Algérie - Revue de Presse

Avancées scientifiques entre usages pacifiques, militarisation et éthique: Exemple du génie nucléaire



Publié le 28.11.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Mustapha Benmouna*
L'impact du génie humain sur l'évolution sociétale est inscrit dans notre mémoire collective à travers de nombreux exemples dans tous les domaines, couvrant des âges depuis celui de la pierre aux temps modernes. Dans cet article, l'exemple du génie nucléaire est mis en exergue sachant que l'avènement de la bombe atomique a marqué un tournant dans l'histoire récente de l'humanité.

Ainsi, la première moitié du 20ème siècle est caractérisée par la découverte de la fission d'atomes lourds comme l'uranium et le plutonium à la fin des années 30, puis la fabrication de la bombe atomique et son utilisation au début des années 40. C'est aussi une période de perturbations socioéconomiques, de crises politiques conduisant à deux guerres mondiales. La 2ème moitié du 20ème siècle a connu une course effrénée aux armements nucléaires et une ambiance de guerre froide.

Ces événements ont beaucoup pesé sur l'état actuel du monde en ce début du 21ème siècle. Le génie humain est perpétuellement placé devant un dilemme relevant de l'éthique dans la recherche scientifique et sa finalité. La conscience du chercheur est interpellée sur le détournement des avancées scientifiques à des fins militaires, la place de l'éthique entre la paix et la guerre.

La promotion de l'éthique dans les relations internationales est fondamentale pour la paix dans le monde. Elle contribue à endiguer les risques de dégénérescence, dangereux et pouvant amener à envisager le recours à cette arme dévastatrice à grande échelle. Une question importante est de savoir si le scientifique est tenu par d'autres limites que celles du développement de la connaissance. A-t-il une responsabilité dans la militarisation des avancées scientifiques servant à la quête d'un pouvoir plus grand et une domination par la force ? Cette problématique est abordée succinctement pour inciter à la réflexion sur ce thème important, avec la conviction profonde qu'une écrasante majorité de scientifiques et de peuples dans le monde partagent les mêmes idéaux de paix et de bannissement des armes de destruction massive, en particulier l'arme nucléaire.

L'être humain a toujours montré un sens aigu d'observation, dans un instinct de survie et d'amélioration du confort dans sa vie quotidienne, s'ingéniant dans la conception d'objets de fonctionnalités différentes, de plus en plus sophistiqués. En particulier, il s'est vite initié à la fabrication d'armes à partir de matériaux présents dans la nature comme la pierre, le bois et les divers métaux, ce qui lui a permis de prendre conscience de la quête du pouvoir par la force et le contrôle de richesses dans un espace donné. L'histoire de l'humanité est jonchée d'exemples dans ce sens, celui du développement de l'arme atomique est particulièrement édifiant, il est à méditer par les générations présente et future. La première moitié du 20ème siècle a vu des avancées majeures dans le domaine scientifique, notamment par la compréhension de la structure atomique, la découverte de la radioactivité, de la fission nucléaire et de nouveaux éléments radioactifs. L'Europe, en général, et l'Allemagne, en particulier, ont abrité beaucoup de physiciens et chimistes de grande envergure tel Einstein (prix Nobel de physique en 1921), Heisenberg (Prix Nobel de physique en 1932) et Otto Hahn (prix Nobel de chimie en 1944).

Celui-ci a découvert la fission nucléaire en 1938 en collaboration avec un autre chimiste allemand, Friedrich W. Straussman. En France, Fréderic Joliot-Curie et son épouse Irène ont partagé le prix Nobel de chimie en 1935 pour leurs travaux de synthèse de nouveaux éléments radioactifs. Parallèlement, pendant cette 1ère moitié du 20ème siècle, le monde a connu une crise majeure multidimensionnelle, financière, économique et sécuritaire. Cette crise a commencé avec le krach boursier américain en octobre 1929 conduisant à une chute brutale des valeurs boursières, à l'effondrement du système bancaire et la faillite de plusieurs banques. Une hausse rapide du taux de chômage a provoqué la famine au sein de nombreuses populations, un peu partout dans le monde, notamment en Amérique et en Europe. La crise en Amérique s'est vite étendue à l'Europe ayant des répercussions importantes sur les plans politique et sécuritaire. En Allemagne, elle a ouvert la voie au parti nazi pour prendre le pouvoir en 1933. Elle a également mené au fascisme en Italie et à la guerre civile en Espagne en 1936. L'armée nazie s'est intéressée à l'arme atomique en lançant le projet uranium en 1939, sous la direction du physicien Kurt Diebner, acquis à leur cause. Werner Heisenberg (l'un des fondateurs de la mécanique quantique) a aussi tenu un rôle majeur dans ce projet. Cependant, à la fin de l'année 1941, la partie militaire du projet a été abandonnée par manque de fonds, mais la partie civile a été maintenue sous la direction d'Heisenberg, d'ailleurs sans succès.

De nombreux scientifiques allemands de haut niveau comme Einstein ont quitté l'Allemagne ou se sont faits discrets à l'exemple d'Otto Hahn. Etonnamment, celui-ci n'a pas été sollicité par les nazis pour prendre part dans leur programme nucléaire contrairement à Heisenberg, peut-être parce que ce dernier a été plus acquis à leur idéologie. Einstein a dit d'Otto Hahn qu'il est l'un des rares scientifiques allemands restés en Allemagne à se tenir droit pendant les années du mal. Après la 2ème guerre, Otto Hahn a effectivement agi contre la militarisation de l'énergie atomique et contre les essais nucléaires. Quant à Heisenberg, il a beaucoup bénéficié de sa notoriété scientifique, ayant été emprisonné puis vite relâché par les alliés.

En août 1939, le physicien hongrois Szilard a adressé une lettre cosignée par Einstein au président américain Franklin Roosevelt pour attirer son attention sur l'intérêt que les allemands portaient à l'arme atomique, en mettant en exergue le fait qu'il s'agit d'une nouvelle arme dotée d'un grand pouvoir destructif. Cette alerte a mené le président américain à mettre en place un comité consultatif pour l'uranium et son enrichissement, sans accompagner cette décision par une action concrète et vigoureuse. L'Amérique a eu au départ de la 2ème Guerre mondiale une attitude plutôt neutre, et ce n'est qu'au lendemain de l'attaque de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941 que l'Amérique s'est rangée résolument aux côtés des alliés dans la guerre contre l'Allemagne nazie et en général contre l'axe Allemagne-Japon-Italie. En 1943, c'est-à-dire plus de 3 ans après la création du comité consultatif sur l'uranium, le projet Manhattan a été lancé en vue de la réalisation effective de la bombe atomique. Ce projet a nécessité un travail intense, effectué dans le plus grand secret même s'il a engagé bon nombre de chercheurs, ingénieurs et techniciens. Plusieurs laboratoires de recherche spécialisés dans le domaine nucléaire ont été créés dont celui de Los Alamos (Nouveau-Mexique) dirigé par Robert Oppenheimer.

Celui-ci a été désigné comme responsable du projet, aidé par une équipe comprenant 4 prix Nobel de physique (Niels Bohr 1922, Enrico Fermi 1938, Isaac Rabi 1944 et James Chadwick 1935). Le 16 juillet 1945, le 1er test d'une bombe atomique a eu lieu dans les plaines arides du Nouveau-Mexique à environ 400 km au sud de Los Alamos. A peine 3 semaines après ce test, le 6 août 1945, le président Harry Truman (qui venait de succéder à Roosevelt, décédé le 12 avril 1945) a ordonné l'utilisation de l'arme atomique contre le Japon, une 1ère fois à Hiroshima et une 2ème fois, seulement 3 jours après, à Nagasaki. Il est difficile de donner les chiffres exacts des victimes des 2 explosions, on parle d'estimations à hauteur de 140 mille morts pour Hiroshima et 70 mille pour Nagasaki.

Einstein a bien compris le côté technique de la bombe atomique et le processus de fission nucléaire. Sa fameuse formule E=mc2 donne la quantité de masse m qui se transforme en énergie lors de cette fission. Elle montre que le rapport E/m est le carré de la vitesse de la lumière c, c'est-à-dire une énorme quantité d'énergie pour une infime quantité de masse. On peut dire que c'est le père de la bombe atomique mais il s'en défend en prenant une posture pacifiste. Il s'est opposé à l'utilisation du génie nucléaire à des fins militaires. La photo publiée en première page par un grand journal américain montrant le champignon de la bombe atomique larguée sur le Japon en août 1945 avec à côté son portrait, l'a rendu malade et il a refusé qu'on lui colle le cachet de père de la bombe atomique. D'ailleurs, il n'a pas été associé au comité consultatif dirigé par Oppenheimer. On rapporte aussi que celui-ci, lors du premier essai de la bombe atomique, a eu cette exclamation : ‘Je suis la mort' qu'il a accompagnée d'une grosse insulte à l'encontre de tout le comité pour avoir développé un engin de la mort à grande échelle. Cet exemple montre combien la conscience du scientifique est ébranlée lorsqu'il réalise son extension à des fins militaires. Les quatre prix Nobel de physique engagés dans le groupe consultatif étaient bien conscients de leur mission dans le projet de bombe atomique et probablement aussi de sa destination contre le Japon. Cela démontre toute l'ambigüité pour un scientifique de définir les limites de sa réflexion ou établir une ligne rouge où cette réflexion doit s'arrêter. C'est là où la problématique de l'éthique entre en jeu. Cette problématique a émergé depuis que l'être humain a réalisé la jonction entre le civil et le militaire, la paix et la guerre dans l'exercice de son génie.

Le Japon a capitulé et accepté les conditions des Américains, en particulier le renoncement à la fabrication de l'arme atomique. Cependant, les autres puissances notamment l'Union Soviétique (la Russie plus d'autres Etats devenus indépendants après le démantèlement du mur de Berlin et de l'Union Soviétique en 1991), le Royaume-Uni, la France et la Chine se sont vite lancés dans des programmes intensifs pour la mise au point de cette nouvelle arme usant de toutes leurs ressources humaines (scientifiques, ingénieurs spécialisés dans le génie nucléaire, etc.). Cette situation a marqué la 2ème moitié du 20ème siècle à travers ce que l'on a appelé la guerre froide, opposant principalement le bloc soviétique (ensuite la Russie après le démantèlement de ce bloc) aux USA (et certains pays occidentaux). Tous les Etats officiellement détendeurs de l'arme nucléaire clament fort que le but est la dissuasion et qu'ils n'envisagent pas son utilisation, sauf en cas de menace pour leur propre existence.

La situation actuelle est toute autre et beaucoup de pays détiennent des stocks énormes d'engins nucléaires d'une sophistication accrue selon leurs moyens et progrès technologiques dans ce domaine. Il y a comme un équilibre des forces dans la dissuasion, mais l'histoire montre que les aléas politiques existent et peuvent engendrer des situations de rupture d'équilibre, dangereuses pour la paix dans le monde. Ceci pour dire que l'argument de dissuasion est fallacieux, et que l'autre part de l'humanité, certainement majoritaire en nombre de populations, et qui n'est pas engagée dans cette course pour l'armement nucléaire, doit réagir et faire entendre sa voix. La communauté internationale éprise de paix doit exprimer sa solidarité, particulièrement les scientifiques qui apprécient mieux l'impact de la science dans le dilemme entre son utilisation pacifique et sa militarisation. L'organisation des Nations unies a pris conscience du danger en créant l'Agence internationale de l'énergie atomique et en faisant signer le traité de non-prolifération des armes nucléaires par la majorité écrasante des pays membres. Beaucoup d'entre eux suggèrent, à juste titre, le bannissement total de cette arme et la destruction des stocks nucléaires. Il faut reconnaître que le danger est réel et les perturbations dans les relations internationales, un peu partout dans le monde (Ukraine, Moyen-Orient, etc.), engendrent des tensions qui n'augurent rien de bon. Parfois, on entend des voix faisant allusion au recours éventuel à l'arme nucléaire pour résoudre certains conflits militaires qui perdurent. Dans ce contexte, que peut-on dire des essais nucléaires français en Algérie ? La France coloniale a entamé son programme militaire nucléaire en effectuant 17 essais de bombes atomiques dans le Sahara algérien entre 1960 et 1966.

Les 4 premiers essais dans l'atmosphère à Reggane et les 13 autres souterrains, dans le Hoggar. Lors des négociations avec le Gouvernement provisoire algérien en exil à Tunis pour l'octroi de l'indépendance, la France a d'abord voulu séparer le Sahara du reste de l'Algérie mais le leadership algérien s'y est farouchement opposé et a mené les négociations au nom du peuple algérien sur la totalité du territoire.

La France a cédé sur ce point mais a poursuivi son programme de tests nucléaires, même en signant les accords d'Evian menant à l'indépendance, le 5 juillet 1962. Il reste à savoir comment cette question a été abordée dans les négociations, les termes des accords d'Evian sur ce sujet, et pourquoi la France refuse jusqu'à présent d'assumer pleinement ses responsabilités, notamment en termes d'indemnisation des populations affectées et de la décontamination complète des zones où la radioactivité reste élevée. Il s'agit là d'un sujet récurrent qui refait surface à chaque difficulté dans les relations entre l'Algérie et la France. En effectuant des essais dans l'atmosphère, les scientifiques et militaires français étaient parfaitement conscients des risques pour les populations de la région et pour les nomades.

En conclusion, l'Algérie est signataire du traité de non-prolifération des armes nucléaires et réclame farouchement leur bannissement total. Elle n'a pas besoin d'un arsenal atomique pour assurer sa sécurité sachant qu'un programme militaire dans ce sens aurait un effet contraire en affectant la stabilité de la région. Il entraînerait une compétition inutile du point de vue de la sécurité. De plus, il consommerait des budgets importants qui seraient beaucoup plus utiles au développement socioéconomique du pays et bénéfiques pour le bien-être du peuple. Par contre, la formation et la recherche en génie nucléaire devraient être érigées au rang de programmes stratégiques dans de nombreux domaines. Parmi ceux-là, on peut citer la transition énergétique à travers l'option électronucléaire, la radiochimie et la fabrication de radio isotopes pour la médecine nucléaire (diagnostic et thérapie des tumeurs) et bien d'autres domaines industriels. Un institut de formation et de recherche de haut niveau pourrait être érigé à Sidi Abdallah aux côtés de ceux existant déjà, voués aux mathématiques, intelligence artificielle et aérospatial. Ce pôle scientifique offre toutes les facilités pour la réussite d'un projet de ce type avec notamment la proximité du Commissariat à l'énergie atomique et de la centrale nucléaire de Draria. Il y a un besoin urgent de formation en génie nucléaire avec toutes ses composantes (neutronique, thermo hydraulique, thermodynamique, cinétique et contrôle des réacteurs, détection des radiations, sécurité, radiochimie, etc.) et qui représente actuellement le parent pauvre de l'université algérienne.

*Exemple du génie nucléaire

Professeur de physique (retraité)




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