tombe sous le charme du reclus, l’épouse, accepte de le suivre en prison pendant de longues années. La seconde donnée touchant à l’intime n’a pas en revanche retenu l’attention. Il s’agit de « l’adoption » par le couple de deux filles et d’un garçon handicapé, aussi aimé de ses parents que ses sœurs. Une ultime réussite, familiale cette fois, assez forte pour atténuer la frustration puis les regrets suscités par un final politique un moment entrevu à une tout autre échelle, et d’un tout autre éclat. Sans attendre de découvrir dans « l’enfance d’un chef » un éventuel « rosebud », retenons ces indices tardifs qui éclairent les ressorts d’un personnage privé et public plus complexe qu’on ne l’a dit. ?

Notes
[1]
Dans le livre d’entretiens que lui a consacré Robert Merle, Ahmed Ben Bella, Gallimard, 1965, p. 25, Ben Bella déclare être né deux ans plus tard, son père ayant triché sur l’état civil afin de lui permettre de se présenter au CEP avant l’âge légal. On peut douter de la pertinence de cette explication qui suppose que le jeune Ahmed ait passé cet examen avant onze ans, ce qui était particulièrement rare à cette époque pour les petits algériens de condition modeste.
[2]
Discours du président Ben Bella, du 28 septembre au 12 décembre 1962, Publication du Ministère de l’information, Alger, 1963.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/07/2012



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