Par : KAMEL DAOUD
ECRIVAIN
Sur la colline, le ciel est gris et imprudemment bas. Son ventre de nuages bourrus érafle les sols caillouteux et courbe des arbres. Une lourde humidité éteint la lumière et semble ralentir les corps. En bas, la route nationale enjambe l'endroit. Des voitures s'y hâtent. Vers l'Est, au loin, le village se dessine selon cet éparpillement commun dans le pays : des immeubles de relogement se poussent du coude et cernent on ne sait quel nombril urbain ruiné.
Chez nous, les "Cités" ont toutes cet air de bousculade, d'urbanisme nomade figé à l'instant où l'on pose pied pour défaire les ballots. Chaos, inachèvements, fatigues des murs et débandade des routes à peines goudronnées. Les visages s'y scrutent avec méfiance, comme à l'heure d'un réveil indésirable. On se prépare au campement d'une vie entière.
Une procession de voitures, alignées derrière un camion, se hâte en montant. Des hommes debout sur la remorque gardent la tête basse autour d'un cercueil couvert d'un tapis vert. C'est un enterrement, un double enterrement pour être précis.
L'autre camion, avec l'autre défunt, clôt le cortège. Il s'agit d'une vieille femme de plus de 90 ans et de son voisin, tout aussi âgé. Ici, au cimetière, les tombes, de plus en plus fraîches, ressemblent à un peuple précautionneux qui, la nuit, avance en rampant vers la vie et la route en bas. Depuis la Covid-19, les morts sont plus nombreux à être ramenés ici.
Des jeunes, sur place, viennent de finir de creuser les deux nouvelles fosses. Ils échangent de dernières recommandations dans la hâte, préparent les jerricanes d'eau et les dalles en béton commandées la veille, dès l'annonce des deux décès. L'endroit est muet, si ce ne sont les quelques cris des hommes pressés, des bruits de pelles, de pioches.
À l'arrivée du cortège, des chauffeurs plus rusés, dépassent le camion à l'entrée du cimetière et viennent se garer selon des positions qui permettent plus tard de s'échapper plus vite que les autres. Le stationnement est un art du faux désordre. On se bouscule, on s'interpelle, on s'embrasse en chuchotant, puis on se tourne vers la fosse. Il faut faire vite. Il y a toujours une insupportable hâte chez les Algériens pour enterrer leurs morts, de l'empressement à en finir et à revenir aux condoléances.
Le mort est souvent arraché aux siens comme une mauvaise dent, malgré les cris. Peut-être que la caravane n'aime pas les poids morts. Ou peut-être est-ce la peur ancestrale de la putréfaction, à cause de la chaleur, qui nous obsède ' Dans notre sang, un désert pourtant vieux reste encore jeune et dicte nos rites.
On prie rapidement. Le ciel ne dit rien et, derrière le groupe, le cimetière est attentif au bruit de nos pas. Des herbes folles se disputent les lieux avec les marbres des défunts. Quelques tombes montrent des signes de saccage car les "salafistes" sont passés par là, eux qui n'aiment pas qu'une tombe soit ornée.
Quelque chose surprend : on enterre l'homme au bout de quelques phrases puis, après l'ensevelissement, c'est au tour de la femme. Déjà au village, une dispute avait éclaté pour trancher un différend avant la prière aux morts : sa dépouille pouvait-elle entrer dans la mosquée ou pas ' La question ne se posa pas pour l'autre mort, car c'était un homme.
"C'est une femme quand même !" lança un fidèle, cherchant du regard les soutiens nécessaires à son indignation très religieuse. Dans la place, personne ne dit mot car on ne savait que faire et personne ne se souvenait de ce qu'avait dit le prophôte ou pas sur ce cas. Une négociation s'engagea sous les yeux éteints des proches de la défunte qui n'osaient rien exiger. À la fin, l'imam décida que "oui". Et on pria.
Mais au cimetière, au seuil de sa dernière demeure, la vieille femme devait être couverte à l'instant de la mise en terre. "C'est un devoir", explique-t-on. On étend un drap blanc au-dessus de la fosse et un homme descend pieds nus, s'y cache dessous et procède à l'installation du corps.
C'est un Mahr'am, un parent, et seul lui peut descendre et disposer la morte pour son éternité. Personne ne doit voir son cadavre de femme car c'est une femme. Et au moment même de la dépossession absolue, on confirme qu'elle ne possède pas son corps. Il avait appartenu à tous, depuis sa naissance. Et il est encore voilé à cet instant ultime.
On amasse des pierres lourdes sur la sépulture, on arrose la terre avec de l'eau. Un ruisseau se forme et descend la colline. Des rires fusent, discrets. Des retrouvailles entre proches qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Le fils de la défunte est assis sur le sol, abattu, mais étrangement calme. Des voitures redémarrent, déjà.
Au loin, le village est une muraille indifférente où pullulent des fenêtres. L'édifice le plus proche est un hôpital. Il est encore neuf, portail fermé. Un agent de sécurité regarde par-delà les grilles. On avait inauguré cet hôpital il y a deux ans mais, depuis, rien n'y entre ni n'en sort. Il n'est jamais entré en service. Il y manquait le personnel, c'est-à-dire les postes budgétaires, le matériel, les fonds. Il en existe deux autres comme ça à cinquante kilomètres à la ronde.
Une idée indésirable traverse l'esprit. "C'en est ainsi pour la démocratie." Quel lien avec l'enterrement ' Il faut sortir du cimetière et reprendre ses habitudes. Je m'y attarde cependant.
On le sait, Pour les élites, la démocratie est une passion chez nous. C'est un rêve plus âgé que le pays lui-même. Parfois, c'est une étoile qui brille quand on ferme les yeux sur les réalités. Et ici, dans ce village, elle se révéla à l'auteur comme identique au rêve qui a conçu, dans la ferveur et la servilité aux statistiques, cet hôpital vide : on la veut pour notre pays, mais on oublie qu'il lui faut du "personnel", une classe sociale qui la soutient, des entrepreneurs qui saisissent qu'elle est plus enrichissante que la rente, des intellectuels qui ne confondent pas les réalités avec les slogans. Qui, aujourd'hui en Algérie, possède réellement le personnel pour son "usine" politique ' Pas les démocrates : quand ils sont brillants, ils s'exilent ou exilent leurs enfants.
Quand ils sont en échec, ils s'aigrissent et s'isolent, et s'entredévorent dans le cannibalisme des procès par les pairs. Ceux qui ont les moyens "humains" de leur politique sont les castes du régime avec le fichier des demandeurs de logement et les employés de la rente, ou bien les islamistes.
Pas même les islamistes "organiques" structurés ou capables de faire de la politique. Non, juste les générations Bengrina Boy's, fervents de sa cosmogonie du tapis volant, recrutés selon les ablutions universitaires. C'est ce courant qui, aujourd'hui, a sous la main l'école, la justice, l'administration, les syndicats et les associations.
C'est ce courant qui a réussi à former son personnel et possède déjà son propre budget, son matériel médiatique et ses soutiens. La vérité cruelle est que le rêve de démocratie algérien ressemble à cet hôpital ou au projet d'une usine de fabrication de cartes-mères pour ordinateurs, prévu par un homme d'affaires fou dans un village montagneux. C'est cruel de le conclure, mais c'est notre réalité.
On pourra marcher, hurler, crier, s'indigner, le rêve démocratique manque de ressources humaines désormais. Il est beau, mais bot. Les islamistes, eux, l'ont bien compris et, aujourd'hui, là où d'autres s'époumonent à faire briller leurs slogans, eux "travaillent" l'école, les institutions et se préparent lentement à "guérir" l'Algérie de ses dernières libertés.
Leur histoire sanglante les a menés à mieux comprendre comment on peut s'offrir un pays et comment le garder. Eux ne s'exilent pas, ou si peu. Il suffit de se souvenir : dix ans, vingt ans, trente ans à se battre pour l'ouverture du champ médiatique. À la fin, il profita aux sorciers de la Rokia et autres astrologues des séismes et inventeurs de potions miracles contre le diabète et la Covid.
Pour construire une démocratie, il faut s'y préparer par les écoles (entre autres) et sur des générations. Et il faut soutenir une économie libre, l'entrepreneuriat privé, l'enrichissement : le contraire de la démocratie, ce n'est pas la dictature, mais la subvention. Et on ne peut pas devenir citoyen tant qu'on est client.
Le cimetière se vide et le ciel l'investit puissamment. Comme un aigle, il l'arrache au sol quand les hommes refluent. La vieille femme a vécu voilée et est morte voilée. Assise au fond d'elle-même, côté fenêtre, à fixer le monde qui défile, muette, elle aura possédé son corps autant qu'on possède un transport public pour un trajet quelconque.
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Posté Le : 01/03/2021
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Liberté
Source : www.liberte-algerie.com