Une explosion dans un bateau, trois survivants : un prolétaire, un affairiste et un militant FLN. Perdition en haute mer et la faim devenant intenable”? En 1982, cette pièce était une véritable révolution ; trente-cinq ans plus tard, elle n'a pas pris une ride.Il s'agit, bien sûr, de Babor ghrak, écrite et mise en scène par Slimane Benaà'ssa qui fête ses cinquante ans de carrière et qui revient aujourd'hui avec cette pièce mythique pour dix jours de représentations au Théâtre national algérien.Le parti-pris a été annoncé lors d'un point de presse où le dramaturge déclarait que l'œuvre sera reprise telle quelle, sans adaptation ni actualisation. On pouvait alors ressentir une certaine frustration d'autant que depuis 1982, l'Algérie offre moult prétextes à une satire politico-sociale de la trempe de Babor ghrak. Lundi soir, on s'est rendu à l'évidence qu'elle n'a pas pris une ride et la distance chronologique qui nous en sépare ne fait justement que décupler son intemporalité dans une Algérie qui, visiblement, n'a pas évolué d'un iota. C'est donc sur cette complicité intergénérationnelle que Slimane Benaà'ssa a misé non sans malice.Les dialogues sulfureux et quasi-subversifs échangés par trois immenses comédiens (Benaà'ssa, Omar Guendouz et Mustapha Ayad) constituent l'atout central de la pièce. Cette dernière est, en effet, construite sur le pouvoir de la parole et la performance scénique tandis que le décor reste statique et que la lumière fluctue discrètement.Nous sommes loin des grandes démonstrations spectaculaires du théâtre moderne et ce sont justement ce dépouillement et cette pureté qui donnent à Babor ghrak» un attrait irrésistible. Slmane Benaà'ssa écrit un texte tout en relief, sensible et intelligent, qui utilise la métaphore et l'allusion moins comme un moyen d'autocensure que comme élément esthétique à part entière. Ici, la langue algérienne est continuellement célébrée dans sa beauté et sa richesse poétique, dans sa chaleur méditerranéenne et son métissage coloré, dans sa vigueur guerrière et sa gracieuse musicalité.C'est une mise en espace d'une parole ciselée et exigeante, portée par des comédiens flamboyants au cœur même de leur pudeur : Slimane Benaà'ssa dans le rôle de l'ouvrier en quête de justice, Mustapha Ayad campant le cadre du FLN plein de bagou et de démagogie et Omar Guendouz dans la peau d'un maquignon opportuniste. En pleine dérive au milieu de nulle part, les protagonistes se lancent dans des échanges enflammés, chargés de dérision et de diatribes, jusqu'à ce que la faim devienne insupportable et qu'il faille sacrifier l'un d'eux pour servir de repas aux deux autres. Là, vient le moment tant attendu : le formidable monologue de Slimane Benaà'ssa connu sous le titre «Mon grand-père est amazigh».Le comédien n'a rien perdu de son souffle et l'émotion est d'autant plus forte que la puissance et l'audace du texte n'ont rien perdu de leur jeunesse malgré les trente-cinq ans écoulés.Longuement applaudie par le public, Babor ghrak reste une œuvre capitale dans l'histoire du théâtre algérien ; elle revient aujourd'hui avec sa verve et sa justesse inaltérées pour faire revivre l'art de la parole qui, loin de tout conservatisme littéraire, revêt au contraire un caractère iconoclaste, à une époque où la plupart des productions théâtrales misent tout sur le spectacle et la gesticulation aux dépens du verbe et du courage politique.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 14/06/2017
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Sarah Haidar
Source : www.lesoirdalgerie.com